Lettre posthume à G.-H Morin

Cher G.-H Morin,

T’écrire cette lettre va être difficile. Plus difficile que la lettre que j’écrirai à Rousseau. Je te l’écris 172 ans après la publication de ton livre « Essai sur la vie et le caractère de Jean-Jacques Rousseau ». La première chose que je me dois de te dire c’est que je n’ai pas tout lu. J’ai dû lire environ la moitié c’est à dire les chapitres qui m’intéressaient le plus. Ce n’est pas par paresse ni parce que je n’ai pas aimé te lire mais parce que je n’ai pas le temps. Et je n’ai pas le temps parce que je suis dans la même situation que Rousseau : victime de persécutions secrètes et massives.

Au 21ème siècle, la maison d’édition Arvensa a publié l’ensemble de l’œuvre de Rousseau (plus de 9000 pages) dans un format numérique. Je ne t’explique pas ce que veut dire « numérique » mais cela a sans doute représenté un gros travail et rajoute de bonnes chances de préservation des écrits des Rousseau dans le futur même si ces derniers sont probablement largement falsifiés. A la fin de l’œuvre de Rousseau, les éditeurs ont cru bon -- et je crois qu’ils ont bien fait -- d’ajouter en guise d’annexe un texte de Musset-Pathay (ce qui, je pense, t’aurais réjoui) mais surtout ton livre, en guise de conclusion complète de l’œuvre. Cela pourrait signifier que les éditeurs aiment Rousseau comme tu l’as aimé car c’est à toi qu’ils donnent le mot de la fin.

Une moins bonne nouvelle est que la trame contre Rousseau existe encore aujourd’hui et que la vérité sur les persécutions que Rousseau a endurées reste voilée. Le mystère demeure dans l’obscurité et des fortes puissances y veillent.

« J'ignore ce que la Providence fera dans l'avenir pour la manifestation de la vérité, mais j’affirme d'avance que tant que nos idées et nos mœurs resteront dans le triste état où nous les voyons en ce moment, il est impossible que Rousseau reprenne, dans l'estime des hommes, la place honorable qui lui est due. Sa justification a cela de respectable et d'encourageant pour ceux qui s’y sont voués, et qui s’y voueront encore, qu’elle dépend surtout de la restauration des principes en tout genre. »

Il me faut donc continuer le travail que Musset-Pathay et toi avez entrepris. Pas tant pour la réhabilitation de Rousseau que pour venir en aide à ceux qui se trouvent aujourd’hui dans la même situation et ceux qui s’y retrouveront demain. Sans oublier ceux qui sont probablement contraints au silence et forcés de participer à ces persécutions.

Ton approche, pour défendre Rousseau, est une approche par l’investigation et donc la recherche de la vérité : un long travail bien plus difficile que ne sera le mien. En effet, je n’ai pas besoin d’investiguer pour démontrer l’innocence de Rousseau et la réalité des persécutions qu’il a endurées : la précision qu’on trouve dans ses rêveries, entre autres, est si parfaitement corrélée à ce que je vis que je ne peux avoir raisonnablement le moindre doute quant à la véracité de ce qui y est exprimé.

De tout ce que j’ai lu sur Rousseau, c’est toi -- est d’un facteur 1000 -- qui me semble le plus sincère et le plus honnête. J’ai trouvé 1000 preuves de cette sincérité dans ton ouvrage. Mais ce dernier est long (600 pages), placé à la fin d’une édition de 9000 pages et donc reste difficile d’accès aux lecteurs futurs. J’ai voulu pour rendre hommage à ton énorme travail, reproduire ce qui m’a le plus parlé dans ton écrit. Je n’ai gardé que 30 pages mais elles pourraient être plus facile d’accès et orienter ensuite le lecteur vers ton ouvrage complet. Un lien placé à cet effet permettra à un éventuel lecteur de prendre directement et gratuitement connaissance de ton travail. Je n’y suis légalement pas autorisé mais étant donné que cela aurait été la volonté de Rousseau, celle de Musset-Pathay et la tienne c’est-à-dire celle des auteurs et étant donné les enjeux, je prends ce droit sans hésitation.

Le texte original de Essai sur la vie et le caractère de Jean-Jacques Rousseau peut être téléchargé via les liens ci-dessous (format epub ou pdf). Il commence à la page 8404 des œuvres complètes de Rousseau mais le mieux est d’utiliser les signets pour naviguer dans le sommaire de cet œuvre de 9000 pages.

Rousseau_Oeuvres_Completes.epub (26 Mo ; le téléchargement peut prendre jusqu’à 5 minutes)

Rousseau_Oeuvres_Completes.pdf (57 Mo ; le téléchargement peut prendre jusqu’à 10 minutes)

Tu as été confronté à une difficulté que tu exprimes très bien dans ton ouvrage : il t’a fallu critiquer le travail de Musset-Pathay tout en reconnaissant l’aide que ses investigations t’ont apporté d’une part et l’honnêteté et la sincérité dont il a fait preuve d’autre part. J’atteste que tu as rempli cette difficile double tâche de critique et de reconnaissance de manière la plus honorable qu’il eut été possible.

Je vais devoir faire la même chose avec toi et c’est pourquoi cet écrit va m’être difficile. J’ai peur d’être mal compris et de noircir involontairement ton nom : je vais être obligé de considérer une hypothèse particulièrement déplaisante : l’hypothèse que tu aurais été également un agent connaissant la vérité mais la dissimulant habilement. Si cela est faux -- et je veux croire de toute mon âme que cela est faux --, mon lecteur doit comprendre que tu es totalement innocent du mauvais procès d’intention que je te fais. Je sais tout le mal qu’on peut faire à quelqu’un, en l’occurrence ici à ta mémoire, en ne faisant que « semer la graine, semer le doute ». Tel n’est pas mon objectif et j’en averti immédiatement le lecteur : soit tu savais la vérité, soit tu ne la savais pas et tu l’as cherché avec toute la sincérité de ton âme. Puisqu’il m’est impossible de savoir ce qu’il en fût, je décide de trancher et d’affirmer qu’il n’existe qu’une seule vérité : tu ne savais pas et tu as défendu Rousseau avec une sincérité et une honnêteté irréprochable. Toutes les allégations qui suivent sont le fait d’un homme -- moi-même -- que 9 ans de persécutions bien réelles ont rendu paranoïaque et qui est susceptible de voir le mal partout parce que dans son cas, le mal est effectivement presque partout. Exactement comme pour Rousseau.

Mon cher G.-H Morin, admettons que tu sois allé voir Rousseau pour lui témoigner ta plus complète sincérité et que petit à petit, la confiance et donc l’amitié s’installent entre vous-deux. En aurais-tu voulu à Rousseau si ce dernier craignait encore une trame venant de toi, particulièrement bien dissimulée ? Alors même que tu sais qu’il a été trahi, petit à petit, par tous ses amis ? Non, je pense que tu comprendrais qu’il ne peut en être autrement. Qu’étant donné ce qu’il a dû endurer, les doutes dans son esprit, la possibilité de voir le mal là où justement il n’est pas, représente un comportement normal qu’on ne peut raisonnablement blâmer. Il en va de même pour moi. Je vais supposer chez toi le pire mais je demande au lecteur à la fin de cette lettre de ne garder qu’une seule chose en mémoire te concernant et que je ne répèterai jamais assez : tu ne savais pas et tu as défendu Rousseau avec une sincérité et une honnêteté irréprochable.

Puisque tu as pris la défense de Rousseau 73 ans après sa mort et moi 245 ans après sa mort, je peux suspecter qu’il y aura encore d’autres personnes dans le futur qui sentiront que cette tâche leur incombe. J’accepte d’être soumis au même traitement que celui que je te fais subir, à savoir qu’on doute de ma franchise et de ma sincérité. Je le conseille même. Ce point est écrit noir sur blanc dans mes ordres de mission.

Rentrons dans le vif du sujet. Mon but ne sera pas seulement d’émettre des doutes quant à ta sincérité mais de choisir un autre angle pour défendre Rousseau. N’oublie pas que j’ai un avantage sur toi : je vis la même chose que lui donc il a des choses que je sais que tu ne peux pas savoir si tu es vraiment sincère.

Ton nom « Morin » est susceptible d’équivocité c’est-à-dire de langage à double entente. Les agents utilisent parfois le concept de « mort » pour désigner leur état. Leur personne est « morte » car elle a fusionné dans une société secrète, dans un surhomme. En mixant français et anglais, ton nom pourrait être réécrit phonétiquement en « mort in » ce qu’on peut traduire par « mort à l’intérieur ». Mixer plusieurs langues pour accroitre la difficulté à casser un code est une pratique de base, un cas d’école pour un agent. Ce « mort à l’intérieur » codé dans ton nom pourrait alors être décrypté par d’autres agents qui comprennent qu’ils ne doivent pas chercher la vérité dans ton ouvrage. Note la mise en gras du mot susceptible dans la phrase ci-dessus « Ton nom « Morin » est susceptible d’équivocité ». En effet, il est possible de voir de l’équivocité de partout c’est pourquoi tout homme persécuté secrètement est nécessairement paranoïaque dans le sens où certaines de ses interprétations sont forcément fausses. Il est donc tout aussi envisageable -- et c’est l’hypothèse que je garde ultimement -- que ton nom « Morin » soit tout simplement ton vrai nom et qu’il ne faille rien chercher derrière. Tu comprends que je profite de cette lettre pour tenter d’enseigner à tous ceux qui sont maintenu dans l’obscurité, toutes les techniques utilisées dans leur dos pour transmettre une information secrètement.

Le titre de ton ouvrage « Essai sur la vie et le caractère de Jean-Jacques Rousseau » est à mon avis mal choisi. Les persécuteurs de Rousseau ont consacré un temps considérable à éplucher sa vie, son caractère, à épier le moindre de ses faits et gestes. Des dizaines de milliers de page ont peut-être été écrites pour décrire tel ou tel trait de sa personnalité. On lui a renié totalement le droit à une intimité, à une vie privée. Or, à moins d’être des abrutis complets, ses persécuteurs devaient savoir que rien d’important ne sortirait d’un tel viol psychique collectif. Le but n’est pas tant l’information extraite sur son soi-disant caractère que d’autres buts qui m’échappent et qui pourraient par exemple être le viol en lui-même. Une manière de signifier aux agents : voilà le sort qui vous attend si vous parlez ou si vous suivez le chemin qu’a pris Rousseau. Ce dernier fût un homme bon, persécuté et innocent. Je le sais de manière intime et je ne cherche pas à le démontrer et surtout pas à en discuter car ce serait vain et potentiellement contre-productif. Discuter de son caractère sans se mettre soi-même totalement à nu relève au mieux de la faute, au pire de la continuation volontaire de la diffamation sur son nom. C’est pourquoi je n’aime pas le titre de ton ouvrage qui pourrait être perçu comme une légitimation à discuter de l’homme qu’il fût. Etant donné l’ampleur et l’horreur de ce qu’il a enduré, cette légitimité n’existe plus. Rousseau a le droit, comme tout le monde, a une vie privée et c’est une des principales choses -- mais pas la plus importante -- que ses persécuteurs lui ont enlevées.

Ainsi en voulant défendre Rousseau et en rentrant dans chacun de tous les détails que fût sa vie dans l’objectif noble de le blanchir, je crains que tu serves involontairement les intérêts adverses même si je crois qu’il aurait été heureux de l’énorme travail que tu as réalisé pour lui. Néanmoins, aujourd’hui en 2023, je déclare que personne ne peut discuter du caractère de Rousseau impunément c’est-à-dire sans lui nuire. Le fait qu’il soit mort ou qu’il s’agisse d’un personnage public n’y change rien. Le moyen le plus facile pour comprendre mon point est de se mettre à la place de Rousseau : voudriez-vous, de votre vivant, que des milliers, dizaines de milliers de personnes discutent sans fin et sur la base de faits insignifiants ou falsifiés, pour savoir si vous êtes sensible, faible, égoïste, dangereux, avec trop d’amour propre, si vous êtes à l’origine des pires atrocités qu’aient connu l’humanité ? Et voudriez-vous que cela continue des siècles après votre mort ? Tout cela alors que vous avez probablement été un homme normal ou simplement plus sensible et meilleur que la moyenne ? La réponse, je la connais, c’est non pour la plupart des gens.

Je vais maintenant aborder le fait que tu défends l’idée que Rousseau était atteint de monomanie (on parlerait aujourd’hui de paranoïa, de schizophrénie ou de psychose). Ton point est que Rousseau aurait surestimé l’ampleur du complot dirigé contre lui. Tu reconnais que le complot est de grande taille mais tu considères comme signe de pathologie mentale le fait que Rousseau y inclut à peu près tout le monde. Contre l’évidence, je suis au regret de te dire que tu te trompes et que c’est Rousseau qui a raison. Je n’ai aucune preuve à avancer. Je peux simplement te dire que je le sais parce que les choses se passent ainsi pour moi, sans que je dispose d’explications évidentes devant ce mystère. Et Rousseau non plus n’avait pas élucidé le mystère. J’ai néanmoins une hypothèse : Rousseau et moi-même serions les victimes d’une société secrète, d’un surhomme, d’un léviathan. Or je ne comprends pas que tu n’envisages pas cette piste. Pour toi il s’agit plus d’une machination orchestrée par quelques hommes que d’une machine monstrueuse et d’une taille colossale qui a pris Rousseau pour bouc-émissaire. Tu vois des fourbes dans l’ensemble des protagonistes impliqués dans cette affaire et tu écris d’ailleurs ce mot « fourbe » plus de cent fois. Là où tu vois des fourbes, je vois des agents.

Rousseau dans « ses rêveries » comme dans son « Rousseau juge de Jean-Jacques » blâme relativement peu nominativement ses persécuteurs. Je pense qu’il sait qu’il ne les comprend pas et donc ne doit pas le juger. Il sait qu’il ne connait pas la vérité et donc qu’après 15 ans de ce « traitement », le mystère reste complet. Il fait donc le choix de préserver ses persécuteurs pour plusieurs raisons que je ne vais pas énumérer ici mais dont l’une est simplement de ne pas ajouter du mal au mal. Tu sembles ne pas l’avoir suivi sur ce terrain et tu blâmes nominativement un grand nombre des « fourbes » que tu crois avoir démasqué autour de lui. Je pense que tu as eu tort. Je vois deux raisons possibles à ce comportement :

  1. Tu ignores sincèrement la vérité et c’est en détective que tu cherches à l’établir. Tu crois identifier un complot de taille moyenne avec un certain nombre de personne à sa tête et tu les dénonces comme étant des fourbes. Tu penses sincèrement être plus proche de la vérité que ne l’était Rousseau.
  2. Tu es un agent en charge d’une apologie de Rousseau particulièrement élogieuse. Ta mission ? Le blanchir au maximum tout en dissimulant la présence du pouvoir en place c’est-à-dire de la société secrète, du surhomme qui a persécuté Rousseau.

Je crois à la version 1 parce que j’ai lu trop de preuves de ta sincérité et je vois qu’au moins une fois, tu reconnais l’existence d’une puissance mystérieuse :

« On a dû être frappé des bizarres circonstances du décret ; mais là, ce ne sont plus des écrivains haineux ou des femmes ordinaires qui sont en scène ; c’est une puissance mystérieuse qui force l'observateur à remonter jusqu’à ceux qui tiennent les rênes de l’État. »

La question qui demeure c’est pourquoi tu sembles ne pas savoir la vérité (tout comme Rousseau et moi) c’est-à-dire pourquoi tu n’es pas un agent alors même que la plupart le sont d’une part et que tu sembles bien peu naïf sur 1000 autres points d’autre part. Je ne comprends pas et je crois que je préfère ne pas comprendre. Je préfère aimer les hommes et voir le verre plein que les mépriser et voir le verre vide. Morin, le pur défenseur de Rousseau ? Chapeau l’artiste. Morin l’apologiste agent ? Tu as fait ce que tu as pu en fonction de circonstances que je ne peux même pas évaluer car je ne les connais ni ne les comprends. Je ne te jette aucune pierre.

Pour les raisons énoncées ci-dessus, je choisis un autre angle pour prendre la défense de Rousseau. Je ne prétends pas que cette dernière soit meilleure. Elle est autre, elle est complémentaire. Je pense que tu en conviendrais. Tu pourras trouver la lettre posthume que j’ai écrite à Rousseau où j’y détaille quels seront les fondements de ma défense et les objectifs visés.

Je tiens à t’exprimer une dernière fois ma gratitude. Lire Rousseau me fait du bien et allège mon fardeau. Te lire aussi me fait du bien et me montre qu’il subsiste des hommes au cœur pur, qui agissent pour la vérité et la justice au mépris des risques encourus. Je finis cette lettre en écrivant une dernière fois la phrase qui doit être la seule chose qui reste dans l’esprit de mon lecteur pour caractériser ce que fût ta démarche : tu ne savais pas et tu as défendu Rousseau avec une sincérité et une honnêteté irréprochable.

Viafx24, le 4 mai 2023.

PS : ci-dessous des extraits de ton ouvrage, choisis par mes soins. Le premier chapitre est reproduit intégralement. Les emphases (mise en gras) sont de moi. Vers la fin, il y a 4 ou 5 commentaires de ma part surlignés en jaune.



Essai sur la vie et le caractère de Jean-Jacques Rousseau

Chapitre I. – De la nécessité et des difficultés de l’apologie de Rousseau.

