Lettre sur Nietzsche

Cher [2023: identité protégée],

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt (et beaucoup de plaisir) ton article sur l’aphorisme 344 du Gai savoir. Et tout particulièrement la première approche que tu proposes : la dialectique nietzschéenne de la santé et la maladie et la volonté de vérité car il s’agit d’un thème que j’affectionne beaucoup. J’ai donc souhaité te proposer ces quelques commentaires.

[2023: Quelques paragraphes supprimés car incompréhensibles sans la référence (le texte) à laquelle cette lettre réponds.]

Je vais maintenant te faire part de mon autrement. Dans une première partie, je traiterai de la notion de conviction en science. Dans une deuxième partie, je traiterai du paradoxe de la conviction qui nie les convictions. Dans une troisième partie, j’aborderai la question des contradictions chez Nietzsche. Enfin, en guise de conclusion, je traiterai de la question de la dynamique, de l’évolution, de la recherche chez Nietzsche.

La conviction en science

Pour Nietzsche, en science, la conviction n’est admissible que lorsqu’elle cesse d’être conviction. Ainsi, comme tu le dis, la proposition scientifique suppose cette conviction toute particulière selon laquelle il est nécessaire de nier toute conviction. C’est la croyance, le socle de base de la science qui contient donc forcément une dimension métaphysique.

En revanche, en pratique, il me semble que peu de scientifiques sont des relativistes ou des sceptiques vis-à-vis des convictions. La science positive garde la volonté nette de discriminer entre les énoncés scientifiques et non scientifiques par le biais de critères : vérifiabilité, réfutabilité, reproductibilité. La volonté illusoire de s’éloigner de la métaphysique a généré le remplacement du vrai par le vérifiable à l’époque d’Auguste Comte. Mais en pratique ces deux mots restent tout à fait interchangeables et les scientifiques conservent la prétention de savoir discriminer le vrai du faux. La revue par les pairs ne demande pas aux rapporteurs de vérifier effectivement les résultats en les reproduisant mais de dire si ces résultats leur semblent vérifiables. En pratique, cela consiste simplement à demander : ces « résultats vous semblent-ils vrais, scientifiques, excellents ou faux, falsifiés, boiteux, médiocres ? ». C’est ce que Nietzsche rappelle dans Ainsi parlait Zarathoustra :

« Avec méfiance, ils [les savants] se surveillent les doigts les uns aux autres. Inventifs et petites malices, ils épient ceux dont la science est boiteuse — ils guettent comme des araignées. (…) Ils savent aussi jouer avec des dés pipés ; et je les ai vus jouer avec tant d’ardeur qu’ils en étaient couverts de sueur. Nous sommes étrangers les uns aux autres et leurs vertus me sont encore plus contraires que leurs faussetés et leurs dés pipés. (…) Ils ont mis entre eux et moi toutes les faiblesses et toutes les fautes des hommes : -- dans leurs demeures ils appellent cela « faux plancher » 1

Ainsi, les scientifiques sont loin de rejeter les convictions. Et ils continuent à stigmatiser les erreurs et les falsifications pourtant toutes deux nécessaires. Je n’insiste pas sur ce point car tu sembles convaincu comme moi, que dans la connaissance, il y a nécessairement dialectique entre vérité et mensonge, ce que la science institutionnelle est loin d’admettre. Preuve encore une fois de l’hermétisme entre science et philosophie. Hermétisme contre lequel il serait bon de se battre. Mais comment ? Là est toute la question.

En ce qui me concerne, je n’aurais rien contre les sciences positives si elles acceptaient de s’inclure dans un socle épistémologique plus vaste, plus ample, plus libre, plus « anar ». Socle qui repartirait du mot de Feyerabend « Everything goes » (tout va) : l’acceptation et même la revendication de la nécessité impérieuse, en science, du faux, de l’erreur, du boiteux, du falsifié, du non-orientant.

