L’attracteur Corps

Historique

Mes premières angoisses de mort remontent à loin. En maternel, on notera le rêve récurrent de la sorcière remontant avec ses loups me chercher dans la chambre, la nuit. Plus tard, on notera également les figurines représentant mes parents et ma sœur avec la prière chaque soir pour qu’ils ne leur arrivent rien. Je me souviens également d’avoir fixé vers 8 ans, l’année 1995 comme étant l’année où si je vivais encore, je pouvais m’estimer heureux. Plus tard, vers 18 ans, j’ai le souvenir d’avoir « dérivé » pour la première fois un grain de beauté qui était apparu sur ma queue. A plusieurs reprises, je me suis inquiété sérieusement de boules noires apparaissant au fond de ma gorge après des semaines d’abus d’alcool et de tabac : ces boules s’avérant simplement être des caillots de sang que je perçais à l’aide d’une aiguille, immédiatement rassuré. Il en va de même la première fois que j’ai observé ces boules de cérumen blanche au niveau des amygdales. Une vive inquiétude passagère s’était emparée de moi.

Mais ce n’est que bien plus tard qu’est apparu cette terrible maladie qu’est l’hypocondrie. J’étais alors dans une salle de TP en train d’enseigner la biologie quand, un matin d’automne, j’ai repéré une gêne au fond de la gorge au niveau des amygdales avec une boule au niveau du cou. Pendant plusieurs années, angoisse de mort, peur, terreur et les fameux sentiments ressentis à l’approche de la mort (déni, acceptation, colère…) ne me quitteront plus, tournant en boucle les uns après les autres. Le tout dans le plus grand secret : une partie de moi ne voulant pas alarmer mes proches sur la gravité de mon état de santé, l’autre, plus inconsciente peut-être, ne voulant pas révéler cette faiblesse mentale honteuse qu’est l’hypocondrie. Je ferais par la suite des tonnes d’examens médicaux prescrits par un médecin ORL : examens sanguins, scanner/IRM (à plusieurs reprises) puis ponction dans les ganglions/adénomes à l’aide d’une aiguille, puis fibroscopie sur le billard... Au bout d’un moment, je finirais par admettre que mon problème relève de la psychiatrie (sans que l’ORL me dirige dans cette voie, cherchant au contraire gentiment à nier la nécessité de recourir à la psychiatrie). Me voici donc tous les mardis matin chez le docteur [Identité protégée], lui répétant invariablement la même chose : un mardi, lui expliquant que les médecins sont en train de commettre une terrible erreur médicale en passant à côté de la gravité de mon état de santé, le mardi suivant, tentant de m’accrocher à la thèse inverse de l’hypocondrie. Le tout pendant des années, toujours le même discours, toujours la même boucle. La course à pied m’a énormément aidé à évacuer l’énorme pression mentale à laquelle j’étais soumis. De même que le boulot avec cette idée à laquelle je m’accrochais : quitte à crever bientôt, autant faire avancer la science/la médecine. Puis petit à petit, le temps passant, voyant qu’il n’y avait pas d’aggravation visible de mon état de santé, j’ai admis de plus en plus la réalité de mon hypocondrie. Mais connaître et admettre cette réalité ne suffit pas à guérir du trouble et plusieurs fois, je me suis « diagnostiqué » un cancer du côlon pour des douleurs au ventre avec à chaque fois, passage chez le généraliste puis le spécialiste etc…

Le terme hypocondrie est trop faible pour décrire la gravité des troubles psychiques dont j’ai été et dont je suis encore victime régulièrement. Un terme peut-être meilleur est celui de psychose hypocondriaque. Le terme « psychose » reflétant mieux les souffrances psychiques terribles endurées sur de longues périodes, générant un malheur et un désespoir profond. Le tout sans que personne autour de moi ne se doute de quoi que ce soit, ne puisse imaginer le niveau de souffrance, de malheur dans lequel je suis jeté, ayant malheureusement une faculté de dissimulation trop forte pour ce genre de chose. Ou plus exactement, une pudeur ou un orgueil trop développé.

Mais les troubles ont donc diminué vers la fin de thèse et j’ai pu vivre encore quelques années de bonheur avec [Identité protégée], les soucis de fin de thèse (publications, devenir professionnel…) n’étant que des broutilles en comparaison de la violence de la psychose.

Peut-être ne peut-on pas vraiment parler de guérison d’une telle psychose mais plutôt de rémission : on la maintient à un niveau le plus bas possible mais elle reste toujours en sourdine, prêt à réapparaître à un moment ou à un autre. C’est ce que j’ai pu observer à la sortie de l’hôpital psychiatrique : le retour de la psychose hypocondriaque (inquiétude sur la prostate cette fois) qui a heureusement disparu assez rapidement, en quelques semaines.