Il n'est guère de caractère qui ait été plus souvent analysé que celui de Rousseau ; il n’en est guère, non plus, qui ait été plus mal apprécié. Dans l'origine, l’opinion publique se forma sur des données, la plupart mensongères, que la légèreté et la haine eurent bientôt accréditées. Depuis, les éditions augmentées et corrigées, les notices, les anecdotes, les digressions, se sont succédé, sans que ce jugement primitif ait sensiblement varié ; de sorte qu’on peut dire qu'après les soixante-dix ans qui se sont écoulés depuis la mort de Rousseau, la question en est à peu près au même point que de son vivant. Rousseau est maintenant un de ces types historiques que l'on regarde comme définis sans retour, et qui, d'ailleurs, n'intéressent plus assez pour qu'on puisse espérer de ramener sur eux l'attention publique.

Il y a vingt-cinq ans, un écrivain, peu connu, essaya de ranimer cette question presque éteinte. Son travail contient beaucoup de détails inédits, les uns futiles, les autres, d'une importance décisive. Du reste, sa critique littéraire est si faible, son style si médiocre, que, sans quelques injures du parti rétrograde qui le firent un peu valoir, son ouvrage, précieux pourtant sous bien des rapports, n'eût pas même été remarqué. Honnête, bienveillant, modéré, mais superficiel, méticuleux et parfois prévenu, Musset-Pathay n'avait ni assez de zèle, ni une connaissance assez approfondie de l'homme qu’il voulait décrire, pour inspirer seulement à ses lecteurs les dispositions consciencieuses qui avaient présidé à ses recherches ; à plus forte raison, pour entraîner après lui l’opinion publique. En outre, malgré des titres réels à la reconnaissance des amis de la vérité, il a nui, sans le vouloir, à la cause qu’il défendait. Enfermé dans quelques affirmations systématiques posées au début de son livre et soutenues avec opiniâtreté, il a donné de certains actes de la vie de Rousseau une interprétation erronée, et qui paraît même contredire l’estime réelle qu’il professe pour lui. Cette inconséquence est fâcheuse, en ce que, partant d’une plume amie, elle est plus persuasive et plus difficile à réfuter que si elle provenait d’une intention décidément malveillante. On paraît, aujourd’hui, apprécier davantage la valeur des travaux de Musset-Pathay ; ils m’ont été d’une grande utilité pour la partie historique de mon écrit. Forcé d’y signaler d’inexcusables erreurs, j'ai cherché à compenser les exigences de la critique par des témoignages fréquents d’une estime sincère. Je dois prévenir ceux qui se sentiront le courage d’entreprendre un examen sérieux de la question, qu’ils ne peuvent se dispenser de lire les deux ouvrages de Musset-Pathay ci-dessus indiqués. Ils y trouveront des documents pleins d’intérêt, tous authentiques, et qui ont dû coûter à l’auteur de longues et pénibles recherches. J’ai cité tous ceux qui importent essentiellement à la question ; il ne m’eût pas été possible de reproduire les autres sans surcharger énormément mon travail, et peut-être même sans encourir l’accusation de plagiat.

La connaissance du caractère de Rousseau et l’appréciation judicieuse des actes de sa vie sont des problèmes moins simples qu’on ne paraît le croire. Les observateurs bienveillants, et ils sont encore en petit nombre, s’imaginent avoir beaucoup fait lorsque, sur des lectures, la plupart du temps superficielles, ils sont arrivés à une sorte de terme moyen qui n’est ni le mépris, ni l’estime. Très peu d'entre eux vont au-delà, et ce scepticisme des honnêtes gens nuit presque autant à la vérité que l’animosité des détracteurs. Un autre inconvénient grave consiste en ce que ce sont toujours des littérateurs qui jugent la vie privée de Rousseau. Or, il est facile de voir, à la présomption et à l’injustice invariable de leurs arrêts, que, dans cette classe d’hommes, la supériorité intellectuelle ne fait qu'ajouter une nouvelle force à des préjugés en quelque sorte héréditaires. La difficulté du sujet est précisément dans son extrême simplicité. Rousseau n’était ni un grand homme, comme on l’a dit quelquefois, ni un homme vertueux, ni même une intelligence extraordinaire ; c'était un type essentiellement naturel, et remarquable seulement par une énergie de vérité et de sensibilité dont nul autre, peut-être, ne fut doué au même degré. Les hommes qui ont le plus subi l’influence artificielle de la civilisation, ce qu’on appelle vulgairement les gens du monde, et ceux-là ont malheureusement le privilège de former l’opinion, ne saisiront jamais bien l'anomalie apparente qui constitue l’organisation de Rousseau. « La difficulté est encore plus grande pour les écrivains et les penseurs de profession, et pour ces myriades d'intelligences en action qui marchent à leur suite. Quant à des arbitres exactement organisés comme Rousseau, il n’y faut pas songer. Ces natures spéciales sont non seulement introuvables en masses » elles sont très rares comme faits accidentels ; et d'ailleurs, des sympathies trop vives pourraient nuire à l’impartialité de leurs jugements. Il faut donc s’arrêter à une forme morale qui ne soit, ni une exception presque imaginaire, ni le type banal qui fait la règle. Ce terme moyen n'est pas, non plus, très commun, mais il existe. Les esprits les moins imbus d'idées communiquées et de préjugés d'état ; ceux qui joignent à une intelligence ordinaire et médiocrement cultivée, beaucoup de bonté et de sincérité : tels sont les juges, pour ainsi dire naturels de J. J. Rousseau. Disséminés dans la masse sociale, et de conditions très diverses, ils forment une espèce de jury en qui la conscience n'est dominée par aucune prévention, par aucun intérêt personnel. Ce ne sont ni des dévots, ni des athées, ni des gens de parti, ni des écrivains haineux, ni des enthousiastes de Rousseau ; je voudrais même qu'ils n'eussent jamais entendu parler de lui, ni en bien, ni en mal. Ils n’ont à résoudre qu'une question morale, dégagée de toute complication littéraire, politique ou philosophique ; c’est presque la neutralité parfaite. Maintenant, imaginez parmi eux un homme simple, mûri par le temps et les épreuves ; ayant assez vu le monde pour le connaître, pas assez pour en subir le joug ; doué d'une instruction peu étendue, mais solide ; écrivant tout juste assez bien pour être compris ; possédant parfaitement tout ce qui se rapporte à la destinée de Rousseau ; exempt d’enthousiasme, mais parvenu, à force d'étudier son sujet, à un état de calme affectueux, et d'estime profonde qui n'exclut pas l'impartialité la plus sévère ; enfin supposez-le guidé dans ses travaux par le seul amour de la vérité, et non par l'espoir d’une célébrité qu’il sait bien être impossible à ce prix : voilà l’avocat. Afin que personne ne s'y trompe, je me hâte de répéter qu'il ne s’agit pas ici d'une seconde création du caractère de Rousseau, encore moins d'une copie grimacière. L’homme que je viens de dépeindre est assez sensé pour ne pas se faire illusion sur sa valeur personnelle, et trop sincère pour s'abaisser à cette singerie misérable. Ceci bien établi, comme je ne suppose pas que des conditions aussi modestes puissent faire envie au moindre de ceux qui pourchassent la gloire littéraire, il me semble pouvoir, en toute humilité, déclarer que cet avocat de J. J. Rousseau, je crois que c'est moi.

On peut juger maintenant si, entendue de cette manière, l’entreprise est d’une exécution facile, et si elle offre de bien grandes chances de succès. D’un côté, un homme obscur et inculte, qui s’adresse à des hommes plus obscurs et plus incultes que lui ; de l’autre, de brillants écrivains surchargés de célébrité, imposant leurs arrêts à un public qui les aime, et qui ne veut plus entendre parler d’une question, lorsqu’elle a seulement un an de date ! D’un mot, ces oracles de l’opinion peuvent écraser de ridicule les pénibles ergoteries de l’apologiste et le réduire à plaider dans le désert. Cela leur sera d'autant plus facile que tout est ingrat dans cette tâche, la forme et le fond. De longues énumérations de faits privés, de lourdes discussions, une évocation continuelle de dates et de noms presque séculaires : voilà le sommaire de mon écrit. Comment un tel fatras pourrait-il subsister un moment devant ce qu’on nomme l'actualité, cet unique régulateur des succès du jour ? Mais il y a plus, c’est que dans cette thèse déjà si fastidieuse, la démonstration exacte est toujours très difficile, souvent même impossible, à cause de l’absence ou de l'insuffisance des documents existants. Ainsi, dans les éditions les plus complètes, la correspondance de Rousseau ne contient absolument que ses lettres ; on en a fort peu publié des personnes avec lesquelles il était en relation, et elles sont presque toutes insignifiantes. Il en résulte une foule d’incertitudes auxquelles il faut obvier par des inductions pénibles et rarement persuasives, ou par le témoignage de Rousseau qui, pour la majorité des lecteurs, l’est encore moins. C’est pourtant dans cette correspondance ainsi mutilée que le critique doit puiser ses données les plus positives ; parce que les faits y sont distribués d’après des dates certaines, et que leur authenticité est bien moins contestable sous la forme épistolaire, que sous celle d’un simple récit, tel, par exemple, que celui des Confessions. Enfin, un grand nombre de particularités importantes, éparses dans ce recueil de lettres et sommairement indiquées, exigeraient des éclaircissements devenus absolument impossibles, à moins de lumières nouvelles. Cependant, une seule d'entre elles, bien connue dans tous ses détails, suffirait peut-être pour résoudre tout le problème de la destinée de Rousseau. En voici une preuve frappante. On avait ignoré pendant près d'un demi-siècle la participation de Hume à la rédaction de la fausse lettre du roi de Prusse ; circonstance décisive que Rousseau avait devinée sans autre résultat que l'incrédulité et le blâme général. La découverte fortuite d'une lettre de Hume a révélé cette perfidie d'un homme que l'opinion avait honoré, tandis qu'elle avait flétri son adversaire. Quel trait de lumière, si le public voulait réfléchir !

En présence de ces difficultés rebutantes, il m'a fallu, pour entreprendre mon travail et braver le dédain qui l'attend, des motifs plus sérieux que ceux qui inspirent ordinairement les recherches de ce genre. Il faut encore que je m'explique à cet égard. Le déshonneur qui pèse sur la mémoire de Rousseau n'est plus qu'un fait en lui-même indifférent. L'éternité a reçu la victime et ses persécuteurs ; justice est faite au ciel, qu'importe qu'elle soit encore à faire ici-bas ? Mais, si Rousseau, délivré de la vie terrestre et jouissant du bonheur des justes, n'a plus besoin de l'estime des hommes, Rousseau, écrivain et philosophe, est resté parmi nous ; il règne encore par son génie sur cette époque présomptueuse qui ne se soucie plus d'étudier sa personne. Son nom est dans toutes les bouches, ses écrits sont dans toutes les mains ; à chaque instant ils vont émouvoir les jeunes âmes, soit par l'ascendant de la vérité, soit par l'enivrement des passions tendres. Après avoir admiré l'écrivain, ces intelligences ardentes veulent aussi connaître l'homme qui sut agir si puissamment sur elles. Les Confessions leur ouvrent son âme. L'originalité des récits les surprend et les amuse ; le style les captive ; mais, le plus souvent, le but du livre leur échappe ; elles ont vu un homme singulier, rien de plus. C'est au milieu de ces dispositions frivoles que l'opinion se présente aux jeunes gens avec son irrésistible puissance et ses erreurs : Les célébrités contemporaines et celles du jour sont unanimes sur le philosophe de Genève ; leurs arrêts ont maintenant force de loi. Son éloquence, ont-elles dit, n'était qu’un leurre ; sous ce fastueux langage se cachaient des vices odieux, des intentions détestables : l'homme a déshonoré l'écrivain. Ces cruelles paroles ont, de prime abord, persuadé une société tout entière ; elles ont résisté à l'action réparatrice du temps ; comment ne séduiraient-elles pas l'inexpérience de la jeunesse ? Que peuvent, contre cet anathème universel, quelques apologies généreuses accueillies avec dédain, outragées par la haine des partis, et qui ne sont plus connues aujourd’hui que d’un petit nombre de penseurs obscurs ? Si, parfois, la force de la vérité et des sympathies arrache une protestation à quelque bonne nature de jeune homme ; la réprobation générale, le ridicule surtout, en ont bientôt fait justice. Tout cela, je le répète, bien qu'odieux, n'est au fond qu'une injure personnelle. Mais cette flétrissure imprimée au caractère de Rousseau a, selon moi, des conséquences morales de la plus haute gravité. La jeunesse, si mobile dans ses penchants, si facile à tromper, s'étonne que la vertu ait eu pour interprète le dernier des hommes ; qu'un histrion ait su la revêtir d'une forme si séduisante. Qui peut savoir si, du mépris de l'apôtre, elle ne passe pas en secret à celui de la doctrine ; et si cette vertu, objet de tant d'enseignements sublimes et de déclamations pompeuses, ne devient pas pour elle un frein artificiel qu'on impose à sa crédulité ? Et qu'on ne dise pas que j'exagère ; la preuve de ce que j'avance est sous nos yeux. À quoi faut-il attribuer le scepticisme funeste de la jeunesse actuelle ? N'est-ce pas à ce contraste perpétuel de beau langage et d'actes vils que présente notre vie publique et privée ? Tous les bons esprits ne sont-ils pas d'accord sur cette triste vérité ? Ce n'est donc plus Rousseau qui est en cause maintenant, ce sont ses principes ; c'est cette vertu dont il est si souvent question dans ses livres. Voilà ce qu'il faut sauver du doute et de l'avilissement. Je veux essayer de prouver qu’il n'est pas donné à un homme, quel que soit son talent d'écrivain, quelle que soit la fausseté de son caractère, de répandre dans ses productions la sensibilité la plus exquise, de se passionner jusqu'à l'imprudence pour tous les genres de vérité, tandis que son cœur ne renferme pas la moindre étincelle du feu qui semble le dévorer. Je veux surtout persuader aux jeunes gens que ce langage tout-puissant, qui répand dans leurs âmes l'enthousiasme de la vertu, est un don du Ciel, qui ne peut sortir de la bouche impure du méchant, et que Dieu n'a pas permis à l'hypocrisie de profaner à ce point les plus sublimes facultés de la nature humaine. Il faut que les livres de Rousseau parlent en faveur de sa vie, et que, réciproquement, sa vie soit la garantie de ses livres, de sorte que nous puissions tous dire : Écoutons cet homme, car il est innocent du mal dont on l'accuse ; ne craignons pas de nous livrer aux sentiments que ses paroles nous inspirent, car ces sentiments étaient dans son cœur. Aussi faible que passionné, il fut rarement vertueux, il nous l'a dit lui-même ; mais il aima la vertu, il souffrit pour elle ; il y croyait donc. Que sa foi soit aussi la nôtre ; la vertu n'est pas un vain mot ! Voilà ma tâche : si je la remplis mal, ou si mes efforts demeurent inutiles, au moins ne pourra-t-on pas dire que de tels sujets ne méritent plus d'occuper l'attention des hommes.

Ce que je reproche à la plupart de ceux qui ont écrit en faveur de Rousseau, c'est de n'avoir pas su s'animer en présence de ces hautes questions. Ils l'ont disculpé d'être un monstre ; c'est quelque chose, sans doute, mais c'est peu pour des amis. Du sein de leur existence paisible, ils ont pesé sévèrement les fautes d'un infortuné, harcelé, diffamé sans relâche ; ils ont calculé impitoyablement la mesure d'impassibilité que la victime devait opposer à ses misères ; ils lui ont prescrit des vertus d'un stoïcisme surhumain ; ils ont mis sur ses épaules, suivant l'énergique expression de l'Écriture, un fardeau qu'ils n'eussent pas voulu remuer du bout du doigt ! Et ces mêmes hommes, si rigoureux, ont reculé devant ses persécuteurs ! Ils ont plaidé froidement, timidement, contre la haine, la calomnie, la cruauté ; ils se sont sentis pleins de scrupules pour la cause de l'iniquité, eux si prompts à voir l'exagération et les torts, dans celle de l'innocence avilie ! Plusieurs, Musset-Pathay surtout, ont même poussé l’irréflexion et le manque de tact, jusqu'à se laisser abuser par une bénignité perfide ; ils ont pris l'ennemi masqué pour un ami ; ils ont ajouté de lourdes bévues aux inepties et aux injures de la foule. Voilà comment la bienveillance a presque toujours payé sa dette ; chacun sait ce qu'a osé la haine ! Ils ont oublié, ces amis sans vigueur, que Rousseau fut le défenseur intrépide de la vérité religieuse, morale et politique, contre le matérialisme et ses malfaisants apôtres, contre le despotisme et la superstition réunis pour l'accabler, et qu'il succomba dans cette lutte glorieuse. S’ils ont craint de trop faire pour l'homme privé, pour ses faiblesses, pour ses bizarreries, ne pouvaient-ils sortir de leur apathie en faveur du philosophe qui, seul, osa braver les erreurs et les excès de son siècle, et qui les écrasa de tout le poids de son talent ? Ne devaient-ils pas quelques paroles de compassion à des infortunes souffertes pour une si noble cause ? Ne devaient-ils pas flétrir, par des traits d’indignation énergique, les auteurs de ce martyre véritable ? Mais ils ont obéi à je ne sais quelle fausse décence qui, aujourd’hui, ne permet plus que des argumentations glacées, et condamne l’apologiste à l'impassibilité automatique, sous peine de se voir traiter d’énergumène ; comme si la raison et la chaleur étaient inconciliables ; comme si la vérité était en péril, dès que ses défenseurs osent s'affranchir des formes arides d'un mémoire d'avocat !

