Retour (long) sur ces travaux de doctorat (mai 2013)

[ 2023 : Cet article a été soumis à l'occasion du "prix du monde" organisé par le journal "le monde" afin de récompenser les meilleurs thèses. J'y ai participé car Edgar Morin en était le Parrain. Cette thèse n'a pas été retenue et n'a donc pas été récompensée. A noter que j'avais choisi la catégorie "science sociale" et non "science dure". L’intérêt principal de cet article est de fournir un autre angle de vue, plus court, plus synthétique sur ce qui à l’époque, m’apparaissait comme le plus important. ]

Introduction

Bonjour. Je m'appelle [2023: Viafx24] et je vais vous présenter mes travaux dans ce petit texte de 10 pages. Mon sujet de thèse s'intitule « Les réseaux de régulation chez la bactérie Escherichia coli ». Le lecteur averti verra immédiatement qu'il s'agit d'un sujet de science dure. Peut-être se demandera t'il alors pourquoi je candidate dans la catégorie science sociale ? Une première réponse est reliée au fait que j'écris à la première personne, ce qui est assez rare dans le domaine des sciences dures « positivistes » où le sujet « observateur » est volontairement gommé.

Thèse positiviste

Je suis biologiste de formation. Mes études se sont déroulées de manière assez linéaire : remplissage du « vase » avec des connaissances, soumission à l'autorité et aux évaluations et donc peu de plaisir associé à l'acte d'apprendre1. Parcours assez classique en somme jusqu'à mon arrivé en thèse dans l'équipe d'un homme formidable, [2023: identité protégée] , qui m'a offert confiance et liberté, préalable indispensable pour (enfin) commencer à s'interroger.

Mon travail de thèse consiste à comprendre puis à contrôler la dynamique de fonctionnement d'un système vivant, principalement via la notion de réseau. En débutant, j'ai considéré que le point de départ de mes recherches serait les travaux d'un biologiste, Uri Alon, qui a décrit longuement comment une bactérie utilise de petits réseaux d'interaction moléculaire pour s'adapter de manière optimale aux changements dans son environnement. Ces travaux datent des années 2000 et marquent les débuts de ce qu'on appelle aujourd'hui la biologie synthétique : la capacité donnée à l'homme de créer puis de contrôler des fonctions « synthétiques » en encodant dans l'ADN, un réseau. Cette discipline annonce, à terme, la possibilité d'effectuer du calcul avec de la matière vivante dite « humide » : on parle de wetware par opposition au hardware « sec » de nos ordinateurs.

A partir de cette base bibliographique, j'ai mis en oeuvre des milliers d'expériences de biologie pour tenter de comprendre comment fonctionne « ma » bactérie. J'ai encodé des fonctions dans de l'ADN par des techniques de biologie moléculaire et j'ai observé les effets de cet encodage sur la vie de la bactérie. L'exploration efficace d'un système biologique nécessite de faire un grand nombre d'expériences et un nombre tout aussi grand d'erreurs. Cela permet de se forger une image intuitive du fonctionnement de la bactérie, image qu'il est difficile de retranscrire par des mots. Travaillant dans la biologie des systèmes, j'ai également bénéficié d'une collaboration fructueuse avec une équipe de l'INRIA chargée de modéliser, via des méthodes informatiques et mathématiques, le fonctionnement d'un réseau de régulation biologique. J'ai alors commencé à écrire des centaines de programmes pour, entre autre, comparer, selon la méthode scientifique, modèles et expériences. Entre temps, mon point de départ bibliographique s'était décalé vers le passé pour remonter aux travaux de François Jacob2 et Jacques Monod qui, dés les années 1960, avaient déjà « dégrossi » l'ensemble du paradigme actuel en biologie : l'importance des concepts de réseau, d'information et d'évolution.

Puis j'ai sélectionné « la crème » de mes résultats c'est-à-dire ceux qui m'ont semblé réellement informatifs et donc susceptibles de représenter une petite brique apposée à la pyramide du savoir. J'ai écrits 4 publications correspondantes3. L'une d'elle décrit un système synthétique entièrement nouveau qui permet à des bactéries d'échanger de l'information, de « communiquer4» via une petite molécule, l'AMPc. Dans une autre publication, j'ai décrit l'utilisation d'un artefact5 pour inférer l'état métabolique d'une cellule. Une enzyme, la luciférase, produit de la lumière si la bactérie dispose d'énergie. En se focalisant sur l'arrêt d'émission des photons lorsque l'énergie est épuisée, j'ai montré que l'on peut inférer de nombreux paramètres ce qui nous donne des indications sur le fonctionnement des flux métaboliques. Pourtant, aucune de ces publications n'a été publiée dans le système de revue par les pairs et elles ne le seront sans doute jamais. Je reviendrai sur les raisons a priori étrange de cet état de fait, en essayant, Nietzschéen que je suis, de ne pas y adjoindre (trop 😃) de ressentiment.