Ces dernières années de stress très intense, la psychose tend à revenir très régulièrement, trop régulièrement, signe probable d’un psychisme affaibli, réceptif. Déjà en 2016, lors d’une fistule anale très douloureuse, je pensais essentiellement « cancer ». Le moindre grain de beauté apparaissant, je pense mélanome.

En 2018, à deux reprises, j’ai été victime à nouveau de cette psychose. Déjà en mars/avril/mail (approximativement), j’ai douté de ma prostate, de ma vessie, de mes testicules, suspectant une tumeur au regard de douleurs récurrentes dans l’entre-jambe, de soucis pour uriner « droit » et de la fréquence de mes aller-retours aux toilettes. J’ai dû me faire un auto-touché rectal pour me rassurer ainsi que la panoplie d’examens (RDV chez le généraliste, échographie…). Après l’échographie, (pourtant ratée étant donné mon incapacité à retenir l’urine), j’ai fini ou plutôt mon cerveau a fini par passer à autre chose, mettant un terme aux fortes inquiétudes/souffrances psychiques.

Plus tard, à l’automne 2018, l’hyperacousie, les acouphènes, un claquement régulier au niveau du tympan, ainsi qu’une fatigue très forte et de violents maux de tête m’ont fait suspecter une tumeur au niveau des oreilles. Généraliste puis spécialiste puis IRM ont confirmé l’absence de neurinome. Notons que -- fait rare car internet en général n’aide pas --, une phrase trouvée sur internet et décrivant précisément mes symptômes (dérèglement d’un muscle tenseur du tympan pour des causes multifactorielles sans gravité) m’a largement rassuré et a stoppé l’hypocondrie instantanément.

En ce début d’année 2019, le niveau de la psychose est relativement bas mais bien présent néanmoins, en sourdine, avec quelques doutes sur de nouveaux grains de beauté et ces douleurs au dos et au ventre menant, après « dérive », à l’idée de tumeur de l’estomac… Voilà pour l’historique.

Analyse et traitement

L’hypocondrie est une maladie qui touche à l’imaginaire. Une imagination débordante extrapole, surinterprète, établie des prédictions sur le futur à partir de quelques signes ou symptômes peu significatifs. Mon cerveau trace des lignes futures imaginaires qui sont les lignes décrivant la maladie grave, la souffrance de soi-même, de ses proches inquiets puis débouchant sur la mort. La connaissance rationnelle du fonctionnement de l’hypocondrie ne suffit pas à la guérir. Quand elle se met en place, il est très difficile de la combattre, de la contredire ou de la faire taire car elle demande, elle impose d’être écoutée : c’est l’épisode hypocondriaque. Le pattern de base des pensées est « les autres fois, oui c’était de l’hypocondrie mais cette fois, c’est sûr, c’est la maladie, la vraie » c’est pourquoi la raison n’offre que peu d’aide. Ainsi l’attracteur Corps est un des attracteurs les plus douloureux (après l’attracteur Métaphysique) d’une part et difficilement contrôlable d’autre part.

Voici une check-list de « trucs » qui aident un peu à souffrir moins, à reprendre le contrôle :

Un des problèmes de l’attracteur Corps c’est qu’il offre de l’espace à la mise en place des autres attracteurs. Et les souffrances atteignent leur plus haut niveau quand je suis strické par plusieurs attracteurs en même temps : par exemple, l’attracteur Métaphysique, l’attracteur Ressentiment et l’attracteur Corps. La charge menée conjointement par ces attracteurs est susceptible d’effriter mon psychisme, de l’anéantir et de me plonger dans la terreur (souffrance terrible) ou -- moins douloureux mais plus long -- dans un ennui / dépression / mélancolie / désespoir qui supprime tout désir, toute envie ou toute faculté d’agir et qui peut me mener au suicide si je n’y prends pas garde (les moments de terreur sont plus dangereux encore). C’est donc dans sa possible association aux autres attracteurs que l’attracteur Corps se révèle particulièrement dangereux. Ce sont dans ces zones que je suis susceptible de «sortir de Sophia», de ne plus trouver le chemin de retour et donc de souffrir terriblement. L’expérience me l’a déjà montré plusieurs fois, malheureusement.