Ce qu'on n'a pas voulu faire, je l'essayerai. Je ne me fais illusion, ni sur le mérite, ni sur le sort de mes travaux. Je sais que j'écris pour très peu de personnes, pour moi seul peut-être. Cette perspective peu encourageante ne m'arrête pas. Je ne suis même pas effrayé d'un obstacle bien autrement grave. Il est évident que jamais moment ne fut plus mal choisi pour une telle publication. Au milieu des luttes sauvages qui désolent l'Europe, et dont il est impossible de prévoir l'issue, comment espérer d'attirer l'attention publique sur une question qui n'a pu la fixer un seul instant, au sein d'une paix profonde ? Le devoir seul peut expliquer ma persévérance. J'en ai deux â remplir : un envers l'opinion, j’oserai même dire envers l'humanité ; j'ai dit en quoi il consistait. Le second est un acte de reconnaissance pour l'homme que je commençai d'aimer dès ma première jeunesse, et auquel j'ai dû, dans le cours de ma vie, de bien douces consolations. Arrivé à l’âge mûr, j'acquitte enfin cette double dette. Si mon livre peut traverser l'avenir lugubre qui s'avance ; si, dans de meilleurs jours, il peut seulement réhabiliter dans quelques âmes douces la mémoire du plus religieux, du plus sincère, du plus aimant, du plus méconnu des hommes, je serai trop bien payé de mes peines. S'il est condamné à l’oubli, je m'en console en pensant au sentiment honorable qui me l'a inspiré, et parce que j’espère qu’un jour, ce noble sujet pourra être repris par des hommes plus capables que moi de se faire écouter.

Chapitre VII. – Du séjour de Rousseau à Paris et de son état moral à cette époque.

Je crois maintenant pouvoir aborder une des plus importantes questions de mon sujet, celle de l’altération des facultés intellectuelles de Rousseau. Cette question ne pouvant être résolue que par des faits, j’ai dû attendre, pour la discuter, que ces faits fussent parfaitement constatés et définis. Avant d’entrer en matière, je vais résumer rapidement les circonstances marquantes de la vie de Rousseau, depuis ses débuts littéraires jusqu’à son retour à Paris, et les principales conclusions auxquelles les discussions précédentes m'ont permis d’arriver jusqu’ici. Ce regard en arrière m’a paru nécessaire pour aider la mémoire du lecteur, fatiguée d’une longue suite d’argumentations et de détails rebutants.

Les premiers succès de Rousseau excitèrent la jalousie de ses amis ; à son témoignage sur ce point, se joint celui du fils de Mme d’Épinay, que j’ai cité chap. II, et qui est d'un grand poids. Les traits virulents fournis par Diderot pour le Discours sur l'inégalité, ses vives instances, ses reproches au sujet du refus de la pension, après la représentation du Devin du village ; ses tracasseries sur la solitude, sur la mère Levasseur, la pension faite par lui et par Grimm à cette méprisable femme, les lâches et insolents procédés de ce dernier, la violation du secret des enfants, les accusations répandues dans le public sur la passion de Rousseau pour Mme d’Houdetot, sur sa sortie de l’Ermitage, sont autant de circonstances qui révèlent déjà un plan d'obsession et de diffamation dont l’idée première doit être attribuée à Grimm. Ainsi avant le décret, Rousseau, grâce à ses amis, était déjà pour le public un père dénaturé ; un méchant que la misanthropie et la vanité avaient conduit dans la solitude ; un fourbe capable de séduire la maîtresse de son ami ; un lâche laissant à d’autres le soin d'arracher à la misère la mère de sa compagne, qu'il avait chassée de chez lui ; un ingrat abandonnant sa bienfaitrice (Mme d'Épinay), au moment où elle avait besoin de son dévouement ; quittant ses amis sans raison après avoir reçu leurs services, les accusant publiquement de trahison (Diderot), et couvrant toutes ces infamies du masque de la sensibilité et de la vertu. En supposant même qu'après sa rupture avec ses faux amis Rousseau eût échappé aux épreuves qui l'attendaient encore, ces imputations, répandues avec art et persévérance dans un public facile à tromper, eussent suffi pour ruiner entièrement sa réputation.

On a dû être frappé des bizarres circonstances du décret ; mais là, ce ne sont plus des écrivains haineux ou des femmes ordinaires qui sont en scène ; c’est une puissance mystérieuse qui force l'observateur à remonter jusqu’à ceux qui tiennent les rênes de l’État. Musset-Pathay blâme Rousseau d’avoir dit (Lettre à M. D. L. M. 1770), que « l’époque du décret fut celle d’une sourde trame contre sa réputation » ; et il se fonde sur ce que le décret ne pouvait qu’augmenter cette réputation (Hist., t. 1er). D’abord il confond ici la célébrité littéraire avec l’honneur moral ; or, c'est de ce dernier que Rousseau a parlé. En outre, il oublie tout ce qu’il a dit lui-même de la réalité de la diffamation, en bien des endroits de son ouvrage ; mais, de sa part, ces distractions ne doivent plus surprendre. Rousseau lui-même en commet une dans le trait que je viens de citer. Il a prouvé dans ses Confessions, et je crois avoir prouvé aussi, qu’avant le décret sa diffamation était presque irrévocablement consommée.

J’ai dit ailleurs (chap. III) comment l’éloignement de Rousseau servait les vues des calomniateurs. Les faits ont, je pense, démontré la justesse de mes explications, qu'au premier abord, on a pu trouver hasardées. J’ai montré Voltaire, Tronchin, Grimm, Mme d’Épinay semant les calomnies dans Genève. Un odieux libelle (Sentiments des citoyens) répandu dans toute la Suisse ajouta le mépris au fanatisme que les ministres et les dévots avaient excité parmi les populations. Rousseau passait donc dans sa patrie et dans le pays où il avait trouvé un asile, pour un débauché, un impie, un factieux. On exaspéra jusqu'aux femmes, en l’accusant d’avoir écrit qu’elles n'avaient point d'âmes. Quand la Suisse entière fut fermée au plus paisible des hommes, un faux ami l’entraîna en Angleterre, d’où il revint bientôt transformé en scélérat. Toute la société parisienne accueillit avec empressement ce nouvel anathème ; les gens de lettres surtout le répétèrent ; leur ménage même s'en mêlait », dit Musset-Pathay en parlant du récit de Mme Suard (V. chap. V). Toute la France, toute l'Europe furent instruites en un instant des prétendues noirceurs de Rousseau, Hume l'avoue lui-même (V. chap. V). À Trye, les intrigues se renouvelèrent. On l’en chassa à force d'outrages, et le public ne vit plus dans cette circonstance qu'une nouvelle preuve d’insociabilité. À Grenoble, paraissent Bovier et le galérien Thévenin, favorisés par les deux premiers fonctionnaires de la province. Les calomnies d’un malfaiteur demeurent impunies, et Rousseau, aux yeux de la multitude, passe pour un escroc. Une infusion de plante inerte administrée à un malade le fait accuser d’empoisonnement, j’en donnerai plus loin la preuve ; une servante effrontée flétrit ses mœurs ; ces absurdités trouvent des niais pour les croire et des fourbes pour les accréditer. Il revient à Paris ; on a vu quels furent les hommes qui le recherchèrent, et comment ils l’ont peint. Si tout cela n’est pas encore de la diffamation préméditée, systématique, qu’on dise donc ce que c’est. J’ai parlé de ce qu’on sait, mais que n’ignore-t-on pas ! Que ne devaient pas débiter, dans les sociétés dont ils étaient les oracles, Grimm, Diderot, d’Holbach, d’Alembert, Marmontel, Helvétius et les femmes qui s'étaient associées à leurs haines ! Comment douter de l’accord de tant d’intelligences malfaisantes si malheureusement attesté par les indestructibles préjugés qu'il a fondés parmi nous ? N’entendons-nous pas de nos jours répéter servilement toutes les calomnies inventées contre Rousseau dans le siècle dernier ? Ne voyons-nous pas bafouer ses apologistes avec une amertume que le cours du temps n’a point adoucie ? Notre littérature actuelle n’émet-elle pas, trop souvent encore, des diatribes qui semblent être sorties de la plume de Grimm ou de Diderot ? Comment douter que la diffamation de Rousseau ait existé, puisqu’elle dure encore ?

Après huit années de persécutions tantôt sourdes, tantôt ouvertes et toujours renaissantes, chassé de tous les asiles, ridiculisé, diffamé, Rousseau déjà vieux, fatigué d'agitation et de luttes, analyse tristement sa destinée, et croit trouver dans l’ensemble de tant de misères l’indice d’un complot dont il décrit l’origine et la marche dans un écrit apologétique. L’idée, j'en conviens, était étrange, elle choquait toute vraisemblance ; mais encore fallait-il l'examiner. Au lieu de cela, sur le seul mot de complot, on crie à l'orgueil, à la misanthropie, à l'extravagance ; et comme les arrêts rendus contre les malheureux sont toujours sans appel, il demeura plus démontré que jamais que Rousseau n'avait jamais été, comme disait Voltaire, qu’un méchant fou. Cette légèreté est dans les habitudes du public, et ne surprend pas, mais les observateurs sérieux auraient dû résister à l'entraînement général ; ils ont été dupes comme les autres. Cependant, quand il s'agit de prononcer sur une question aussi grave, que de scrupules devraient arrêter un critique honnête, que d'études attentives devraient précéder ses décisions ! Rien n’est plus difficile à apprécier que les détails de la vie privée et les rapports d'individu à individu. On ne s'en aperçoit que trop à l'extrême longueur de mes discussions et à la minutie des détails dont elles sont surchargées. Parmi tant d'inexorables juges de Rousseau, il en est bien peu qui connaissent parfaitement sa vie privée. Quelle présomption pourtant dans leurs arrêts ! Quelle unanimité, quelle monotonie dans ces accusations continuelles d’orgueil, de misanthropie, d'ingratitude, de défiance, qui sortent de leurs plumes ! C'est surtout lorsqu'on résout des questions de caractère qu'il importe d'être l'homme d’un seul livre ; mais qui peut se résoudre à s'enfermer ainsi dans un problème individuel ? Il est bien plus commode de trancher, ou de répéter ce qu'on entend dire.

Cette revue commémorative terminée, il s'agit de définir la nature et les causes de la maladie mentale de Rousseau ; de fixer, s'il est possible, l'époque de son apparition ; d'en suivre les progrès jusqu'à son terme, et, enfin de distinguer, dans les jugements que Rousseau a portés de sa destinée, ce qui appartient à sa maladie de ce qui est réel ou vraisemblable. Pour ne pas laisser le lecteur dans une incertitude qui pourrait nuire à sa conviction, je commence par déclarer que je crois à l'aliénation mentale de Rousseau, dans les dernières années de sa vie, mais avec des restrictions que je ferai connaître quand il en sera temps.

Presque tous ceux qui ont jugé Rousseau ont dit qu'il était devenu fou. C'est une expression exagérée qu'il importe de réduire à sa valeur réelle. Pour les personnes étrangères à la médecine, le mot de folie renferme l'idée d'une perversion totale de l'intelligence. Je crois donc essentiel d'avertir que l'aliénation mentale peut n'être que partielle ; dans ce cas, elle prend le nom de monomanie. Relativement à leur intensité et à leur objet toujours unique, les monomanies présentent une foule de degrés et de nuances qui les rendent souvent difficiles à saisir. Il est même des médecins qui, embarrassés de poser la limite qui sépare des monomanies, la maladie réputée nerveuse et connue sous le nom d'hypocondrie, en ont fait le premier degré des affections mentales. Je suis assez disposé à adopter cette opinion, pourvu qu’on n’en abuse pas pour attirer de force, dans le domaine de la pathologie cérébrale, toutes les singularités de caractère, tous les penchants exceptionnels qui s’observent parmi les hommes. Les médecins ne sont que trop enclins à cette manie de généralisation ; et cela se conçoit, la plupart d’entre eux ne voyant dans l’intelligence qu’une faculté organique, c’est-à-dire matérielle. Je ne pousserai pas plus loin cette digression scientifique ; ce que je viens de dire suffit amplement aux besoins de la discussion.

Corancez, dans la Notice que j’ai précédemment réfutée, prétend que Rousseau était fou de naissance, et que cette maladie existait dans sa famille. Il cite même un de ses proches parents qui, selon lui, en fut atteint et mourut aliéné. On est maintenant à même d’apprécier la valeur du témoignage de Corancez. Je dirai plus tard dans quel but il a mis en avant cette opinion et l’anecdote du parent. Ce qui est certain, c’est que, dès sa première jeunesse, Rousseau présenta des signes manifestes d’hypocondrie. Sa maladie des Charmettes, son excessive dévotion, l’épreuve ridicule au moyen de laquelle il voulut un jour s’assurer du salut de son âme, sa guérison subite opérée comme chacun sait, sont autant de traits caractéristiques de l’affection cérébrale connue sous cette dénomination. L’aventure chez la Vénitienne Zulietta (Confess. liv. VII) a été présentée comme un trait de folie, principalement par l’atrabilaire La Harpe ; ce n’est qu’un acte de bizarrerie niaise, mêlé d’une généreuse compassion pour un objet à la fois charmant et abject. Mais c’est surtout le goût décidé de Rousseau pour la solitude, qui a paru au plus grand nombre de ses juges un indice certain du désordre primitif de son intelligence. Non seulement il m’est impossible d’y voir un symptôme de folie, mais je ne le regarde même pas comme un symptôme d’hypocondrie. Je n’ai pas connu un seul hypocondriaque qui pût supporter la solitude. Loin de là, il faut à ces malades, généralement égoïstes et pusillanimes, un entourage assidu qui les aide à discourir sur leur état, et qui soit prêt à leur prodiguer les secours dont ils croient toujours avoir besoin. Mais il y a des fous tristes, des lypémanes (Esquirol), qui recherchent la solitude, c'est vrai : s'ensuit-il que tous les solitaires soient fous ? Cette opinion, assez généralement adoptée maintenant, sur l'autorité de certains philosophes et médecins renommés, n'en est pas moins fausse. Je reparlerai du goût de la solitude, considéré comme penchant moral, en traitant du caractère de Rousseau.

Les différends qui eurent lieu entre lui et ses faux amis ont été amplement discutés et jugés ailleurs. Il fut trop bon, trop confiant, trop facile ; mais qu'on me cite un seul fait de ce temps-là qui puisse faire soupçonner seulement la folie ? Je pourrais objecter les chefs-d'œuvre d'intelligence et de sentiment qui sortirent de cette solitude tant blâmée ; mais je n’y gagnerais rien, attendu qu'il ne manque pas de censeurs qui traitent Rousseau de fou, précisément à cause de son génie. J'ai parlé chap. III, du triste état où il se trouva à l'occasion des retards de l'impression de l'Émile. On n'a pas manqué d'y voir encore un trait de folie. J'ai démontré que tout s'explique par l'ardeur de son caractère, par son isolement, par sa mauvaise santé qui l'empêchait de sortir de sa retraite et de faire des démarches par lui-même ; enfin, par les mystères singuliers dont on entoura cette affaire, et qui étaient capables de bouleverser une tête plus forte que la sienne. Il est très essentiel d'ajouter que, dans le fond, il ne se trompait pas de beaucoup. Il y avait fraude et manœuvre secrète, je l'ai prouvé. L'erreur de Rousseau ne consistait donc que dans une fausse interprétation d'un fait réel. Il n'était pas, comme il le croyait, la victime des jésuites, il l'était de gens bien plus redoutables, qui se cachaient alors et qu'on connaît aujourd'hui à très peu près. Il est donc encore impossible de faire servir cet incident à établir la folie. On a cru la voir dans le costume arménien, parce que l'on ignore ou qu'on oublie que ce costume n'était pas une affaire de fantaisie, mais de nécessité. Forcé de porter continuellement des bougies, à cause de son infirmité, constatée par Morand, Malouin, et le frère Côme, Rousseau ne pouvait s'accommoder de la petite culotte étriquée, qui était de mode alors ; il lui fallait l'habit long, fermé par devant, pour sauver la vue indécente du remède et rendre sa présence dans l’urètre moins douloureuse. Qu'était-ce, en somme, que ce cafetan ? une robe de chambre ; or, se promener, faire des visites en robe de chambre, n'était guère moins grotesque que d'aller vêtu entièrement à l'orientale. Peut-être, dans sa position, Rousseau eût-il bien fait d'éviter cette singularité qui lui a valu tant de cruels sarcasmes ; mais, si une singularité était un acte de folie, que d'hommes célèbres il faudrait déclarer fous ! Étudiez seulement la vie de lord Byron, vous y trouverez, en fait de bizarrerie, bien autre chose que le cafetan de Rousseau !