Or se dresse encore dans la science dure institutionnelle la dangereuse injonction morale du « tu ne dois pas tromper ». L’imposition à autrui de la religion du vrai. Or la traque du vrai, puisqu’elle rend malade, doit rester un mouvement éminemment personnel. Chacun sachant mieux que quiconque pour soi-même quelle quantité de brûlure il est prêt à accepter. Je ne crois donc qu’au « je ne dois pas me tromper ». Et je finirai ce paragraphe en citant cette phrase de Nietzsche :

« Signes de noblesse morale : ne jamais songer à rabaisser ses devoirs pour en faire les devoirs de tout le monde, ne pas abdiquer sa responsabilité propre, ne pas vouloir la partager (...) » 2

Dépasser le paradoxe de la conviction

J’en viens maintenant au paradoxe de la conviction qui nie toute conviction. Du relativiste pour qui « tout est relatif » et donc forcément ce dernier énoncé aussi. Du sceptique dont la vérité consiste à détruire toute vérité. Du Socrate qui sait qu’il ne sait rien et donc qui sait quelque chose… Je crois que ce paradoxe est lié au langage et peut donc disparaître rapidement avec le simple point d’interrogation (tu sais que c’est mon obsession !).

« ? »

Le point d’interrogation seul interroge tout, y compris lui-même. Il ne contient ni conviction, ni scepticisme, ni relativisme et donc rien de paradoxal. Il est réflexivité sur lui-même. Dans sa forme, il s’écarte de lui-même à la recherche d’une nouvelle perspective pour mieux revenir à lui. Il engendre la connaissance ainsi que la connaissance de la connaissance. Il engendre tout aussi bien le vrai, le faux, le mensonge, l’erreur mais ce qui compte c’est qu’il engendre. Il est mouvement. Il est, il me semble – et je te l’ai déjà écrit - à l’origine de l’évolution du langage, de l’esprit, de la conscience. Il génère ce qui nous apparait être la dérivé positive du progrès (dans un sens amoral) au cours de l’histoire humaine. Les animaux semblent en être globalement dépourvus. Le renard d’il y a 2000 ans est le même que celui d’aujourd’hui. Heureusement, l’interrogation reste aujourd’hui inprogrammable dans un algorithme : l’intelligence artificielle n’est donc pas prête, à mon sens, de détrôner, d’écraser l’homme. Il lui manque cette faculté de distanciation par rapport à elle-même. De même, si une cellule dispose d’une forme de connaissance (son contenu intérieur révèle en partie son milieu extérieur), elle ne dispose pas de connaissance de la connaissance qui nécessite cette fameuse distanciation.

Ainsi, chez l’homme, la recherche de la vérité passerait selon moi par des cycles interrogation-conviction :

« ? ! ? ! ? ! ? ! ? »

Ces cycles existent parce que l’homme est un animal malade donc interrogatif et interrogatif donc malade. Le reflet en miroir de ces cycles interrogation-conviction sont des cycles santé-maladie :

« maladie-santé-maladie-santé-maladie-santé »

L’interrogation étant (évidemment ?) le reflet de la maladie. La conviction étant (évidemment ?) le reflet de la santé.

Ainsi, en désaccord peut-être avec la thèse de Nietzsche et la tienne, je ne vois qu’un lien indirect entre théorie de la connaissance et LA vie. En revanche, j’identifie un lien direct entre théorie de la connaissance et la vie intrinsèquement humaine. L’être vivant non-humain est un être-jeté-là qui se déploie (puissance) dans une dialectique (vitale) vie-mort. L’être humain est un être-jeté-là malade d’en avoir conscience (par l’interrogation-réflexivité) ce qui le pousse non pas uniquement à se déployer mais à chercher à se dépasser quitte à se brûler (refus de la vie telle qu’elle est et donc recherche de néant, de mort). Recherche de dépassement qui s’inscrit malgré tout dans une logique profondément vitale (comme tu l’expliques). Ainsi, il me semble que malgré l’apoptose, une cellule ne se rend pas malade dans une recherche de dépassement ou de santé provisoire. L’homme si. Et de là vient la connaissance de la connaissance.