Au cours de ma pratique scientifique, j'ai commencé à ressentir un décalage entre les arguments avancés par le positivisme pour expliquer l'avancé des sciences et mon ressenti intérieur qui me disait qu'il manquait des éléments fondamentaux. J'ai donc commencé à orienter mes lecture vers l'épistémologie et la sociologie des sciences en étudiant la pensée d'auteurs comme Paul Feyerabend, Thomas Kuhn, Edgar Morin, Jean-Louis le Moigne, Isabelle Stengers ou Bruno Latour, entre autres. J'ai retenu qu'il n'existe actuellement aucune preuve de l'existence d'une asymétrie entre deux énoncés sans toutefois que cela signifie que cette asymétrie n'existe pas. Autrement dit, il n'existe actuellement aucun critère de démarcation indiscutable entre science d'une part et métaphysique / croyance / philosophie d'autre part. Je relève également que l'irrationnel participe activement à la production des connaissances scientifiques et qu'il nous faut donc reconstruire la place de l'observateur en encourageant la réflexivité sur soi-même. D'où le fait que j'écris à la première personne : ce n'est plus la nature qui parle mais «moi» avec toutes les limites que cela engendre sur la valeur de mes énoncés.

Nous voici arrivé à ma dernière étape bibliographique: ma découverte de la philosophie en tombant par hasard6 sur un ouvrage de Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra. Un choc brutal qui a remis en cause un nombre considérable d'énoncés auxquels j'avais adhérés jusque là dans ma vie. J'ai lu toute l'oeuvre de Nietzsche dans la foulée. A partir de là s'en est suivi une boulimie de philosophie comme si j'avais eu un retard à rattraper. (Presque 😃) tout y passé : Epicure et Socrate (via Platon) en passant par Montaigne et Thoreau pour arriver à Onfray et Foucault.

Au cours de ce long chemin, j'ai donc acquis une grande expertise expérimentale et informatique et je suis devenu un biologiste théoricien et un philosophe (autodidacte et autoproclamé). J'ai donc décidé d'écrire, en plus de mes articles « positivistes », un texte constructiviste de 500 pages que j'ai publié sous forme d'un site web www.cellule-et-futur.fr [2023: site web attaqué et détruit]. Cette deuxième thèse a-t-elle été considérée par l'institution, ici représentée par mon jury de thèse ? L'effort de réflexivité sur soi-même a-t-il été salué ? Peut-être vous douterez vous que la réponse est non. Cette thèse n'a été ni critiqué négativement ni salué positivement: elle est tout simplement resté insignifiante, lettre morte. Le rapport du jury fait état de « considérations personnelles », manière poli de dire qu'il ne s'agit pas d'un texte appréciable par l'institution positiviste. Je n'ai donc encore rencontré aucun « Socrate » acceptant de stresser mes énoncés de manière dialectique. Aujourd'hui, je me tourne vers un jury de science sociale pour voir si ses membres reconstruisent cognitivement certains de mes énoncés c'est-à-dire si ces derniers les orientent.

Le concept d'information en biologie

Cette première partie est la plus difficile car elle est très théorique et un peu métaphysique: elle est donc malheureusement réservée à un public expert. N'hésitez pas à la sauter. Dans les 2 paradigmes principaux de la biologie (molecularo-mécaniste et évolutif), 4 catégories du réel suffisent à décrire le fonctionnement d'un système vivant : le temps, l'espace, la matière et l'énergie. Or je crois qu'il manque une catégorie essentielle : l'information7. La question à laquelle j'ai voulu réfléchir est la suivante :

"Quel est le type d'information contenue dans un génome ?"