Je ne pense pas que les partisans de la folie originelle puissent tirer un grand parti des incidents du séjour de Rousseau en Suisse. Ce n'est qu'une suite de traitements qui la préparaient sans doute, mais qui ne la révèlent pas. L'intrigue de Hume a été jugée. Là, les réalités se présentent en foule ; difficiles à apprécier à l'époque où elles se passaient, elles furent pourtant devinées par Rousseau avec une inconcevable sagacité. Du sein de sa profonde solitude, il prononça que Hume était un fourbe, et, quarante ans après, la Providence tirait de l'oubli une lettre de Hume dans laquelle il avouait lui-même qu'il n'était qu'un fourbe ! Est-ce encore là un trait de folie ? J'ai prouvé (chap. V) que la plupart des détails donnés par Hume sur la fuite de Rousseau de Wooton en France, sont mensongers. Corancez, dans sa Notice, prétend tenir de Rousseau lui-même, qu'arrivé à Douvres, il monta sur une borne et harangua en français la populace dont il était entouré ; que les vents étant contraires, il ne vit dans cet incident qu'un complot et des ordres supérieurs pour retarder son départ. (Musset-Pathay, (Hist., t. Ier). L'hostilité bien prouvée maintenant de Corancez, et que j'aurai occasion de confirmer plus tard, ne permet pas d'ajouter la moindre confiance à son récit.

La lettre écrite par Rousseau au général Conway avant de passer en France révèle un trouble extrême, une sorte de panique ; elle est douloureuse à l'excès et manque de dignité. On s'étonne de le voir s'humilier à ce point, lui dont la fierté ne s'était pas démentie dans des épreuves plus dures. Pourtant j'engage les heureux, toujours si sévères, à tâcher de s'identifier un instant avec celui qui écrivit cette triste lettre. Qu'ils se représentent un homme faible, impatient, sensible jusqu'à l'exaltation, abreuvé d'amertume depuis près de dix ans, proscrit, persécuté, confiné dans une province reculée d'un pays dont il ignorait la langue ; diffamé par un fourbe qui avait pour lui l'opinion à Paris et à Londres ; qu'ils se rappellent les difficultés de sa correspondance avec son seul ami du Peyrou ; la violation fréquente du secret de ses lettres, la curiosité inquiète de Hume au sujet de ses Mémoires ; qu'ils ajoutent à tout cela beaucoup d'autres choses ignorées, mais que font nécessairement supposer toutes celles dont l'existence est certaine ; enfin, qu'ils tiennent compte de l’influence bien connue du sombre climat de l'Angleterre, et peut-être comprendront-ils comment Rousseau put fléchir sous le poids d'une longue infortune et s'humilier un instant devant le misérable qui achevait de l'écraser. C'est sans doute le souvenir de cet acte de faiblesse qui lui inspira le trait suivant de son second Dialogue : « Il a pu quelques instants, dit-il, se laisser dégrader jusqu'à la bassesse, jusqu'à la lâcheté, jamais jusqu'à l'injustice, jusqu'à la fausseté, jusqu'à la trahison. Revenu de cette première surprise, il s'est relevé et, vraisemblablement, il ne se laissera plus abattre, etc. » Un mouvement bien naturel d'équité et de compassion ne me fait pas oublier les sévères devoirs de la critique. J'avoue donc sans détour la pénible vérité qui se manifeste dans la lettre de Rousseau à M. de Conway. Je crois que, dès ce moment, l'affection hypocondriaque qui faisait en quelque sorte partie de sa constitution, s'aggrava et changea de caractère. La transition de la maladie nerveuse, ou, si l'on veut, du léger trouble intellectuel qui constitue l'hypocondrie, à la maladie cérébrale grave, à la monomanie, commença à s'effectuer. Les tribulations nouvelles qui assaillirent Rousseau à son retour en France ne favorisèrent que trop cette tendance fatale. On voit, par divers traits de sa Correspondance, qu'il eut quelquefois la conscience de son état. J'en ai cité un de sa lettre à du Peyrou (27 septembre 1767) ; en voici un autre d'une lettre à d'Ivernois : « Je ne me pardonnerais pas de vous laisser l’inquiétude qu'a pu vous donner ma précédente lettre sur les idées dont j'étais frappé en l'écrivant. Je fis ma promenade agréablement, je revins heureusement ; et voyant que rien de tout ce que j'avais imaginé n'était arrivé, je commence à craindre, après tant de malheurs, d’en voir quelque fois d'imaginaires qui peuvent agir sur mon cerveau. » Il avait été invité à dîner à Gisors, et soupçonnait que cette invitation était un piège pour l'attirer hors du château, et le faire arrêter. Cette idée n'était pourtant pas si déraisonnable. Sur un caprice de M. de Choiseul, alors tout-puissant, Rousseau pouvait être saisi et livré au Parlement ; car rien ne lui garantissait que la tolérance dont on avait usé jusque-là envers lui dût être indéfinie. J'ajoute que cette altération commençante n'était pas telle qu'on puisse en inférer que Rousseau a été dans l'erreur sur les procédés outrageants qu'il eut à endurer à Trye, et dont j'ai prouvé ailleurs la vraisemblance.

Il écrivait à du Peyrou, le 20 juin 1768 : « Le désir de faire diversion à tant d'attristants souvenirs qui, à force d'affecter mon cœur, altéraient ma tête, m’a fait prendre le parti de chercher, dans un peu de voyages et d'herborisations, les distractions dont j'avais besoin. » Ce trait prouve encore mieux que les précédents que Rousseau assistait pour ainsi dire au progrès de son mal.

Après l’intrigue de Thévenin, le trouble intellectuel se prononça davantage, et l'idée de complot apparut pour la première fois dans la Correspondance de Rousseau sous ses formes exagérées. Il écrivait à Laliaud (5 octobre 1768), qu'il voyait bien qu'on ne le voulait nulle part, et qu'on cherchait à lui rendre la vie intolérable ; ce qui n'était pas si éloigné de la vérité qu'on pourrait le croire, puisqu'il écrivait cela à la suite de la vile affaire de Thévenin. On est même surpris du calme qui règne dans les réflexions que fait Rousseau sur sa destinée et dans les projets de retraite à l'étranger dont il entretient son correspondant. « Je ne me trouvai jamais, lui dit-il, dans des embarras pareils, et jamais je ne me sentis plus tranquille. Je ne vois d'aucun côté nul espoir de repos, et loin de me désespérer, mon cœur me dit que mes maux touchent à leur fin » (À Laliaud, 5 novembre 1768). Dans une autre lettre, du 12 août 1769, qu'il écrivait à sa femme, avant de partir pour une herborisation au mont Pilat, on le voit encore préoccupé de sa sûreté, comme à Trye. « Si quelque accident, dit-il, doit terminer ma carrière, soyez sûre, quoi qu'on puisse dire, que ma volonté n'y aura pas eu la moindre part. » Ce trait annonce encore beaucoup de calme et prouve qu'à cette époque, du moins, il ne songeait pas à s'ôter la vie. Les conseils qu’il donne à sa femme dans cette lettre sont aussi touchants que sages. Il lui recommande de ne compter sur aucun ami, mais de compter sur les honnêtes gens, de donner sa confiance au seul homme de lettres qu'il estime. Au portrait qu'il en fait, j'ai cru reconnaître Duclos. « Laissez, ajoute-t-il, exécuter les complots faits contre votre mari ; ne vous tourmentez pas à justifier sa mémoire outragée ; contentez-vous de rendre honneur à la vérité, et laissez la Providence et le temps faire leur œuvre : cette œuvre se fera tôt ou tard. » Il ne veut pas que Thérèse approche les grands : « J’exclus, dit-il, toutes les femmes qui se sont dites mes amies. J'excepte Mme Dupin et de Chenonceau, l'une et l'autre sont sûres à mon égard et incapables de trahison. » Tous les autres détails de la lettre sont pleins de calme et de raison. L'exception faite par Rousseau en faveur de ses deux plus anciennes amies prouve qu'il ne sacrifiait pas si légèrement qu'on l'a dit ses affections à son idée fixe. L’exclusion prononcée pour les autres est absolue, mais juste ; il est difficile d'en douter maintenant. Il est à regretter que du Peyrou ne figure pas parmi les personnes exceptées ; j'en ai dit ailleurs les raisons. Cette lettre est précieuse, en ce qu'elle donne la mesure exacte de l’état moral de Rousseau à l’époque où elle fut écrite. La monomanie était alors imminente, on en aperçoit les éléments principaux ; mais la raison luttait encore et ne devait succomber qu'un peu plus tard.

Pendant le séjour de Rousseau à Monquin, un inconnu lui écrivit pour lui faire part de ses doutes religieux. À en juger par le trait de Moultou, on peut supposer qu’il s'agissait encore d’une épreuve perfide. Ceux qui voudront constater par eux-mêmes l’étonnante énergie d'intelligence et de sentiment que conservait encore Rousseau après tant d'épreuves, devront lire sa réponse (15 janvier 1769 à M. M...). Ils remarqueront que, rédigée dans un moment de souffrance physique et morale, elle ne contient aucune plainte, aucune trace d’aigreur. Toute l'importance que Rousseau attachait habituellement à ses malheurs semble avoir disparu devant les sublimes vérités dont son âme était alors occupée. L'infortune, en altérant son jugement sur un seul point, avait respecté les rares facultés du penseur et de l’homme de bien.

Avant de partir pour Paris, il se trouva, on ne sait comment, en correspondance avec une jeune dame, désignée par l'initiale B... Dans cette correspondance sérieuse et souvent même remplie de détails très délicats, Rousseau retrouve toute sa chaleur de cœur et tout son talent. Rien de profond et de charmant comme sa lettre du 17 janvier 1770 à cette dame. C'est là que, sans autre impulsion que celle de sa conscience, il lui fait l'aveu de sa faute à l'égard de ses enfants. En terminant, il la prévient que toutes ses lettres sont ouvertes. Il s’agit là d'une circonstance matérielle facile à constater, et au sujet de laquelle on ne peut admettre l'illusion. On doit en conclure que Rousseau n'exagérait pas tant lorsqu’il se disait surveillé de près.

[…]

La longue lettre de Rousseau à M. de Saint-Germain (26 février 1770) contient beaucoup de faits et de conséquences justes, mêlés d'exaltation douloureuse et d'idées déraisonnables. Dussaulx, qui l'a citée dans sa Notice, l'a nommée : La Passion de J. J, Rousseau. Ce rapprochement est digne du génie impie et cruel de la secte philosophique. Ce que Rousseau y dit de ses faux amis et de l'ensemble de sa destinée est d'une vérité dont, maintenant, chacun est en état de juger ; il n'y a d’erreurs que dans quelques points de détail. Mais ce qu'il y a de bien singulier et de bien honorable en même temps, c'est que ni ses raisonnements, ni ses plaintes n'ont rien d'amer ; jamais homme, peut-être, ne parla avec plus de modération et de dignité de ses infortunes réelles et de leurs auteurs. Toutefois, c'est dans cette lettre que l'idée de complot offre enfin la forme réellement maladive que l'on retrouve plus prononcée encore dans les Dialogues et les Rêveries. À ce moment, la transition graduelle de l'hypocondrie à la monomanie était arrivée à son terme. Un voile partiel couvrait une des plus nobles intelligences qui aient jamais brillé parmi les hommes ! Ce fut dans ce triste état que Rousseau arriva à Paris ; j’ai dit ailleurs dans quel but il y était revenu. J'ai ajouté que si on l’y laissa tranquille, en apparence du moins, c'est que la persécution ouverte lui eût attiré la commisération publique et eût déshonoré ses ennemis. Désormais le mépris et la dérision suffisaient au succès complet du système d'iniquité dont j'ai déjà fourni tant de preuves, et l'on a vu dans le cours du présent chapitre avec quel art et quelle persévérance cette lâche tactique fut mise à exécution. Rousseau, trompé dans son attente, et désespérant de sa réhabilitation parmi ses contemporains, résolut d'en appeler aux générations futures et composa ses Dialogues. Mes lecteurs, si j'en ai, m'ont déjà donné une preuve extraordinaire de constance en me suivant jusqu'ici ; je désire que leur courage ne défaille pas dans le dernier effort que je leur demande. Je leur déclare donc que, pour satisfaire à toute l'étendue de mes devoirs de critique, je me crois obligé d’analyser en partie les Dialogues de Rousseau, qui passent généralement pour n'être qu'un long délire, quoique si peu de personnes aient eu le courage de s'en assurer par elles-mêmes. Je l'ai eu, moi, et même plusieurs fois. J'y ai suivi la vérité à travers les divagations, les exagérations et les songes, car il s’y trouve malheureusement de tout cela, et j'ose prédire à ceux qui voudront faire comme moi, ou qui, du moins, consentiront à prendre connaissance de mes recherches, qu'ils ne trouveront pas que la tâche soit si ardue et si stérile.

L'idée de complot, cette pierre d'achoppement de tous les critiques, n'a jamais été suffisamment étudiée par aucun d'eux. Je conviens du ridicule qu'il y a à supposer qu'un particulier soit devenu l'objet d'une conspiration générale, dont tout individu qui l'approche est nécessairement complice et agent. Mais il s'en faut bien que Rousseau ait poussé l'extravagance jusque-là. Je vais le prouver par une suite de citations empruntées à l’écrit même où l'on prétend que cette chimère est reproduite à chaque instant. « Le Français : Vous justifiez un seul homme dont la condamnation vous afflige, aux dépens de toute une nation ; que dis-je ? de toute une génération dont vous faites une génération de fourbes... Il faudrait donc conclure de vos raisonnements qu'il ne se trouve pas, dans toute cette génération, un seul honnête homme, un seul ami de la vérité ? Admettez-vous cette conséquence ? Rousseau : À Dieu ne plaise ! Si j’étais tenté de l'admettre, ce ne serait pas auprès de vous, dont je connais la droiture invariable et la sincère équité. Mais je connais aussi ce que peuvent, sur les meilleurs cœurs, les préjugés et les passions, et combien leurs illusions sont quelquefois inévitables. Votre objection est forte ; elle s'est présentée à moi longtemps avant que vous me la fissiez ; elle doit vous embarrasser autant que moi ; car enfin, si le public n’est pas tout composé de méchants et de fourbes, tous d'accord pour trahir un seul homme, il est encore moins composé, sans exception, d’hommes bienfaisants, généreux, exempts de haine et de malignité... Jean-Jacques a, dans tous les états, un grand nombre d'ennemis très ardents, qui ne cherchent pas assurément à lui rendre la vie agréable et douce : concevez-vous qu'il ne s'en trouve pas un seul qui, pour jouir au moins de sa confusion, ne soit tenté de lui dire ce qu’on sait de lui ? La solution de ces difficultés doit se chercher, selon moi, dans quelque cause intermédiaire, qui ne suppose, dans toute une génération, ni des vertus angéliques, ni la noirceur des démons, mais quelque disposition naturelle au cœur humain qui produit un effet uniforme par des moyens adroitement disposés à cette fin... Il est des épidémies d'esprit qui gagnent les hommes de proche en proche, comme une espèce de contagion, parce que l'esprit humain, naturellement paresseux, aime à s’épargner de la peine, en pensant d'après les autres, surtout en ce qui flatte ses propres penchants. Cette pente à se laisser entraîner s’étend aussi aux inclinations, aux passions des hommes ; l'engouement général, maladie si commune dans votre nation, n'a pas d'autre source. » Parlant ensuite de ses faux amis, Rousseau ajoute : « La route que Jean-Jacques avait prise était trop contraire à la leur, pour qu’ils lui pardonnassent de donner un exemple qu’ils ne voulaient pas suivre, et d’occasionner des comparaisons qu’ils ne voulaient pas souffrir. Outre ces causes générales, cette haine primitive et radicale de vos dames et de vos messieurs en a d’autres particulières et relatives à chaque individu, qui ne sont ni convenables à dire, ni faciles à croire, mais que la force de leurs effets rend trop sensibles pour qu’on puisse douter de leur réalité ; et l’on peut juger de la violence de cette haine par l’art qu’on met à la cacher en l’assouvissant. »

Rousseau explique ensuite comment ses ennemis particuliers s’y prirent pour communiquer au public la haine que sa conduite et ses écrits avaient fait naître dans leurs cœurs. « Ils commencèrent, dit-il, par travestir un républicain sévère en brouillon séditieux, son amour pour la liberté légale en une licence effrénée, et son respect pour les lois en aversion pour les princes. Ils l’accusèrent de vouloir renverser tout l’ordre social, parce qu’il s’indignait, qu’osant consacrer sous ce nom les plus funestes désordres, on insultât aux misères du genre humain, en donnant les plus criminels abus pour les lois dont ils sont la ruine. Sa colère contre les brigandages publics, sa haine contre les puissants fripons qui les soutiennent, son intrépide audace à dire des vérités dures à tous les états, furent autant de moyens employés à les irriter tous. Pour le rendre odieux à ceux qui les remplissent, on l'accusa de les mépriser personnellement. Les reproches durs, mais généraux, qu’il faisait à tous, furent tournés en autant de satires particulières dont on fit avec art les plus malignes interprétations... La chose qui se pardonne le moins est un mépris mérité. Celui de Jean-Jacques pour tout cet ordre social prétendu, qui couvre en effet les plus cruels désordres, tombait bien plus sur la constitution des États que sur les sujets qui y remplissent des fonctions et qui, par cette constitution même, sont nécessités à être ce qu'ils sont. Il avait toujours fait une distinction très judicieuse entre les personnes et les conditions, estimant souvent les premières, quoique livrées à l’esprit de leur état, lorsque le naturel reprenait, de temps à autre, quelque ascendant sur leur intérêt, comme il arrive fréquemment à ceux qui sont bien nés. L’art de vos messieurs fut de montrer en lui, comme haine des hommes, celle que, pour l'amour d’eux, il porte aux maux qu'ils se font...