Les contradictions chez Nietzsche

Il y a chez Nietzsche, la volonté d’ouvrir des pistes dans toutes les directions sans se soucier de leur cohérence les unes par rapport aux autres. Nietzsche ne cherche ni à faire système ni à ne pas faire système. Il plonge dans sa profondeur jusqu’à s’en rendre malade pour explorer des pistes nouvelles. Certains aphorismes convergent vers une sorte de système (volonté de puissance, grand oui à la vie, refus de la morale kantienne/chrétienne), d’autres aphorismes sont totalement contradictoires. Et cela ne le gène pas dans la mesure où il ne souhaite pas régner, imposer son type, son système. Son bonheur est dans la diversité et cela inclut erreurs, contradictions, mensonges etc…

« Etant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Et l'incertitude? Voire l'ignorance ? » 3

Par cette phrase ci-dessus, il ouvre une piste même s’il la formule de manière interrogative : peut-on imaginer une philosophie de vie qui souhaite le non-vrai ?

« Il n’y a pas de doute possible, le véridique, dans ce sens audacieux et ultime que présuppose la croyance à la science, affirme en cela un autre monde que celui de la vie, (…) ; et dans la mesure où il affirme cet autre monde, comment ne doit-il pas par là même - nier son opposé, ce monde, notre monde ? » 4

Avec cette piste, Nietzsche se demande si le scientifique/chercheur de vérité n’est pas un faible qui inscrit sa vie dans la recherche d’un idéal ascétique où règne le ressentiment, sentiment du faible qui échoue à affirmer un grand OUI à la vie. Notons aussi qu’il associe, ici, la science au véridique alors que plus haut, il associait la science à l’absence de convictions. Contradiction.

« (...) l’homme est (...) l’animal le moins réussi, le plus maladif, celui qui s’est écarté le plus dangereusement de ses instincts (...) l’accession à la conscience, à l’ « esprit », nous semble justement être le symptôme d’une certaine imperfection de l’organisme, un essai, un tâtonnement, un coup manqué, une épreuve, qui entraîne une dépense inutile de force nerveuse. Nous nions que l’on puisse faire quoi que ce soit de parfait tant qu’on le fait consciemment. » 5

Avec cette piste, l’homme malade est imparfait et la dépense de force nerveuse est inutile.

Ainsi, dans les trois citations ci-dessus, Nietzsche se demande (1) pourquoi ne pas plutôt chercher l’ignorance (2) si à bien y réfléchir, la volonté de vérité ne serait pas le fait du faible (3) si la maladie et la dépense de force nerveuse ne seraient pas néfastes, une imperfection absente chez l’animal (qui se déploie sans se poser de questions et donc sans maladie).

Or la vie de Nietzsche a consisté à traquer la vérité. A anéantir une par une ses propres croyances en acceptant une dose indécente de maladie/brûlure pour y parvenir. Il me semble qu’il se perçoit comme un être profond, un être fort, un Zarathoustra.

« La différence est absolument considérable selon qu’un penseur a un rapport personnel à ses problèmes, de sorte qu’il possède en eux son destin, sa misère et aussi son bonheur le meilleur, ou au contraire un rapport impersonnel : c'est-à-dire s’il ne sait les palper et les saisir qu’avec les antennes d’une pensée froide et curieuse. Dans ce dernier cas, il n’en sortira rien, on peut l’assurer : car les grands problèmes, à supposer même qu’ils se laissent attraper, ne se laissent pas retenir par les grenouilles et les gringalets (…). » 6