Il y a, paradoxalement et comme souvent, une dimension positive dans l’attracteur Corps. Le problème de l’hypocondriaque c’est qu’il a plusieurs «moi» en lui dont un moi (le moi qui croit fermement qu’il est malade) est devenu trop fort. Les autres « moi » sont donc contraints de livrer la guerre, d’accepter de perdre des batailles, de gérer la résistance, en clair, d’accepter et d’apprendre à subir les périodes de malheur en attendant le jour où le moi malade perdra sa légitimité à décrire « les signes » comme l’assurance d’une maladie grave.

Mais alors où est le positif ? Le positif c’est que lorsque survient l’oppression politique et/ou métaphysique, le psychisme de l’hypocondriaque a déjà l’expérience d’une guerre. Et d’une guerre terrible puisqu’il s’agit de lutter contre soi-même. De lutter contre un « moi » trop fort. Et bien sûr l’oppression et l’hypocondrie ont en commun de livrer bataille -- au moins partiellement -- sur le terrain de l’imaginaire : la volonté de s’accaparer et de contrôler le vrai, de décider ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas, de ce qu’il faut penser ou ne pas penser. Ainsi dans toutes les formes d’oppressions politiques ou métaphysiques (impliquant autrui ou quelque chose d’autre), on retrouve cette composante de guerre interne se livrant dans l’imaginaire. Et avoir déjà eu à résister à un « moi malade trop fort» aide, me semble-t-il, à mieux résister à l’oppression.

Il y a deux autres pensées récurrentes qui reviennent souvent quand je suis happé par l’attracteur Corps. Pensées qu’il faut retranscrire pour être juste à l’égard de ce moi en souffrance qui demande à être écouté :

A chaque fois que j’ai été victime d’une violente crise hypocondriaque, j’ai toujours considéré que le bonheur était justement le fait de ne pas être en crise. Tout comme on ne conçoit la chance et le bonheur que représente le fait de ne pas souffrir physiquement que quand on se retrouve en pleine rage de dent. Sinon, la non-souffrance physique semble acquise et ne semble donc pas participer activement au bonheur. Cela va plus loin. Le psychisme happé dans l’attracteur Corps demande expressément au psychisme sorti de l’attracteur Corps (si cela arrive car rappelons que le psychisme happé se croit mourant) de voir et de prendre son bonheur sans tarder et de mépriser les broutilles de la vie qui nous agacent ou nous irritent y compris l’attracteur ressentiment/colère et donc certaines composantes voire toutes les composantes de l’oppression. Ce moi en souffrance a donc peu de considération pour une opération de secours jugée peu sage, insuffisamment orthogonale et susceptible de dissimuler des passions. Une fois sortie de l’attracteur Corps, il est difficile de conserver cet angle de vue, de le maintenir à un haut niveau de « crédit ». La vie reprend donc ses droits, avec des niveaux de malheurs plus faibles que ceux expérimentés dans l’attracteur Corps, et donc avec le retour de pensées toujours promptes à s’irriter de peu.

En guise de conclusion, je reprendrais les éléments principaux du texte. L’attracteur Corps est un attracteur redoutable qui m’a fait et me fera probablement souffrir toute ma vie. Sa dangerosité est maximum quand il se surajoute à d’autres attracteurs avec risque de destruction temporaire du psychisme menant entre-autre à l’apathie. Il n’existe pas de remède miracle pour le réduire ou le contrôler intégralement. Il faut parfois accepter qu’il se mette en place et toujours le regarder droit dans les yeux. L’aide d’autrui pour le faire disparaître a largement fait ses preuves. Le stoïcisme participe à limiter la souffrance. Cet attracteur contiendrait vaguement une composante positive dans sa faculté de renforcer l’âme et donc permettrait de mieux résister à l’oppression. Il demande à être écouté sur deux points : accorder peu d’importance aux broutilles y compris l’attracteur ressentiment (1) et il semble accorder peu de crédit à une opération de secours (2). Mon moi stable actuel accepte de donner du poids à (1) et accepte de considérer (2) suffisamment pour que tout agir qui s’en encarterait lui soit confronté/croisé de manière la plus honnête possible afin d’extraire ce qui peut être extrait, de réorienter ce qui peut être réorienté, le tout pour honorer l’impératif de prudence.

Il m’est plaisant d’écrire que, aujourd’hui, l’attracteur Corps est suffisamment loin de moi pour que je puisse profiter un petit peu de l’existence. Et je vais bien-sûr essayer comme à mon habitude de railler et de mépriser l’attracteur ressentiment en me rappelant à quel point il est bon de vivre sans souffrir physiquement ou d’hypocondrie (i.e « rage de dent » physique ou psychique).

Courage Viafx24.

Viafx24. DS.