[…]

En somme, l’erreur qui domine dans les Dialogues consiste dans l’exagération d’une proposition principale et rigoureusement vraie, savoir : la diffamation d’un honnête homme opérée lentement et dans l’ombre par un très petit nombre de fourbes habiles. Rousseau amplifie cet objet réel, il l’affuble de détails chimériques, sans qu'il cesse pour cela d'être reconnaissable ; et j’ai fait voir qu'après s’être livré à des digressions dont le délire étonne et afflige, le pauvre visionnaire se réfute lui-même en d'autres endroits avec une sagesse qu'on n’eût jamais attendue d'un homme dominé par des illusions si déplorables.

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Musset-Pathay, choqué avec raison de cette bizarre conclusion, a mis en note : « Elles ne pouvaient pourtant pas être, ces calomnies, l’ouvrage de ses amis. » El il ajoute : « Le tort de Rousseau fut d’y faire attention. » Voilà qui est facile à dire. J'aurais voulu voir si le stoïcisme de ces messieurs se fût soutenu dans une position semblable. Ils ont oublié, tous les deux, que ces calomnies frappaient sur un malheureux éprouvé par huit années consécutives de persécution et de diffamation, et qu'elles partaient de la même source que tous les outrages dont il avait été précédemment accablé. Qu’on juge, par l'erreur de ces deux hommes droits et sensés, de ce que durent être les préventions du public contemporain et de la profonde habileté des calomniateurs !

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Le plan de bienfaisance secrète dont il est question dans les Dialogues eût été rangé parmi les chimères, si le fourbe Dussaulx n'avait eu la maladresse de le révéler. Rousseau dit qu’il est livré à la dérision publique, flagorné, persiflé, etc. Il pouvait se faire bien des illusions à cet égard ; cependant les sarcasmes de Rulhières, les moqueries de quelques jeunes gens qui le poursuivaient jusque dans les lieux publics, sont des réalités, et ces réalités en font supposer une foule d'autres. En voici une très remarquable que Grimm, dominé par sa basse jalousie, n’a pas eu la force de taire. « Le retour de cet homme singulier, dit-il, dans une ville qui seule lui convient dans l'univers, a fourni, pendant quelques jours, un sujet de conversation à Paris. » Remarquons tout d'abord que Grimm ne peut parler de Rousseau sans lui lancer quelque injure. S'il revient à Paris, c'est que Paris seul lui convient, c'est que son orgueil l’y ramène, et il se hâte d'ajouter que l'on a parlé de lui pendant quelques jours. L'envieux a peur qu'un peu de gloire ne vienne consoler l'objet de sa haine ! « Il s'est montré, continue-t-il, plusieurs fois au café de la Régence, sur la place du Palais-Royal. Sa présence y a attiré une foule prodigieuse, et la populace s'est même attroupée sur la place pour le voir passer. On demandait à la moitié de cette populace ce qu'elle faisait là, elle répondait que c’était pour voir Jean-Jacques. On lui demandait ce que c'était que Jean-Jacques, elle répondait qu'elle n'en savait rien, mais qu'il allait passer » (Corresp., juillet 1770).

« Que pouvait penser Rousseau, dit Musset-Pathay, en voyant cette foule sur son passage ? Qui l'avait rassemblée et dans quelle intention ? On est forcé de convenir qu'il y a eu un concours de circonstances qui justifient l'expression de Grimm, quand il reconnaît une persécution fort étrange, et doivent faire pardonner à celui qui en fut l’objet d’y avoir cru » (Hist., t. Ier).

Ainsi, Musset-Pathay veut bien pardonner à Rousseau d'avoir cru, ce dont lui, historien, s'avoue forcé de convenir ! Quelle puissance logique ! De plus, il lui faut l’autorité de Grimm pour admettre la réalité de la persécution ; celle des faits, qu'il a tant de fois reconnue, ne lui suffît plus. Quant au baron de Grimm, personne ne pouvait mieux que lui répondre aux questions de Musset-Pathay ; il savait bien ce que faisait la populace et qui l'avait envoyée sur le passage de Rousseau. Qu'on ne soit pas dupe de la fausse sincérité du fourbe. S'il a l'air de dévoiler une démonstration malveillante, c'est qu'il a peur que cet empressement populaire ne soit regardé comme un acte d'enthousiasme ou de sympathie pour l'illustre écrivain. Il aime mieux trahir à moitié les auteurs de l'ovation que de laisser le public s'abuser sur son but dérisoire. Je profite de l'occasion pour rappeler que Rousseau regardait comme des moqueries cruelles les honneurs qu'on lui rendit en 1765, lorsqu'il logea au Temple, et en 1767, à Amiens. L'anecdote, certifiée par Grimm, ne justifie que trop cette opinion.

La confiance qu'on doit avoir maintenant dans la véracité de Rousseau, que pas un seul fait avéré n'a encore démentie, me décide à ranger parmi les réalités toutes les assertions des Dialogues qu'on ne pourrait rejeter sans le taxer d’imposture.

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Ceci m'amène à parler de ces éditions frauduleuses dont Rousseau se plaint tant dans ses Dialogues. Il fallait bien qu'il en existât, puisqu'il protesta à ce sujet par une note du 23 janvier 1774, retrouvée dans les papiers du comte Duprat et qui figure dans toutes les éditions complètes de ses œuvres. Il dit dans cette pièce qu'il s'est assuré par ses yeux de l'existence de ces éditions, des falsifications et des suppressions qui s'y trouvaient ; il déclare que tous les écrits nouveaux qu'on imprimera désormais sous son nom sont ou faux, ou mutilés et altérés avec la plus cruelle malignité. Il cite en particulier les réimpressions du libraire Rey comme les plus infidèles. M. Eymar, dans une critique sévère des jugements de M. Servan sur Rousseau, repousse toutes ces plaintes comme chimériques. Il raconte dans sa notice que, se trouvant un jour chez Rousseau, celui-ci dit qu'on lui prêtait à dessein les contresens les plus grossiers ; que dans un passage où on parlait des hommes, on avait mis saint à la place de sain ; ailleurs, au lieu de : « Vos élèves savent les cartes de géographie et le mien les fait », on avait imprimé : « et le mien les faits, » M. Eymar dit qu'il fut frappé de l'extrême et presque ridicule importance que ce grand homme attachait à si peu de chose et qu’il n'osa faire aucune observation. M. Eymar était un juge véridique et bienveillant, et j'accorde sans peine que la susceptibilité de Rousseau, dans le cas dont il parle, était ridicule ; cependant, je ferai observer qu'il ne s'agit, dans le trait qu'il a cité, que de fautes d'impression, et que Rousseau se plaignait de falsifications et de suppressions. Ces expressions ne peuvent s'appliquer aux légers contresens qui viennent d'être rapportés. Il est fâcheux que M. Eymar n'ait pas osé questionner Rousseau sur le fait vraiment important, celui de suppression, et que sur ses renseignements il n'ait pas vérifié, dans les éditions réputées frauduleuses, si effectivement elles contenaient les mutilations et autres altérations graves que Rousseau dans sa note assure y avoir vues de ses yeux. Faute d'avoir fait cette recherche, il a, bien involontairement sans doute, mais bien réellement donné une espèce de démenti à l'homme dont la sincérité n'était pas douteuse pour lui. Dans le livre des Confessions, on lit la note suivante relative au libraire Rey : « Quand j'écrivais ceci, j'étais bien loin d'imaginer les fraudes que j'ai découvertes ensuite dans les impressions de mes écrits et dont il a été forcé de convenir ». Le mot de fraude ne peut s’appliquer à des incorrections comme celles qu’a signalées M. Eymar, et l’aveu de Rey indique nécessairement quelque chose de coupable. Il est avéré qu’à cette époque, et même précédemment, il y eut un très grand nombre d’éditions faites à l’insu de Rousseau. Pour prononcer absolument sur la valeur de ses plaintes, il faudrait avoir sous les yeux toutes ces éditions, qui, aujourd’hui, sont à peu près introuvables. Cela n’empêche pas que mes observations ne soient justes, et qu’à défaut de preuves directes, je n’aie pour moi les probabilités.

[…]

Rousseau a avancé, dans ses Dialogues, qu’on avait intrigué dans les lieux où il avait vécu pour détacher de lui ses anciennes connaissances ; il parle de faveurs accordées à ceux qui, ayant eu autrefois des rapports intimes avec lui, avaient consenti à participer à sa diffamation. Il ne faut pas songer aujourd'hui à jeter la moindre lumière sur cette question ; je me borne donc à rappeler ici ce que j'ai dit dans le chapitre précédent de M. de Conzié, le plus ancien ami de Rousseau. « Je vais le voir, dit celui-ci, je vois qu'il me trompe, et je le trouve en correspondance avec M. de Choiseul. » Ce fait, à coup sûr, ne prouve pas les précédents, mais il les rend beaucoup moins incroyables qu'ils ne le paraissent au premier abord.

[…]

Il me serait facile de multiplier les citations, mais je ne veux pas abuser de la patience des lecteurs que ces excursions pénibles n'auront pas rebutés. À plus forte raison passerai-je sous silence une foule de traits des Dialogues, dont la forme manifestement outrée, ou même déraisonnable, peut cacher encore une réalité. Rousseau a si souvent raison dans ses conjectures, qu’il faut savoir douter quand on n'a pas la preuve certaine de son erreur.

[…]

Du reste, j’avoue que dans ce dernier ouvrage de Rousseau les aberrations intellectuelles, quoique moins choquantes que dans les Dialogues, annoncent, par la sérénité même qui les tempère, que le désordre moral était consommé sans retour, et qu'il ne devait plus cesser qu’avec la vie terrestre.

Après une analyse si longue, si minutieuse et, j’ose le dire, si sincère, j’ai tout lieu de croire que l’idée de complot, telle que je l'ai définie, d’après l’ensemble des faits, et d'après l'opinion de Rousseau lui-même, a cessé d’être ce paradoxe extravagant qui a rebuté tous les critiques et faussé leurs jugements. Je ne pense pas non plus que les lecteurs qui auront eu la patience de me supporter jusqu’au bout, puissent douter maintenant de l’existence d’une vaste et ténébreuse intrigue, dirigée avec un art infini par des personnages, la plupart distingues et puissants, qui se laissent rarement prendre sur le fait, et qu’il a fallu poursuivre péniblement à l’aide d’une faible lumière, à travers le labyrinthe qui les recèle. Cependant, il me semble que cette tâche n’a pas toujours été infructueuse. L’étude rigoureuse des faits, quelques rapprochements heureux, l’induction, la vraisemblance, ont souvent suppléé, dans mon travail, au manque total ou à l’obscurité des données positives. On y a vu l’habileté des fourbes, mise en défaut, soit par leurs propres maladresses, soit par celles de leurs complices, soit enfin par quelques-unes de ces manifestations providentielles qui, tôt ou tard, font crouler les œuvres d’iniquité. On m’accordera bien aussi, je l’espère, que parmi les existences d’hommes, il en est peu sur lesquelles la méchanceté se soit exercée avec autant d’art, de persévérance et de bonheur que celle de Rousseau. On est confondu en voyant les philosophes matérialistes déployer dans cette conception malfaisante une habileté au moins égale à celle de leurs mortels ennemis, les Jésuites. Maintenant, il ne doit pas être difficile de concevoir comment la raison de Rousseau dut succomber dans une lutte, en apparence si ordinaire, et en réalité si terrible. Il est même surprenant qu’avec tant de sensibilité et de faiblesse, elle n'ait pas été anéantie dès l’instant où elle entrevit le genre de supplice auquel on l’avait condamnée. On a dû distinguer, dans l’analyse que j’ai faite de cette singulière destinée, deux ordres de faits, les uns rigoureusement démontrés, les autres spécieux ou imaginaires. Je ne doute pas qu’on n’ait été frappé de voir combien ces derniers sont peu nombreux, comparativement aux premiers. N’est-il pas très singulier que dans la vie d’un homme regardé généralement comme fou, on trouve tant de choses certaines qui déposent en faveur de sa raison, et si peu qui dénotent l’altération de son intelligence ; que la part de la réalité y soit si considérable et celle de l’erreur si bornée ? C’est précisément cette contradiction apparente qui résout le problème de la destinée de Rousseau. Les critiques superficiels, et après eux le public, vont sans cesse répétant que Rousseau ne fut malheureux que parce qu'il était fou, tandis que la vérité est dans cette proposition inverse, dont tout mon écrit n'est qu'une longue démonstration : Rousseau ne devint fou que parce qu'on le rendit très malheureux. Musset-Pathay, lui-même, malgré sa timidité et ses contradictions, est arrivé par l'impulsion de la conscience à la même conclusion que moi. Après avoir maintes fois déclamé assez étourdiment contre l'idée de complot, il a laissé enfin échapper cet aveu remarquable : « Quand, dit-il, il ne fut plus possible à l’envie de nier le talent de Rousseau, elle n’eut rien de mieux à faire que de le déclarer fou, en préparant tout pour qu’il le devînt » (Hist., t. Ier,). Et Musset-Pathay ne veut pas qu’on donne le nom de complot à cette infernale machination ! Du reste, tout se passa réellement comme il vient de le dire. L'imputation de folie, imaginée pour la première fois par Hume, n’était dans le principe qu’un mensonge adroit destiné à couvrir ses intrigues. Elle fut ensuite mise à profit par ses auxiliaires et successeurs, dans un but absolument semblable. Sain ou non d’esprit, Rousseau devait être déclaré fou ; cela entrait dans les moyens d’exécution du système, car il fallait à tout prix mettre les calomniateurs à couvert. Mais enfin, grâce à leur cruelle persévérance, de fictive qu’elle était d’abord, la folie devint réelle ; la haine obtint plus qu'elle n’avait espéré. Dès cet instant, les persécuteurs purent tout braver ; les plaintes, les raisonnements, l’évidence même ne les inquiétaient plus. Le malheureux, disaient-ils, est devenu fou de rage, les vices de son cœur ont altéré sa raison ; laissez ce furieux injurier et calomnier les hommes qui eurent le malheur d’être ses amis et ses bienfaiteurs ! — Le public d’alors les crut sur parole, et celui d’aujourd’hui répète ce qu’avait dit le public d’autrefois !