« Il n’ y a pas de vérités de grand style qui s’obtiennent par flatterie, il n'y a pas de secrets obtenus par un bavardage familier et séduisant : ce n’est que par violence, par force et par inflexibilité que la nature se laisse arracher ce qu’elle a de plus précieux ; ce n’est que grâce à la brutalité que peuvent s’affirmer dans une morale de grand style, « l’atrocité et la majesté des exigences infinies ». Tout ce qui est caché nécessite qu’on ait des mains dures, une intransigeance implacable : sans sincérité il n’y a pas de connaissance (...) « là où je veux savoir, je veux aussi être sincère, c'est-à-dire dur, sévère, étroit, cruel et inexorable. » 7

Ici, contrairement aux précédents paragraphes, la recherche de vérité, de sincérité est le fait du fort. Celui qui est prêt à accepter la maladie, la brûlure, celui qui ne s’économise pas. Qui ne cherche pas sa propre conservation. Supporter de hautes doses de poison à la recherche du vrai, sans espoir mais sans s’incliner, voilà ce qui est grand. « Les grenouilles » (cette fois l’animal est le faible), celles qui ne pensent qu’à se conserver, celles qui sont dans la santé d’équilibre, celles qui palpent « les problèmes » avec des antennes froides (c'est-à-dire sans risque, sans danger, sans se mouiller, sans exigence de l’infini) n’auront jamais droit de jouir de la découverte d’une connaissance réellement nouvelle car cette dernière ne s’acquiert que par la santé dynamique.

Ainsi donc, en ce qui concerne la volonté de vérité, Nietzsche ouvre un certain nombre de pistes contradictoires. Ces contradictions ne le dérangent pas puisque son bonheur est dans la diversité. Traquer le vrai et démasquer la santé de celui qui cherche le vrai c’est accepter de générer des pistes (aphorismes) dans toutes les directions (à charge et à décharge) pour tenter de circonscrire le problème globalement (sans auto-flatterie). Il fait la thèse, l’antithèse, l’anti-anti-thèse.... Il ne fait pas vraiment la synthèse (que tu fais toi) mais s’il avait choisi de la faire, elle aurait été amplitude, tout comme toi.

Cette volonté de diversité, de contradictions, d’incertitude, on la retrouve dans la figure du danseur :

« Là où un homme parvient à la conviction fondamentale qu’on doit lui commander, il devient croyant ; à l’inverse, on pourrait penser un plaisir et une force de l’autodétermination, une liberté de la volonté par lesquelles un esprit congédie toute croyance, tout désir de certitude, entrainé qu’il est à se tenir sur des cordes et des possibilités légères et même à danser jusque sur les bords des abîmes. Un tel esprit serait l’esprit libre par excellence.» 8

« (…) et je ne connais rien que l’esprit d’un philosophe souhaite davantage qu’être un bon danseur. La danse est en effet son idéal, son art également, enfin aussi son unique piété… » 9

Je dirais donc que sur l’ensemble des problèmes qu’il a tenté de traiter (et cela inclut celui des liens entre vérité et grande santé), Nietzsche a essayé de se comporter en danseur. Jonglant avec légèreté d’une « corde » à l’autre.

Dynamisme et évolution chez Nietzsche

En contradiction avec ce qui précède (j’aspire aussi à être un danseur !), je voudrais proposer une autre analyse sur la théorie de la connaissance chez Nietzsche.

Nietzsche ne croit pas que la santé d’équilibre, la santé statique soit « grande ». C’est la santé du faible. Et il en va de même de la connaissance à but conservatoire disons « darwinienne ». La connaissance acquise de celui qui se conserve a peu de chance d’être une « grande » connaissance. Pour Nietzsche : se conserver ? - Quelle horreur puisqu’il n’y a pas de volonté de vie ! (Il n’y a que volonté de puissance). On retrouve dans la philosophie nietzschéenne à la fois de l’anti-darwin et du pro-pseudo-darwin.