Il ne me reste plus à traiter qu’une question, accessoire il est vrai, mais qui m’a paru mériter quelque intérêt. La monomanie de Rousseau était-elle susceptible de guérison, et quel était le remède à employer ? Les monomanies sont, en général, difficiles à guérir, surtout lorsqu’elles se sont établies graduellement et par la longue influence des peines morales. Le caractère de l’individu influe aussi beaucoup sur le degré de curabilité de la maladie ; ainsi, la sottise, l’ignorance, la pusillanimité, les préjugés d’éducation, de position, les vices de tout genre sont de grands obstacles au retour de la raison. Quelquefois aussi un haut degré d’intelligence, une sensibilité exaltée, un excès de bonté et de droiture en sont de plus grands encore. C’était le cas de Rousseau. Lorsqu’on a eu la patience de lire en entier ses Dialogues, on est frappé d’une idée qui y revient presque à chaque instant. Rousseau s’indigne que, parmi la foule de ceux qui l’approchaient, pas un n’eût voulu s’expliquer avec lui sur les causes de ses malheurs et sur sa diffamation. Je ne parle pas des malveillants ; la dissimulation faisait partie essentielle de leur rôle ; mais les honnêtes gens se taisaient aussi, et je dirai tout à l’heure pourquoi. Ce n’était certainement pas par ignorance. J’ai prouvé que la diffamation de Rousseau était aussi publique que possible. Grimm, Diderot, d’Holbach, Voltaire, Hume, d’Alembert et tant d’autres, tous très répandus dans le monde, y avaient semé la calomnie à profusion, et avec d’autant plus de facilité que Rousseau, errant et presque séquestré, ignorait, la plupart du temps, l’existence de leurs manœuvres. Les papiers publics, français et étrangers, s’empressaient de répéter leurs accusations elles propageaient au loin. Hume dit lui-même que le bruit de sa querelle se répandit en un instant dans toute la France. Il fallait que cet accord malfaisant eût produit une notoriété bien universelle, puisque, suivant Mme de La Tour, on savait en province que Rousseau avait mis ses enfants à l'hôpital. Il est donc clair que ceux qui l’approchaient connaissaient au moins les détails vulgaires de la diffamation, et pourtant tous gardaient le silence. Eymar lui-même, visiteur bienveillant, qui n'ignorait rien, s'abstint de toute explication. Voyez sa notice (Œuvres inédites de Rousseau, t. II). Beaucoup d'honnêtes gens, sans doute, imitaient cette fâcheuse réserve, et, forcés de donner à leurs visites des motifs peu naturels, ou de recourir au prétexte banal de la copie, ils contribuaient avec les fourbes à nourrir la défiance de Rousseau. On le voit, dans ses Dialogues, traiter avec mépris ces survenants qui s'introduisaient chez lui, armés d’un chiffon de musique, et qui s'y cramponnaient sans qu'il pût pénétrer leur dessein. L'intention pouvait être bonne quelquefois ; les visites d’Eymar le prouvent ; mais il est sûr que ce mutisme général était bien fait pour effaroucher le pauvre malade. Cette réserve s’explique facilement chez ceux que l'estime et la sympathie attiraient chez lui. Ils y venaient prévenus d'avance de son triste état. Il leur était, sur toutes choses, recommandé de ne pas aborder le sujet scabreux des ennemis et des malheurs, sous peine d'endurer les divagations les plus insensées et d'être congédiés durement en cas d'incrédulité, ou même de simple discussion. C'était encore une tactique adroite des calomniateurs. Ils prévenaient ainsi tout éclaircissement, et enchaînaient jusqu'à la droiture et la compassion. On me demandera sans doute, et on en a le droit, comment je m’y serais pris pour aborder Rousseau, pour traiter impunément avec lui la délicate question du complot, et tenter la guérison de l'auteur des Dialogues. Précisément par le moyen qu’il a indiqué lui-même. Voici la lettre fictive qu’il se fait écrire par son interlocuteur : « J’ai besoin de vous voir et de vous connaître ; ce besoin est fondé sur l’amour de la justice et de la vérité. On dit que vous rebutez les nouveaux visages ; je ne dirai pas si vous avez tort ou raison, mais si vous êtes l’homme de vos livres, ouvrez-moi votre porte avec confiance ; je vous en conjure, pour moi ; je vous le conseille pour vous. Si vous ne l'êtes pas, vous pouvez encore m'admettre sans crainte, je ne vous importunerai pas longtemps » (2ème Dialogue). J’aurais écrit quelque chose d’analogue, au style près. Une fois admis près de Rousseau, et je l’aurais été, j'en suis sûr, je lui aurais révélé sans réserve tout ce que j’aurais su des propos publics sur son compte, et des manœuvres malveillantes dont j’aurais pu être témoin. J’aurais cherché à en apprendre davantage ; j’aurais fait part à Rousseau de mes découvertes, sans autre précaution que d’exiger le secret, et quel homme le garda jamais plus religieusement que lui ! Pourquoi le secret ? C’est qu'à cette époque un rôle semblable avait ses dangers, et qu'une imprudence eût à la fois compromis ma sûreté et le succès de ma tentative. Je n'aurais rien tu, rien atténué ; puisque le mensonge et les ténèbres avaient causé tout le mal, la vérité et la lumière devaient le réparer. Cette conduite sincère m’eût infailliblement gagné la confiance du pauvre affligé ; alors j’aurais abordé la partie la plus difficile de ma tâche : la discussion des chimères. Rousseau m’eût sans doute lu ses Dialogues. Écoutant toujours avec une attention respectueuse, et protestant de ma foi entière dans sa sincérité, je me serais bien gardé de rejeter brusquement les traits exagérés, ni même de laisser percer la surprise. J'aurais hasardé graduellement des objections, non sur le fond de la question, mais sur des choses de détail. Puis j'aurais insisté sur la nécessité d'une discussion rigoureuse pour établir un fait aussi exceptionnel que celui d’une trame dont toute une génération eût été complice. Alors, raisonnant à peu près comme je l’ai fait précédemment, mais avec bien plus davantage, puisque sur toutes les questions de fait j'aurais obtenu de Rousseau des renseignements certains et décisifs, qui manquent totalement aujourd’hui, j’aurais tâché de ramener insensiblement l’idée de complot â ses véritables proportions. Pour rendre mes arguments plus persuasifs, je n’aurais pas manqué de recourir è tout ce que les Dialogues contiennent de singulièrement judicieux sur ce sujet ; j’aurais appelé de Rousseau insensé à Rousseau raisonnable. Il eût fallu, pour arriver là, un temps considérable, des ménagements infinis, une patience sans bornes, et tout ce que l'estime, l'attachement, la commisération eussent inspiré à un cœur généreux. Point de phrases banales, pas d’admiration, pas d'assiduité trop marquée, pas de services, pas de subterfuges, même dans un but louable ; la plus rigoureuse vérité avec le plus vrai des hommes ! Si j’avais pu m'associer quelques honnêtes gens animés des mêmes intentions que moi ; si, surtout, une seule femme judicieuse et sensible eût consenti à coopérer à cette œuvre de salut, que de consolations inattendues seraient venues remplir le cœur du pauvre Rousseau, et préparer le retour de sa raison par celui des doux sentiments qu'il avait cessé d'attendre du commerce des hommes ! Mme de Staël, qui a souvent partagé les préjugés publics à son égard, a du moins rendu justice à son caractère ; elle semblait avoir pressenti la possibilité de relever cette pauvre âme, et je suis sûr qu’elle l'eût tenté, si Rousseau eût vécu à l’époque où, presque au sortir de l'enfance, elle écrivait sur lui ce trait charmant : « Ah ! pourquoi n’a-t-il pas rencontré une âme tendre qui eût mis tous ses soins à le rassurer, à ranimer son courage abattu, qui l'eût aimé profondément ! Il eût fini par le croire. Ah ! Rousseau, qu'il eût été doux de le rattacher à la vie, d'accompagner les pas dans les promenades solitaires, de suivre les pensées, et de les ramener par degrés sur des espérances plus riantes ! Que rarement on sait consoler les malheureux ! » (Lettres sur le caractère et les ouvrages de Rousseau.)

Et qu'on ne croie pas cette tâche plus difficile qu'elle ne l'était réellement. Il ne s'agissait que d'oser, et personne n'a osé. De là, cet opiniâtre préjugé de Rousseau sur les intentions de tous ceux qui l'approchaient, et dont les honnêtes gens même subissaient l'influence. Voyez, dans les Dialogues, avec quelle facilité il se soumet aux observations de son interlocuteur, comme il va au-devant de ses doutes, comme il lui fait sans réserve l'exposé de ses sentiments, de ses habitudes, de ses faiblesses. Je suis sûr qu'il eût enduré la discussion, la contradiction, les vérités dures de la part d'un homme en qui il eût reconnu des intentions droites et de l'affection. « Il m'est arrivé plusieurs fois, a dit de lui Bernardin de Saint-Pierre, de combattre quelques-unes de ses opinions : loin de le trouver mauvais, il convenait avec plaisir de son erreur lorsque je la lui faisais connaître. » Non, ce n'était pas un fou incurable celui qui, dans ses Dialogues, parlait ainsi de lui-même : « Quelque consolation néanmoins est encore à sa portée... Il m'a dit cent fois qu'il se serait consolé de l'injustice publique, s'il eût trouvé un seul cœur d'homme qui s'ouvrit au sien, qui sentit ses peines et qui les plaignit. L'estime franche et entière d'un seul l’eût dédommagé du mépris de tous les autres. Laissons au public l'erreur où il se complaît ; montrons à celui qui en est la victime que nous ne la partageons pas... Si vous venez à lui avec les sentiments qui lui sont dus, vous le trouverez prêt à vous les rendre... ; si nous nous unissons pour former avec lui une société sincère, une fois sûr de notre droiture et d'être estimé de nous, il nous ouvrira son cœur, et recevant des nôtres les épanchements auxquels il est si naturellement disposé, nous pourrons en tirer de quoi former de précieux mémoires, dont les générations à venir sentiront la valeur, et qui les mettront à même de discuter contradictoirement des questions aujourd'hui décidées sur le simple rapport de ses ennemis. Le moment viendra, mon cœur me l'assure, où sa défense, aujourd’hui si périlleuse et si inutile, honorera ceux qui voudront s'en charger, et les couvrira, sans aucun risque, d'une gloire aussi belle, aussi pure que la vertu la puisse obtenir ici-bas. »

Chapitre IX. – Des calomnies intentées contre la mémoire de Rousseau depuis sa mort jusqu'à nos jours. – Réfutation de quelques jugements erronés

À la fin de novembre 1778, Mme de La Tour-Franqueville écrivait ce qui suit à Fréron fils, qui avait succédé à son père dans la rédaction de l'Année littéraire: « Je ne puis m'empêcher de déplorer la destinée d’un homme à qui ses talents et ses vertus devaient en procurer une si différente. Depuis que nous l'avons perdu, presque tous ceux qui ont parlé de lui ont plus ou moins ouvertement insulté à sa cendre. Il semble qu'on ait pris à tâche d'avilir la mémoire d'un homme dont la noble fierté osa lutter contre tous les genres d'infortunes » (édition de Genève, t. XXX, pag. 14). Ailleurs, elle parle des manœuvres employées par les encyclopédistes pour empêcher la publication de ses apologies, et elle ajoute : « Si l'on n'attaquait que les écrits de Rousseau, on pourrait se taire ; mais ce sont ses mœurs, ses intentions, ses principes qu'on calomnie avec une fureur sans frein et sans exemple ».

Un autre écrivain contemporain, dont j’ai déjà parlé, Eymar, de Marseille, s’exprime ainsi : « Je n'expliquerai pas comment il est arrivé qu’au sein d’une nation éclairée, des hommes, et surtout des gens de lettres, d’ailleurs si opposés entre eux d'opinions et de conduite, se soient trouvés réunis en un seul point, celui d’outrager une mémoire respectable, et de traîner dans la fange, avec un acharnement jusque-là sans exemple, un écrivain et des ouvrages que la génération précédente avait couverts d’éloges et d'admiration » (Œuvres inédites de Rousseau, publiées par Musset-Pathay, t. II). Eymar se trompe de beaucoup, quant aux éloges qui regardent la personne de l’écrivain ; il est clair qu'il était peu au fait des détails de la destinée de Rousseau. Toutefois, j'ai dû citer son témoignage, parce qu’il émane d’un homme qui ne se passionnait pas, et qui rapportait ce qu'il avait vu. Rechercher dans les écrits périodiques du temps les traces de ce débordement de haine ; exhumer tous les pamphlets dans lesquels la mémoire de Rousseau était outragée, ce serait abuser de la patience du lecteur ; et d'ailleurs, ces tristes productions ont en grande partie disparu aujourd'hui. Les deux citations qui précèdent suffiront pour donner une idée de ce qui dut être publié immédiatement après la mort de Rousseau.

[…]

J'ai oublié de parler de Roucher qui, dans son poème des Mois, rendit hommage au caractère de Rousseau. Malheureusement il chanta aussi la gloire de Voltaire. Malgré cette contradiction, je dois citer un trait qui l'honore et qui donnera en même temps une idée du despotisme que les ennemis de Rousseau exerçaient sur l'opinion. « Roucher, dit Musset-Pathay, publia le premier les quatre lettres de Rousseau à M. de Malesherbes dans les notes du onzième chant du poème des Mois, c'était en 1779. Les démarches que l'on fit pour l'empêcher d'imprimer sont à peine croyables, quoique certaines. On voulait établir un système de diffamation contre l’auteur d'Émile, et l'on sentait que ces lettres ne pouvaient produire que des impressions favorables pour celui qui les avait écrites. Roucher eut le courage de résister aux séductions, et de braver les menaces de ceux qui donnaient le ton, à cette époque, dans la république des lettres » (Hist., t. II).

Il est étrange que cet aveu de Musset sur la réalité de la diffamation systématique ne lui ait pas épargné tant de négations sur celle du complot. Quelle différence y a-t-il entre ces deux idées ? Aucune. Rousseau, je le répète, s'est trompé sur les détails, sur les proportions du complot, mais non sur son existence ; or, cette existence, Musset-Pathay l'a traitée de vision, c'est en cela que consiste l'inconséquence.

[…]

À ces hommages stériles succéda bientôt le plus cruel outrage que le nom de Rousseau pût recevoir de la main des hommes. Les héros de la terreur se dirent ses disciples ; Robespierre, surtout, affecta pour lui un enthousiasme mystique. On entendit en frémissant des paraphrases hypocrites de la Profession de foi du vicaire savoyard sortir de la bouche de ce monstre, en même temps que les formules d’extermination ; Marat, c’est tout dire, s’associa â cette effroyable jonglerie, et pour comble d’ignominie, Hébert, le rebut de cette tourbe d’assassins, osa poser une couronne sur le buste de l’homme qui avait dit que toutes les libertés du monde ne valaient pas une goutte de sang innocent !... En 1794, les restes de Rousseau, enlevés du tombeau pittoresque où ils reposaient, furent transférés triomphalement à ce qu’on appelait le Temple des Grands Hommes. Ceux de Marat l'y suivirent quelques jours après ! Les mêmes saturnales eurent lieu à Genève. « Des honneurs décernés par des mains impies, dit Eymar (de Marseille), ont tourné à la honte de celui qui en était l’objet, et qui, s’il eût vécu, les eût repoussés avec horreur. On l'a confondu avec les scélérats qui lui dressaient des autels, qui sanctifiaient la maison où il est né, qui donnaient son nom à une place publique. Ce nom est devenu un opprobre, et il n’y a pas de Genevois, issu de famille patricienne, qui, aujourd’hui, n'évite de le prononcer, ou ne le prononce qu'avec une sorte de frémissement » (Œuvres inédites de Rousseau, t. II).

[…]

Ceux que le prestige des idées françaises n'aveugle pas trop savent tout ce que ce mot de régime impérial résume de machiavélisme, d'insensibilité, d'abjection matérialiste. Le dieu de cette triste époque, c'était l'empereur Napoléon, ses dogmes, c’étaient la force brutale, la servilité, la gloire, la fortune ! Dans un semblable système, que voulez-vous qu’on pense d’un J. J. Rousseau ! Napoléon, du haut de sa gloire, n'a pas dédaigné de lancer aussi son insulte sur la mémoire de l'humble philosophe. Il en a parlé rarement, mais toujours avec un mépris cruel.

[…]

La discussion paraissait close pour jamais, lorsque vint la Restauration, c’est-à-dire le retour des principes et des hommes de l’ancien ordre de choses, par l’invasion étrangère. Le conflit acharné des presses ultra-royaliste et libérale ramena de nouveau sur la scène tous les penseurs du siècle précédent, auxquels les organes de l’absolutisme attribuaient la Révolution. Rousseau fut peut-être le plus maltraité de tous, précisément parce qu’il avait été le plus sincère et le plus modéré. Le clergé surtout l’accabla de ses anathèmes. Une partie de la génération actuelle ne peut avoir oublié la rage des journaux monarchiques et religieux, les inepties des mandements d’évêques, les homélies dignes de Torquemada, que fulminait alors contre la philosophie et le libéralisme l’abbé de Lamennais, aujourd’hui tribun du peuple et apôtre du socialisme. En 1818, un avocat osa dire en pleine audience que le jeune La Live d’Épinay, fils de Mme d’Épinay, avait tenté, à l’âge de quinze ans, d’empoisonner son père, et que ce crime était le fruit de l'’éducation qu’il avait reçue de Rousseau.

[…]

« Pusillanime, dit-il, contre des dangers qu'il aurait dû mépriser, audacieux à la vue de ceux qu'il aurait dû craindre, Jean-Jacques appréhendait tout pour sa personne, rien pour sa réputation. Il recule devant des périls imaginaires, des embûches contre sa vie, qui n'existent que dans son esprit et dans ses Confessions ; par des allégations, peut-être aussi vaines que superflues, il donne sciemment contre un écueil où son honneur devait échouer et se perdre. » À ces plates invectives succède l'accusation obligée d'ingratitude ; après quoi M. de Portetz continue ainsi : « Toujours l’opinion a, par ses mépris, fait justice de la bassesse qui, ne cherchant à obtenir la confiance qu’afin de la trahir, vend pour de honteux emplois, ou pour un peu d’or, les secrets d’un ami. » La seule chose qui soit claire dans cette grotesque période, c’est que son auteur est plein de haine, et qu’il n’a pas lu une seule ligne de la vie et des écrits de l’homme auquel il en fait l’application.

[…]

Voici ce que dit Musset-Pathay de la Biographie universelle, immense recueil dans lequel tant de médiocrités présomptueuses sont venues donner à Rousseau le coup de pied de l’âne : « Au grand nombre d’articles dans lesquels Rousseau est attaqué, nous serions tenté de croire qu’on a fait un appel, donné le mot d’ordre et signalé l’auteur d'Émile comme un brigand contre lequel il fallait, pour le frapper, profiter de toutes les occasions et même en faire naître. C’est surtout la Notice sur Rousseau, par M. de Sevelinges, qui doit nous occuper » (Œuvres inédites, t. II).

[…]

La cause de Rousseau trouva enfin un seul véritable défenseur ; ce fut Musset-Pathay. On m'a vu, dans le cours de cet écrit, relever assez durement ses nombreuses inexactitudes et ses graves méprises. J'ai déjà parlé des raisons qui m'avaient rendu si sévère (voyez chap. Ier) ; il faut que j'achève de m'expliquer. Si Musset-Pathay eût été un homme de parti, un calomniateur, ou simplement un discoureur étourdi, je me serais contenté de le prendre en flagrant délit de mensonge ou d'absurdité, puis je l'aurais laissé là ; mais Musset-Pathay était un honnête homme, un ami sincère de Rousseau, un observateur le plus souvent judicieux. J'ai prouvé que ses erreurs portent toutes sur des questions essentielles ; qu'elles ont le grave inconvénient de passer à la faveur de la probité et du dévouement, et de former, par cela seul, un préjugé très difficile à détruire. J'ai donc été forcé de les réfuter avec plus de rigueur que celles qui provenaient d’une source moins pure. Affranchi de cette tâche pénible, je me hâte de rendre à ce digne homme toute la justice qu'il mérite. Son penchant pour Rousseau provenait d'un sentiment instinctif de justice et de vérité. Ce penchant, bien différent de l'engouement passager qui saisit quelques têtes ardentes et cède bientôt aux préjugés dominants, persista et se perfectionna dans l'âge mûr, malgré les prédictions de quelques sages à qui il paraissait ridicule (voir l'introduction de l'Histoire de Rousseau). Le premier ouvrage de Musset-Pathay parut en 1821, au moment où les efforts de la faction ultra-royaliste préparaient déjà le coup d'État de 1830 et la chute d'un trône. Musset-Pathay, partisan modéré de l'opposition libérale, évita sagement d'attirer sur lui les colères des inquisiteurs de l'époque. Il en fut quitte pour une ample portion d'injures et de sarcasmes de la part des écrivains absolutistes. On le traita de grand-prêtre de Rousseau, de garçon philosophe, mais personne ne le réfuta. Quant à son travail, s'il laisse à désirer sous quelques rapports, il n'en a pas moins le rare et durable mérite d'être la première et la seule apologie complète de Rousseau, et d'avoir été publié dans un moment où il y avait réellement du courage à prendre sa défense. Je ne crains pas de répéter que sans les recherches laborieuses de Musset-Pathay, il m'eût été peut-être impossible de publier les miennes ; je devais à sa mémoire ce tribut de respect et de reconnaissance.

En 1825, Musset-Pathay fit paraître, sous le titre œuvres inédites de Rousseau, un recueil en deux volumes, dont le premier contient un grand nombre de lettres et quelques pièces intéressantes. Le second se compose de plusieurs morceaux d'Eymar, et de discussions importantes ; mais l’auteur n'eût pas dû lui donner le même titre qu'au précédent, puisqu’il ne contient presque rien de Rousseau. Cet ouvrage m'a été également d'un grand secours.

Après les événements de 1830, il n'y eut plus de croisades contre le sens commun, ni contre la philosophie moderne, et l'on cessa de s'occuper de Rousseau. L'opinion paraît aujourd'hui rassasiée jusqu'au dégoût de cette question bientôt séculaire. Les moins dédaigneux des penseurs actuels déclarent nettement qu'il n'est plus possible de la raviver ; que tout est vu, entendu, jugé ; mais qu'on ne peut empêcher personne de rabâcher pour sa propre satisfaction et à ses frais. Cependant Rousseau n’est pas encore tellement oublié, les rancunes de philosophe, de prêtre, d’homme politique, d’écrivailleur, de médecin, ne sont pas tellement éteintes que de temps en temps l’observateur n’en surprenne de remarquables échantillons. D’abord, les biographies de commande, éparses dans les journaux et surtout dans les nombreux ouvrages par souscription qui inondent ou plutôt qui infectent la librairie, sont toutes calquées à très peu près sur l’article type de la Biographie universelle. On dira que ce sont des objets de commerce, payés à tant la ligne, et que dès lors ils ne tirent pas à conséquence. Il n’en est pas moins vrai que ces copies, quelque méprisables qu’elles soient, représentent exactement l’opinion publique ; qu’elles tendent à la fausser de plus en plus et à éterniser ses erreurs. Indépendamment de ces petits pamphlets industriels, les productions les plus sérieuses de notre littérature ne sont pas devenues inaccessibles à certaines antipathies instinctives contre l’auteur d'Émile. L’injure, il est vrai, ne s’y rencontre pas, comme dans le siècle dernier, en masses compactes, ni sous forme de traités ex professo : c’est tout au plus si quelque brillant penseur lui consacre un article de journal ou la relègue dans les notes d’une préface ; mais, quelque part qu'elle soit, on est sûr de la retrouver toujours la même, irréfléchie, passionnée, amère. Je n'ai pas recueilli tout ce que j’ai lu dans ce genre, et quand je l’eusse fait, je me garderais bien d’en encombrer une revue déjà si longue. Cependant, comme il faut absolument la compléter, je choisirai dans mes notes celles qui me paraîtront caractériser le mieux les dispositions actuelles de l'opinion.

Dans un rapport fait il y a quelques années à l'Académie sur les Pensées de Pascal, par M. Cousin, on lit ce qui suit : « En sortant des mains de Pascal, la prose française était assez forte pour résister au commerce des génies les plus différents et porter, tour à tour, sur le fondement inébranlable de la simplicité, de la clarté et d’une méthode sévère, la majesté et l’impétuosité de Bossuet, la grâce mystique de Fénelon et de Malebranche, la plaisanterie aristophanesque de Voltaire, la profondeur raffinée de Montesquieu et jusqu’à l'éloquence fardée de Rousseau, avec laquelle finit l’époque classique et commence l’ère nouvelle et douteuse que nous parcourons. »

Je passe sur le dédain qu'exprime ici M. Cousin à l'égard de Rousseau penseur et écrivain, et qu'on retrouve souvent dans ses ouvrages ; ce n'est pas ce qu'il y a de pis dans sa tirade. Il s'y trouve un mot qui, à lui seul, vaut un volume. Éloquence fardée sous-entend le faux sous toutes les formes. L'homme qui parle de vérité avec une éloquence fardée ne saurait être sincère ; c'est un rhéteur, un faux prophète, un tartufe ; j'en appelle là-dessus au bon sens le plus vulgaire.

[…]

Voici maintenant un extrait des Jugements de M. de Barante sur Rousseau, contenus dans son ouvrage intitulé : De la littérature française au dix-huitième siècle. Caractère. « Sans famille, sans amis, sans patrie, errant de pays en pays, opprimé partout, Rousseau conçut une espèce de révolte, une fierté intérieure qui s'exaltèrent jusqu'au délire. La vanité des autres auteurs était tout extérieure : la sienne qui, pendant longtemps, n'avait reçu aucune jouissance venant du dehors, s'était réfugiée au plus profond de son âme pour y troubler son bonheur, et ne lui donner jamais de relâche. Rien ne pouvait le satisfaire. Sans bienveillance pour les hommes, tout ce qui venait d'eux ne pouvait l’adoucir. Il était de ces esprits dont l'orgueil est tellement insatiable qu'au besoin ils s'indigneraient d'être hommes, s'imaginant que la nature leur doit plus qu'aux autres » (pag. 120).

Cependant M. de Barante veut bien accorder que Rousseau ressentit l'enthousiasme de la justice et de la vertu ; mais il se dépêche d'ajouter : « Tout en voulant y exciter les autres, il a ébranlé ce qui sert de base à la vertu et à la justice, le sentiment du devoir. C'est là le vice de sa philosophie. Isolé dans le monde, il n'avait jamais senti le devoir que comme une chaîne ; il n'avait pu voir, malheureux qu’il était, que le devoir, loin d'être une barrière aux sentiments de l'homme, est au contraire leur application bien dirigée » (pag. 121).

[Viafx24 (2023): ci-dessus: potentiel point de vue du surhomme]

M. de Barante a oublié de dire en quels endroits de ses écrits Rousseau a ébranlé le sentiment du devoir.

Sur l'Émile. « Il était tout simple que Rousseau voulût élever l’enfant non pas pour la société, mais contre la société. En effet, quand on a formé l’homme de manière à le constituer en hostilité avec ses semblables, et qu'ensuite on le place au milieu d'eux, il doit se révolter contre tout ce qui leur sert de règle. On lui a appris à ne suivre que celles qu'il s'est faites à lui-même, mais rien ne contribue à le maintenir dans ces règles imaginaires. Son intérêt, son orgueil, ses habitudes d'indépendance les lui feront transgresser, sans que l'exemple universel puisse l'y rappeler ; Il sera coupable et malheureux ; il ne rencontrera ni pitié ni bienveillance, et se trouvera conforme au philosophe qui lui a donné une telle éducation » (pag. 126).

Plus loin, M. de Barante dit que Rousseau a mal observé l'enfance ; « mais, ajoute-t-il, n'est-il pas juste qu'un père tel que Rousseau méconnût l'enfance ? Rousseau a fondé toute la morale sur l'intérêt personnel, d'une façon peut-être encore plus spéciale qu'Helvétius. On pouvait s'y attendre de la part d'un homme qui a toujours manqué de bienveillance envers ses semblables. » Où M. de Barante a-t-il vu que Rousseau avait fondé la morale sur l'intérêt personnel ? Il a encore oublié de l'indiquer. Rousseau, défenseur ardent de la conscience contre la morale conventionnelle des matérialistes, accusé d'être plus matérialiste qu'eux ! On ne s'attendrait pas à trouver de ces bévues sous la plume d’un homme de talent.

« Rousseau, dit M. de Barante, s'élève par un essor sublime vers Dieu, et il part de là pour rejeter les religions positives et les cultes... En examinant Rousseau, on voit qu’il y a de l’analogie entre une religion sans culte et une vertu sans pratique » (pag. 128). Rousseau a si peu rejeté les cultes, qu’à Môtiers il sollicita et obtint la faveur d’être admis à la communion. Quant à sa vertu sans pratique, c’est une injure gratuite. Si quinze ans d’épreuves supportées avec courage n’indiquent aucune vertu, c’est que de nos jours, sans doute, le monde est plein d’hommes vertueux, et que leur vertu s’exerce sur des sujets bien autrement sublimes. Quelle admiration inspireraient à la postérité ces stoïques censeurs du pauvre Rousseau, si notre histoire n'’était pas à côté pour les démentir !

Sur les Confessions. « Rousseau nous fait partager chacune de ses pensées, et pour ainsi dire de ses actions. Nous tombons avec lui dans des erreurs irrésistibles ; nous prenons son fol orgueil, nous ne voyons qu’outrages et injustices ; nous devenons les ennemis de tous les hommes et nous le préférons à eux. » M. de Barante est-il bien sûr d’avoir éprouvé tout cela à la lecture des Confessions ? « Mais, ajoute-t-il, en y réfléchissant mieux, nous apercevons que cet homme qui a su nous entraîner avec lui, a constamment mené une vie pleine d’égoïsme ; que les jouissances qu’il a recherchées ont toujours eu quelque chose de solitaire et de non partagé, qu’il n’a jamais sacrifié son intérêt qu’à son orgueil ; qu’il a été envieux de tout ce qu’il n’a pas obtenu (Envieux de quoi et de qui ?), quoiqu’il ait souvent renoncé à l’obtenir ; que ses affections mêmes ont eu un caractère d’égoïsme ; qu’il a aimé pour sa propre satisfaction et non pour celle des autres. Enfin, on se repent de s’être ainsi calomnié en ne se croyant pas meilleur qu’un tel homme ; on conçoit bien toutes ses fautes, mais on ne les pardonne plus ; on ne confond plus des explications avec des excuses » (pag. 135).

[Viafx24 (2023): ci-dessus: potentiel point de vue du surhomme]

Je recommande cette haineuse tirade à ceux qui croient que Rousseau est oublié. Je me suis peu étendu sur les opinions de M. de Barante, qui ne sont guère que des invectives et des lieux communs ; il me suffit d’avoir constaté son animosité, colorée par de la haute morale, par une indignation factice, et qui rivalise avec celle des plus ardents détracteurs de Rousseau.

[…]

M. Villemain dit ce qui suit de la morale de Rousseau : « Je sais bien que Rousseau, comme moraliste, n'est pas à l'abri du reproche. De nos jours, on a dit que sa morale était un appel à la passion contre le devoir, ou plutôt qu'il avait voulu mener les devoirs comme les passions nous emportent, par élan, par instinct. « Que cette objection s'adresse à la vie de Rousseau, qu'elle explique les chutes de cette vertu dont il se vantait, et qu'il osait offrir aux regards de Dieu. À la bonne heure, mais le reproche ne doit pas atteindre la morale de ses écrits, surtout quand on la compare à celle de son siècle. » M. Villemain n'a pas osé dire et à celle du nôtre ; je supplée à sa timide indulgence. Voici maintenant ma réponse à ce qui regarde Rousseau. Il ne s'est point vanté de sa vertu ; entre une foule de traits de ses écrits qui le prouvent, je choisis le suivant tiré de son second Dialogue : « La plus sublime des vertus, celle qui demande le plus de grandeur, de courage, de force d’âme, est le pardon des injures, l'amour de ses ennemis. Le faible Jean-Jacques, qui n’atteint pas même aux vertus médiocres, ira-t-il jusqu'à celle-là ? Je suis aussi loin de le croire que de l'affirmer. » Ce n'est donc pas sa vertu que Rousseau a osé offrir aux regards de Dieu, c'est sa bonté originelle, c'est l'innocence de sa vie, ce sont les malheurs qui ont racheté ses fautes pour lesquelles on affecte une sévérité si ridicule. Il ne se fit point, comme on le dit, de système sur la nature du devoir et sur ses applications ; ses chutes vinrent de l'opposition qui existait entre son ardent amour du bien et la faiblesse de sa volonté. « S’il agit rarement comme il doit, dit-il de lui-même, plus rarement encore il agit comme il ne doit pas ; toutes ses fautes, même les plus graves, ne sont que des péchés d'omission mais » c’est par là précisément qu’il est le plus en scandale aux hommes, qui, ayant mis toute la morale en petites formules, comptent pour « rien le mal dont on s’abstient et pour tout l'étiquette des petits procédés, et sont bien plus attentifs à remarquer les devoirs auxquels on manque, qu'à tenir compte de ceux qu’on remplit » (2ème Dialogue).

[Viafx24 (2023): ci-dessus: potentiel point de vue du surhomme]

[…]

Triste et frappante confirmation de tout ce que j’ai dit de la puissance des erreurs publiques sur les esprits les plus distingués, sur les âmes les plus honnêtes, et de l'énormité des obstacles qui s'opposent encore à la réhabilitation complète de Rousseau !

Chapitre X – Du caractère de Rousseau.

Des onze chapitres dont se compose cet écrit, neuf ont été consacrés à l'élude des faits. Il était difficile de faire une plus large part à la question historique. Je me hâte de rassurer ceux qui, sur l'énoncé du présent chapitre, s'attendraient à une de ces amplifications à effet, au moyen desquels les panégyristes s'imaginent clore leur sujet d'une manière pittoresque. Cette dernière discussion n'est que le complément nécessaire de l'analyse des faits ; c'est sa conclusion morale. Après avoir décrit la destinée de Rousseau, je définis son caractère, je juge son cœur.

Les charges qui subsistent encore dans toute leur rigueur primitive contre la mémoire de Rousseau peuvent être ainsi résumées : Abandon de ses enfants, ingratitude, misanthropie, orgueil, hypocrisie. Je vais les examiner successivement.

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Il est également très important de noter qu’à l'époque où il écrivait à Mme de Francueil, il se croyait attaqué d'une maladie mortelle. Cette persuasion explique la profonde sécurité de conscience qui règne dans sa lettre. L'idée de sa fin prochaine achevait de justifier à ses yeux le parti qu’il avait pris ; il se félicitait, en quelque sorte, d’avoir mis ses enfants en sûreté, de leur avoir procuré une éducation grossière, mais honnête, et il faut bien avouer que sa faute, tout impardonnable qu’elle est, les a peut-être sauvés d’un avenir d'infamie.

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Il est sûr que ces enfants, entourés de personnes hostiles à leurs parents, je l’ai démontré, auraient difficilement résisté à l’ascendant du rang, de la fortune et des bienfaits. On en eût fait des indifférents, sinon des ennemis. Après ce qu’on sait des faux bienfaiteurs de Rousseau et de leur ingénieuse haine, rien ne peut plus surprendre de leur part. Il eût été digne d’eux de frapper leur victime jusque dans ses affections paternelles, et les prétextes ne leur eussent pas manqué pour sauver l’odieux de ce parricide moral.

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« Je n’ai pas changé d’opinion sur votre bon cœur, mais je vois que vous ne savez plus ni penser, ni parler, ni agir par vous-même..... Adieu : je ne suis ni changeant, ni subjugué comme vous ; l’amitié que vous m’avez promise, je vous la garderai jusqu’au tombeau. Mais si vous continuez à m’écrire de ce ton injuste et soupçonneux que vous affectez avec moi, trouvez bon que je cesse de vous répondre ; rien n’est moins regrettable qu’un commerce d’outrages ; mon cœur et ma plume s’y refuseront toujours avec vous. » Rousseau s’apercevait que son amie se laissait conduire ; je dirai tout à l'heure par qui.

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Le fou n’est pas si fou qu’on l’eût désiré. Quant à son cœur, les épreuves n’ont fait qu’exalter sa sensibilité, sa bonté primitive. Le calme est loin d’y régner encore ; l’infortuné se débat énergiquement contre l’ignominie qui l’accable dans le présent, contre celle qui l’attend dans l’avenir. Il s’obstine â vouloir vivre dans la mémoire des hommes avec l’honneur que lui refusent ses injustes contemporains : il achève de dévoiler le mystère de sa singulière organisation qui n'est rare, dit-il, que parce qu'elle est simple, et chaque trait de ces Confessions nouvelles est un chef-d’œuvre d’observation, de sincérité et de sentiment. Là finit la lutte de Rousseau contre sa destinée. Le misanthrope comprend enfin qu’il a trop estimé les hommes, et que sa réhabilitation est devenue impossible. Il rougit d’avoir tant fait pour fléchir l’opinion, cette absurde puissance dont il n’attend plus rien et qu’il méprise désormais. L’espoir sort de son cœur, sans que la haine y puisse entrer. Les perplexités cruelles où le plongeait la perspective de sa mémoire à jamais flétrie, les efforts passionnés qu’elle lui suggérait, font place à l’espèce de fatalisme providentiel, à l’angélique résignation qui règnent dans les Rêveries, son dernier et peut-être son plus sage écrit. Arrivé aux portes de l’éternité, il se replie sur lui-même ; il emploie ses derniers jours à s’observer, à se rendre, non meilleur, car, dit-il, cela n'est pas possible, mais plus vertueux. Quelquefois, il jette un regard sur les rares et innocentes jouissances de sa vie et les décrit avec un charme incomparable. Le sentiment religieux, que son passage à travers une société sans foi n’avait pu altérer, se réveille et répand sur ses méditations je ne sais quoi d’ascétique et de claustral qui émeut et impose. La maladie mentale subsiste toujours, mais, l’idée fixe mise à part, quelle énergie de pensée, quel tact profond dans ces retours intimes sur lui-même ! Comme ce pauvre insensé est clairvoyant et sévère pour les dernières faiblesses qu'il surprend dans son cœur ! Ainsi cette âme si chétive en apparence, qui pliait au moindre souffle de sa destinée, s'épura, s'agrandit en silence, au sein des épreuves qui devaient l'anéantir, et retourna à son auteur après avoir démenti jusqu’à la fin les calomnies et les absurdes jugements des hommes.