« Anti-Darwin. Pour ce qui est de la fameuse lutte pour la vie, elle me semble jusqu’à présent plus souvent proclamée que prouvée. Elle peut avoir lieu mais c’est l’exception : le caractère le plus général de la vie, ce n’est nullement la pénurie, la famine, c’est plutôt la richesse, l’opulence et même l’absurde gaspillage (...). » 10

« (…) c’est un fait que nous-mêmes croissons, changeons continuellement, rejetons nos vieilles écorces, muons à chaque printemps, ne cessons de devenir plus jeunes, plus à venir, plus hauts, plus forts, enfonçons toujours plus vigoureusement nos racines dans les profondeurs - dans le mal - tout en embrassant simultanément le ciel toujours plus amoureusement, plus largement, et en aspirant toujours plus avidement en nous sa lumière, de toutes nos branches et de toutes nos feuilles. Nous croissons comme des arbres - cela est difficile à comprendre comme toute vie ! – (…) tel est notre sort, comme on l’a dit : nous croissons en hauteur (…) la fatalité de notre hauteur, notre fatalité… » 11

Chez Nietzsche, il y a un amour de l’évolution. La vie est évolution, pas forcément dans un sens darwinien mais au sens de changement pour plus de hauteur, de profondeur. Il en résulte tout de même un renforcement. L’homme est un pont, pas un but. L’homme ne doit jamais cesser d’être « plus à venir » ce qui le mènera au surhomme qui n’est toujours pas un but en soi mais un passage vers toujours plus de vigueur, de force…

L’éternel retour ? Quelle horreur ! Qui souhaiterait perdre toute ses forces durement conquises pour recommencer éternellement le même devenir sans espoir d’atteindre enfin un « après » toujours plus vigoureux ? Nietzsche veut pour l’homme une pente montante à + l’infini vers toujours plus de force, de profondeur. Un cycle de retour vers du déjà vu, du déjà fait, du déjà dépassé, du déjà vaincu, un retour vers du plus faible ? Jamais ! Plutôt souffrir ! Plutôt mourir !

Revenons-en maintenant à la théorie de la connaissance. Je crois que Nietzsche fait une grande différence entre la volonté de LA vérité (une vérité unique en tant que but ultime à atteindre dans une dimension platonicienne) et la recherche, la traque de la vérité.

Dans le premier cas, la volonté de vérité est un but, un idéal à atteindre, dieu, le néant, la négation de la vie. Cette volonté de vérité là, Nietzsche la déteste. Elle est un grand NON réactif à la vie car l’objectif consiste à atteindre quelque chose de statique et donc de profondément non vital.

En revanche, dans la traque à la vérité, le focus n’est pas tant sur la vérité que sur la traque. C'est-à-dire sur une dynamique sans fin qui approfondit et renforce. J’ai trouvé cette autre phrase de Stefan Zweig qui illustre bien mon propos :

« Ce qui l’excite [Nietzsche] jusqu’à la souffrance, jusqu’au désespoir ce n’est pas la conquête, ce n’est pas la possession ni la jouissance mais toujours uniquement l’interrogation, la recherche et la chasse. Son amour est incertitude et non pas certitude. […] Il veut non pas une proie mais (...) simplement l’ « esprit, le chatouillement et les jouissances de la chasse et des intrigues de la connaissance, - jusqu’à ses plus hautes et plus lointaines étoiles (…) la vérité n’existe, dans tous les problèmes, que pour un moment et il n’y en a pas où elle existe pour toujours. (...) Il ne conquiert rien pour lui ni pour personne après lui, ni pour un Dieu, ni pour un roi, ni pour une foi ; il lutte pour la joie de la lutte car il ne veut rien posséder rien gagner rien acquérir. » 12

Nietzsche a essayé de vivre sa vie en suivant son propre précepte :

« La quantité de croyance dont quelqu’un a besoin pour se développer, la quantité de « stable » auquel il ne veut pas qu’on touche parce qu’il y prend appui – offre une échelle de mesure de sa force (ou pour m’exprimer plus clairement de sa faiblesse). » 13

Cette notion de stabilité me semble particulièrement intéressante. Car le « stable » c’est avant tout une conviction. Conviction qu’il faut systématiquement attaquer par l’interrogation pour la rendre instable et atterrir sur un nouveau stable, une nouvelle conviction qu’il faudra à nouveau attaquer… on retrouve ici mon motif « ? ! ? ! ? ! » et son lien avec la grande santé (dynamique). Pour Nietzsche, la connaissance (une conviction à un temps t) n’a pas grand intérêt si elle reste statique. Une fois qu’il a posé son aphorisme sur le papier (qu’il est allé le chercher au plus profond de lui au mépris des brûlures), ce dernier ne l’intéresse plus :

« Hélas, mes pensées, qu'êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes ! Il n'y a pas longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire - et à présent ? Déjà vous avez perdu la fleur de votre nouveauté, et quelques-unes d'entre vous, je le crains, sont en passe de devenir des vérités : elles ont déjà l'air si impérissables, si mortellement inattaquables, si ennuyeux ! » 14

Une fois l’aphorisme posé, Nietzsche le méprise presque car il est devenu statique. Il est devenu une vérité temporaire qu’il faudra dépasser. Ainsi pour Nietzsche, le stable est à la fois méprisable et nécessaire (car il faut bien, ma foi, reposer sur quelque chose !) et c’est là qu’il te rejoint : il y a dans toute connaissance une nécessaire dialectique vérité-erreur. Mais le motif essentiel dans sa théorie vitale de la connaissance consiste à tout faire pour transformer une vérité (sur laquelle on s’appuie et qui nous semble indispensable) en erreur. C’est le mouvement de transformation qui compte. Ce qui nous approfondit c’est de sans cesse opérer ce mouvement, non pas tant d’arriver à un résultat donné. Aucun écolier n’aime apprendre le théorème de Thalès puisqu’on lui donne comme connaissance toute faite. Nous n’aimons pas une théorie philosophique pour ce qu’elle est mais pour son potentiel à nous offrir une faculté de rebond par rapport à elle : le potentiel qu’elle nous offre de la détourner, de la remodeler, de la critiquer, de l’exploiter, de la détruire, de la dépasser. Bref, la connaissance n’a d’intérêt que dans son potentiel à nous approfondir.

Ainsi au risque de me répéter, la vérité, la connaissance, la connaissance de la connaissance ne sont pas des choses qu’il faut souhaiter mais des choses qu’il faut traquer, sans cesse. La question qui se pose alors c’est pourquoi ? Pourquoi inscrire sa vie dans une dangereuse (et souvent coûteuse) traque à la connaissance ?

Et je crois que Nietzsche ne répond à cette question que de manière très ambiguë et contradictoire. Car il n’a jamais trop cru à la notion d’altruisme. L’altruisme est, au mieux, une arme de faible pour mieux lutter contre les forts, pour les stigmatiser, les affaiblir, ce que Nietzsche juge dramatique. Comme il ne croit pas à l’altruisme de l’homme profond, vigoureux, il en résulte que celui qui se brûle dans sa recherche implacable de la connaissance ne peut le faire pour les autres. Il ne le fait pas non plus pour lui-même (conservation) donc s’il le fait, c’est parce que c’est sa nature d’homme fort. Son exigence instinctive de l’infini.