[…]

À la fin de sa lettre on lit la note suivante : « L’hirondelle est naturellement familière et confiante, mais c'est une sottise dont on la punit trop bien pour ne pas l’en corriger. Avec de la patience, on l'accoutume à vivre dans des appartements fermés, tant qu'elle ne s'aperçoit pas de l'intention de l'y tenir captive. Mais sitôt qu’on abuse de cette confiance, ce à quoi on ne manque jamais, elle la perd pour toujours, etc. » Voilà de quoi Rousseau s’occupait six mois avant sa mort. Trouvez-moi des misanthropes qui aiment les chiens et qui apprivoisent des poissons et des hirondelles !

[Viafx24 (2023): ci-dessus: note potentiellement equivoque / à double entente sur le mot "hirondelle"]

[…]

J'ajoute ici une anecdote que j’ai oublié de mettre à sa place. Mme de La Tour écrivait ce qui suit à Rousseau (1er novembre 1763) : « Il y a quelque temps, deux Anglais de distinction engagèrent M. de Méhégan à les accompagner à Montmorency, pour leur faire voir la maison que vous avez occupée. La partie fut exécutée le dimanche 25 septembre 1763. À peine ces messieurs étaient-ils arrivés sur la place, que quelques-uns des habitants reconnurent M. de Méhégan, pour l’avoir vu aller chez vous. Ils en appelèrent d'autres, et il fut entouré de tous ces bons paysans, qui s’assemblèrent tumultueusement pour demander de vos nouvelles. Eh ! monsieur, comment se porte votre ami ? disait l’un, nous sommes bien malheureux qu’on nous l’ait enlevé ; il était si charitable ; il était notre père à tous. — Il nous donnait du vin quand nous en avions besoin, disait l’autre ; il n’y avait sorte de bien qu’il ne nous fit ; nous ne l’oublierons jamais. — Un autre ajoutait : C’était notre protecteur auprès de M. le Maréchal ; nous avons tout perdu en le perdant. Et les bonnes gens de s’attendrir jusqu’à pleurer ; et M. de Méhégan, et les Anglais eux-mêmes, de ne pouvoir tenir à ce touchant spectacle et de pleurer aussi.... Il ne faut pas s’étonner, disaient ces bons villageois, si on l’a traité comme cela ce bon M. Rousseau, c'est qu’il prédisait l'avenir. Ce n’est pas tout : arrivé à l’auberge, M. de Méhégan parlait à l’aubergiste de ce qui venait de lui arriver. Cet homme lui répondit qu’il en arrivait autant à ceux qui étaient reconnus pour être de votre connaissance ; que l'amour et la vénération que vous portent tous les habitants ne sauraient s'imaginer, et que si vous aviez été d’humeur à profiter de leur bonne volonté, il n'y en avait pas un seul qui ne se fût fait hacher pour vous. Et je ne vous aimerais pas ? et mon attachement se rebuterait de la langueur du vôtre ? etc. » Ces détails rendent croyable un fait plus extraordinaire, c'est que Rousseau, seul de tous les étrangers qui jamais vécurent en Angleterre, fut pleuré du peuple de Wooton (voyez le second Dialogue).

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Mais, dira-t-on, le délire des Dialogues et des Rêveries, mais ce mot : « l'Europe liguée contre le fils d’un horloger ! » l'orgueil n’est-il pour rien dans tout cela ? J’ai démontré que l’idée de complot, si ridiculisée, n’était pas en tout une chimère ; que l’erreur de Rousseau ne portait que sur les détails et non sur le fond. Le complot est une question de fait ; c’est avec des faits qu’il faut l’attaquer, et non avec cette imputation banale d’orgueil qui n’est qu’une injure.

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Il est décrété, ses livres sont brûlés par la main du bourreau, on le chasse, on le lapide, on le diffame ; sa raison s'altère, il meurt dans l'opprobre et la pauvreté ! En vérité, voilà une destinée d'hypocrite qui ressemble assez à celle d'un martyr. Heureusement que les points de comparaison ne manquent pas. Les hypocrites, ce sont ceux qui flattent l’opinion, qui attaquent les croyances fondamentales, qui empoisonnent les mœurs publiques ; ce sont ceux qui deviennent pensionnaires, favoris des princes, commensaux des ministres et des financiers ; ce sont ceux qu’un public idolâtre couronne sur la scène et qui meurent d’une apothéose ! Voyez Grimm, Voltaire, d’Alembert, Diderot, Hume, Marmontel, etc. ; ils ont vécu rassasiés d’honneurs et de bien-être. La plus sûre garantie de la sincérité de Rousseau, il l'a dit lui-même, ce sont ses malheurs, c’est la haine des méchants. Il eut trop d’ennemis parmi les hypocrites pour en avoir été un lui-même.

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C'est un genre de sagesse très rare aussi, et très difficile, que celui qui consiste à se placer ici-bas selon la portée de son intelligence et les forces de son âme. L'erreur, à cet égard, est toujours fatale, et l’histoire de Rousseau en offre une preuve frappante. Il prit pour de l'énergie l'exaltation de la sensibilité et l'indignation d'un cœur honnête ; il se mit, comme Don Quichotte, en travers d'un troupeau de buffles. Ce terrible essai lui révéla sa faiblesse ; il se l'exagéra, il se crut tout à fait incapable de vertu parce que la sienne, plus qu'ordinaire, avait succombé dans une lutte qui eût écrasé une âme de fer. De là ce découragement, cette défiance de lui-même qu'on remarque dans le reste de sa vie, et dont ses derniers écrits offrent tant de traces. Le même homme qui, dans ses Dialogues, déclarait qu'il ne dépendait pas de lui de résister au moindre de ses désirs, oubliait les sacrifices qu'il avait su faire à ses devoirs dans le cours de sa vie ; il oubliait ce trait vigoureux de l'Émile : « Il n'est pas vrai que le penchant au mal soit indomptable et qu'on ne soit pas le maître de le vaincre avant d'avoir pris l'habitude d'y succomber... C'est la seule tiédeur de notre volonté qui fait notre faiblesse ; on est toujours fort pour faire ce qu'on veut fortement » (livre IV). Cette espèce de quiétisme de Rousseau est, à mon avis, sa plus grave erreur, en ce qu'elle peut séduire les âmes faibles et les jeter dans une torpeur dangereuse. Son précepte d'éviter les situations violentes qui forcent l'homme de faire le mal est excellent, mais il exagère encore lorsqu'il dit que le seul moyen de le mettre en pratique est de se séquestrer absolument du monde ; il fallait se borner à conseiller la retraite au lieu d'en faire une nécessité. Cependant il faut bien accorder qu'il peut survenir dans les idées et les mœurs d’un peuple des altérations tellement profondes et d’une nature si étrange que la proposition de Rousseau se trouve presque entièrement justifiée. La société française offre, en ce moment, un bien triste exemple de cette dégradation morale et politique qui force l'honnête homme à s’abstenir de tout rôle actif, sous peine de devenir malgré lui l’instrument d’un parti.

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C'est là ce qu'on peut appeler la gloire de la solitude. Rousseau, qui s'y condamna imprudemment, lui dut une partie de ses malheurs, mais il lui dut aussi la fixité que sa nature, à la fois faible et résistante, conserva jusqu'à la fin. Ce fut dans cette espèce de captivité volontaire qu'il apprit à se connaître, qu'il puisa le courage qui lui dicta ses Confessions, et la résignation religieuse qui l'aida à supporter sa triste destinée. Il s'est dit faible, et il l'était ; il y eut pourtant de la force dans cette âme, puisque l'infortune en fit sortir de telles vertus. Endurer patiemment l'infamie, les outrages et l'abandon ; recevoir avec résignation ces longs jours, mornes, silencieux, dont chaque heure portait avec elle son sujet de tourment ou de dégoût ; se débattre sans cesse contre l'irritation et le découragement ; refouler des passions répulsives ; étouffer des regrets inutiles, des espérances de réhabilitation presque chimériques ; voir, sans tomber dans le désespoir, un nom honorable voué à une ignominie perpétuelle ; opposer à cette agonie lente le noble mais unique témoignage de la conscience, et l'espoir du bonheur éternel ; forcer, pour ainsi dire, la consolation, la sérénité, à sortir d’une existence qui semblait faite pour anéantir toutes les forces de l'âme : juges de Rousseau, si légers, si injustes, et si heureux sans doute, sachez que ce sont là des actes de courage qui, pour être obscurs, n’en sont pas plus faciles, et qu'il y a plus de véritable grandeur à combattre ainsi, sans autres témoins que Dieu et soi-même, qu'à étonner les hommes par le prestige vulgaire des actions d'éclat !

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Après une si longue apologie, il est juste de parler des torts de Rousseau ; j’en ai exposé et condamné quelques-uns dans le cours de cet écrit avec une impartialité qui, je l'espère, ne sera pas méconnue : le reste de ma tâche est facile, car cet homme si opiniâtrement défiguré a encore cela d'exceptionnel que nul ne saurait le juger plus sévèrement qu'il ne s'est jugé lui-même

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Quant à la légitimité des Confessions, il me semble qu'elle ne peut être contestée. Rousseau, victime d'un des plus ingénieux systèmes de diffamation qu'ait inventés la méchanceté humaine, pouvait-il se présenter devant la postérité avili, désarmé ? Pouvait-il abandonner le soin de sa défense, lorsque ses ennemis, puissants et honorés, vouaient sa mémoire à l’infamie dans des écrits dont les temps et les efforts des amis de la vérité ne parviendront peut-être jamais à faire justice ? Loin de blâmer Rousseau d'avoir écrit ses Confessions, on doit plutôt regretter qu'il n'ait pas eu la force de les achever, comme il en avait le projet, surtout si l'on avait joint à son travail le recueil de lettres auquel il renvoie si souvent dans ses récits.

Je viens d'exposer fidèlement tout ce que j'ai vu de répréhensible dans le caractère et la vie de Rousseau, et dont il ne paraît pas avoir eu l'entière conscience. Il ne manquera pas de loups quelque peu clercs pour hurler : Manger l'herbe d'autrui, quel crime abominable ! Soit. Ceux qui n’ont pas de haines instinctives à satisfaire me rendront, je l’espère, la justice d'avouer qu’à l'exemple de l'homme dont je défends la mémoire, j'ai dit tout le mal et négligé beaucoup de bien. Ce bien se trouve disséminé dans tous ses écrits, mais c'est surtout par la lecture de sa Correspondance, de ses Dialogues et de ses Rêveries, qu’on achèvera de connaître son cœur. Les bornes de cet écrit déjà si long ne m'ont pas permis d'en dire davantage.

Chapitre XI. – Des ouvrages de Rousseau

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Bon et sensible à l'excès, il avait déjà trop souffert des abus de la vie sociale pour ne pas tomber dans l'exagération lorsqu'il en écrivit l'histoire. Il aima mieux renoncer dans son système aux chances raisonnables de la perfectibilité, que de lancer l'humanité dans cette voie redoutable. Son horreur pour les maux d'une civilisation extrême lui fit méconnaître les bienfaits d'une civilisation moyenne. Trop préoccupé des tristes réalités qui frappaient ses yeux, il négligea l'étude du possible ; il enferma l'homme dans la vie sauvage pour le sauver de la vie européenne : erreur grave, sans doute, sous le rapport philosophique, mais dont la cause est la même que celle qui lui a dicté tous ses écrits, la haine ardente du mal.

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Ainsi le rôle d’Émile dans la société moderne sera purement passif ; il ne pourrait prendre part sans inconvénient à la vie publique que dans un siècle de mœurs et sous un gouvernement parfaitement libre. C'est peut-être le plus bel éloge qu’on puisse faire du système de Rousseau, mais cet éloge est en même temps sa condamnation. Que voulez-vous qu’on fasse de nos jours d’une conception qui conduit nécessairement au mépris des institutions existantes, et à un genre de vie presque négatif ? J'aurai formé un homme, dit Rousseau ; je le crois ; mais, qui est-ce qui se soucie de former un homme ? Ce ne sont pas des hommes comme il les entendait, qu’il nous faut, ce sont des rouages qui puissent fonctionner dans nos machines modernes, et ceux-là ne peuvent être fabriqués que dans nos ateliers ordinaires d’éducation. Émile sera homme : ce n’est pas assez, ou plutôt c’est trop pour notre époque ; car cet homme n’y trouvera de place nulle part ; il y sera non seulement inutile, il y sera nuisible par sa perfection même. Laissons donc là l’utopie de Rousseau, et continuons à faire des éducations de collège ; nos idées désordonnées, nos détestables mœurs ne nous demandent rien de plus.

[Viafx24 (2023): ci-dessus: potentiel point de vue du surhomme]

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Le principe fondamental de l'Émile, c'est que l’homme est né bon et que la civilisation l'a rendu méchant. « Tout est bien, dit Rousseau, sortant des mains de la nature. » Certains philosophes ont soutenu la proposition contraire. Cherchons de quel côté se trouve la vérité. Nous voyons tous les jours des individus qui restent bons quand tout concourt à les rendre mauvais ; conciliez cela avec la méchanceté originelle. On entend dire à chaque instant : il était naturellement bon, il est devenu méchant. Qu'est-ce que cette locution vulgaire, sinon l'expression d’une vérité instinctive qui proteste contre l’injure que la philosophie fait à la nature humaine ? D’ailleurs, comment admettre que Dieu ait créé l’homme méchant ? Est-ce que Dieu peut créer le mal ? Ensuite, comment un être originellement méchant pourrait-il devenir bon ? Quel est l'agent qui opérerait cette merveilleuse transformation ? On répond que c'est la civilisation. Mais la civilisation n'est que l'homme en action, et si l'homme est né méchant, la civilisation ne peut qu'aggraver sa méchanceté naturelle. Il en est de même de l'éducation. Elle développe des germes préexistants, mais elle ne crée rien. Or, ces germes sont mauvais, puisqu'on veut que l'homme soit né méchant. Montrez-moi donc, encore une fois, en vertu de quoi il deviendra bon. En outre, ce sont des hommes qui donnent l’éducation : si ces hommes sont naturellement méchants, ils ne pourront élever que des hommes aussi méchants qu'eux. D'où vient donc la bonne éducation ? Les sauvages, dit-on, sont féroces et vicieux. C'est vrai ; mais cela vient de ce que les sauvages sont déjà des hommes civilisés. Ils ont les vices propres à leur société grossière ; ils sont méchants comme nous, à cause de leurs besoins et de leurs passions, et non en vertu d'une perversité naturelle. Mais il y a plus, si l’homme était né méchant, le sauvage ne devrait être qu'une bête féroce, et il se trouve que souvent il vaut mieux que l'homme civilisé ; expliquez donc la bonté du sauvage. On ne peut se tirer de là qu'en accordant qu'il y a du bien originel dans le cœur de l'homme, et si l'on fait cette concession, que devient l'axiome philosophique : l'homme est né méchant ?

[…]

J'ai toujours vu que l'instruction publique avait deux défauts essentiels qu'il était impossible d'en ôter. L’un est la mauvaise foi de ceux qui la donnent, et l'autre l'aveuglement de ceux qui la reçoivent...

[…]

Ici finit la tâche difficile, pour moi du moins, que je me suis imposée. Quelques masques sont tombés spontanément depuis la mort de Rousseau ; d'autres ont cédé sous les efforts de ses défenseurs, et je crois en avoir soulevé un certain nombre qui, jusqu'ici, avaient échappé à l'attention des observateurs. Cependant, je ne doute pas que l'opinion ne persiste longtemps encore dans ses inexorables préjugés. J'ignore ce que la Providence fera dans l'avenir pour la manifestation de la vérité, mais j’affirme d'avance que tant que nos idées et nos mœurs resteront dans le triste état où nous les voyons en ce moment, il est impossible que Rousseau reprenne, dans l'estime des hommes, la place honorable qui lui est due. Sa justification a cela de respectable et d'encourageant pour ceux qui s’y sont voués, et qui s’y voueront encore, qu’elle dépend surtout de la restauration des principes en tout genre. Maintenant, j’abandonne mon livre à celui qui tient entre ses mains les destinées des nations ; lui seul sait si le bien et la vérité sortiront enfin des convulsions sociales dont nous sommes témoins et victimes.