Or tout cela n’est que partiellement convaincant. Car si Nietzsche n’avait écrit ses aphorismes profonds qu’en réponse à sa propre nature exigeante d’homme fort, il n’aurait pas ressenti le besoin de publier ses textes. Peut-être les aurait-il tous brûlés puisqu’un aphorisme, une fois posé sur le papier, perd toute sa substance ? Hors ce n’est pas ce que Nietzsche a fait. En publiant (même si au début ses textes n’ont eu que très peu de succès), Nietzsche nous montre que pour lui, transmettre à autrui (aux forts), orienter autrui fait sens. Il s’agit donc tout de même d’une forme de don altruiste. Il offre aux autres le fruit de sa maladie (de sa santé dynamique). Bien sûr, dans son esprit, ce ne sont pas tant les aphorismes qu’il transmet qui compte. Ce qui compte c’est leur pouvoir « magique » de transformation qu’ils opèrent sur l’autre d’une part et la possibilité offerte aux autres de continuer les pistes qu’il a ouvertes ou au contraire, de les fermer. Nietzsche ne voulait pas de chameaux qui le suivent mais des danseurs, futurs surhommes qui le dépassent voire l’écrasent. Tout cela n’est pas très explicite dans la mesure où Nietzsche pensait que l’humanité recommencerait un calendrier à partir de sa date de mort (de mémoire)… Il avait donc tout de même un certain respect (une prétention ?) de lui-même… Ou alors simplement… de l’humour…

Il n’a, me semble-t-il, que très peu discuté de ce thème de la transmission, de la volonté d’orienter. Tout juste fait-il dire à Zarathoustra s'adressant au soleil:

« Grand astre, que serait ton bonheur si tu n'avais pas ceux que tu éclaires ? » 15

Raison pour laquelle Zarathoustra redescend vers les hommes.

Ainsi cela me permet de retomber sur mes pattes : mon profond enracinement cognitif dans une théorie de l’évolution dépassant la barrière des organismes. En plus (ou à défaut) de transmettre ses gènes, parfois l’homme (par exemple Nietzsche) accepte de se brûler, éventuellement jusqu’au sacrifice, pour générer de la connaissance (philosophique, scientifique, artistique) hautement profonde, hautement orientante dans le but de la transmettre à autrui. Permettre aux autres de capitaliser, de grandir à partir de sa propre souffrance. Or cela a bien évidemment un intérêt évolutif si on accepte de ne pas limiter l’évolution à l’intérêt de l’organisme d’une part, et aux modifications du génome d’autre part. Fâché avec l’altruisme, je me demande si Nietzsche n’a pas inconsciemment occulté les liens entre santé dynamique et transmission du fruit de ce dynamisme à autrui.

Voilà, j’en ai terminé pour ce soir. J’espère que mes commentaires, mon autrement t’auront intéressé.

Amicales pensées à toi.

[2023: Viafx24]


Notes de bas de page

  1. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Des savants ». trad. Henri Albert, Arvensa edition (œuvre complète), p. 3531sq. ISBN 9782368419199
  2. Friedrich Nietzsche, Par delà bien et mal, trad. Cornelius Heim, § 272, Œuvres Philosophiques Complètes, tome VII (OPC VII), NRF-Gallimard, p. 198. ISBN 9782070279456.
  3. Friedrich Nietzsche, Par delà bien et mal, op. cit., § 1, p. 21.
  4. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, trad.Patrick Wotling, OPC V, § 344, p. 287. ISBN 9782081207264.
  5. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, trad. J.C. Hémery, OPC VIII, § 14, p. 171. ISBN 9782070289240.
  6. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., § 345, p. 288.
  7. Stefan Zweig, « Nietzsche » in Le Combat avec le Démon. Kleist - Hölderlin - Nietzsche. Trad. légèrement modifiée A. Hella, Paris, éd. Pierre Belfond, 1983, p. 234sq. ISBN 9782714415639. La phrase finale entre guillements est de Nietzsche.
  8. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., § 347, p. 294.
  9. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., § 381, p. 350.
  10. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, trad. J.C. Hémery, in OPC VIII (op. cit.), « Divagations d'un « inactuel » », § 14, p. 116.
  11. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., § 371, p. 336.
  12. Stefan Zweig, op. cit., pp. 222-228.
  13. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, op. cit., § 347, p. 292.
  14. Friedrich Nietzsche, Par delà bien et mal, op. cit., § 296, p. 208sq.
  15. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Prologue de Zarathoustra », trad. G.-A. Goldschmidt, Le Livre de Poche, § 1, p. 3. ISBN 9782253006756.