Il existe plusieurs théories de l'information. Celle de Claude Shannon n'est pas en mesure de faire la différence entre l'information contenue dans un génome réel et l'information contenue dans un génome hypothétique extrêmement simple. Le génome humain occupe quelques giga-octets sur un disque dur. Un génome de même taille mais composé uniquement d'Adénine occuperait exactement la même place. Or cela heurte notre intuition : le premier semble beaucoup plus informatif que le second. Andreï Kolmogorov a proposée une deuxième théorie de l'information. Cette dernière propose de compresser l'information de Shannon via la notion de programme en se focalisant sur la taille en bits du plus petit programme capable de générer une séquence donnée. Encore une fois, notre intuition de biologiste rejette cette théorie. En effet, il semble qu'il faut plutôt chercher à décompresser l'information contenue dans un génome réel et non pas à la compresser. Heureusement, on dispose d'un dernier concept introduit par Charles Bennett dans les années 70 : ce dernier repart des travaux de Kolmogorov puis propose de se focaliser non plus seulement sur la taille du programme générant une séquence donnée mais sur son temps d'exécution. Ce temps est lié à la présence d'itérations (les boucles « for ») qui génèrent de la récursivité et apportent ce que Charles Bennett appelle de « la profondeur logique » aux bits du programme. Or on peut maintenant dresser une analogie avec le monde vivant car les cycles itératifs existent également dans la nature : le couple mutation/sélection. Ces itérations dues à l'évolution ont eu lieu pendant des milliards d'années et donnent une profondeur logique gigantesque aux nucléotides des génomes.

A partir de là, voici maintenant les énoncés sur lesquels je souhaiterais avoir un avis. Peut-être sont-ils faux, peut-être sont-ils évidents ; peut-être sont-ils trop abstraits pour être compris par des non-théoriciens. Je n'en sais rien.

Les interactions inter-nucléotidiques virtuelles
Figure 1. Les interactions inter-nucléotidiques virtuelles existent car les nucléotides des génomes ne sont pas indépendants les uns des autres. Ces interactions franchissent la barrière des organismes.

Pour résumer, il y a deux types d'information : une information compressée en bits (1) et une information décompressée en bits (2). L'évolution compresse (2). La vie décompresse (1). La méthode «sélection» agit sur (2). La méthode «reproduction» agit sur (1). Le passage de (1) à (2) nécessite l'exécution d'un programme dans le temps (Bennett). Le passage de (2) à (1) (Kolmogorov) devrait intéresser de plus prés les informaticiens car les facteurs de compression semblent gigantesques. Il me semble qu'il y a ici des concepts mathématiques fondamentaux à découvrir.

Qu'est ce que la vie ?

Je vais maintenant vous proposer ma définition de la vie. On beigne entre théorie et métaphysique même si mes énoncés conservent, à mon sens, la propriété de falsifiabilité. Le niveau de difficulté de cette partie reste relativement important.

On a vu tout à l'heure que les interactions inter-nucléotidiques sont des informations. La valeur de cette information est évaluée par la sélection naturelle. Cette valeur est donc directement reliée à sa capacité de reproduction. On peut donc connaître cette valeur en comptant le nombre d'exemplaires de cette information. Ces exemplaires, qui sont inclut dans une séquence pseudo-aléatoire, possèdent certaines caractéristiques :

La théorie des exemplaires
Figure 2. Dans un système donné (Mars ou la chaine de caractères noire), deux exemplaires identiques (les taille-crayons ou les chaines de caractères rouges) suffisamment complexes et incompressibles (pas les chaines de caractères vertes) représentent nécessairement une trace de vie passée ou présente. Amusez-vous à chercher puis à me proposer des contre-exemples si vous le souhaitez ([2023: mail supprimé].}

Ainsi, ce type d'exemplaire définit ce qu'est une information de valeur. Une caractéristique essentielle de la vie c'est justement, selon moi, le fait d'être basé sur ce type d'exemplaire. Voici donc ma conjecture :

Dans tout système S en bits, s'il existe au moins deux exemplaires P incompressibles tel que taille(P)>log(S) alors la vie a existé ou existe dans S10.

Cette conjecture offre des applications en exobiologie. Nos stratégies actuelles de recherche de vie extraterrestre sont trop centrées sur la matière alors qu'il faut les centrer sur l'information de valeur c'est-à-dire le concept d'exemplaire. Ma conjecture implique que si Curiosity, le petit robot qui a atterri sur Mars en Aout 2012, trouve deux exemplaires identiques sur cette planète, alors nous sommes en présence d'une trace de vie passée ou présente. Notez que le programme de ce robot contient ces deux exemplaires puisque c'est un pur produit de la vie directement issu du cerveau humain.

Définir une caractéristique de la vie et définir la vie elle-même sont deux choses bien distinctes. En science, comme l'a montré Carl Sagan, il n'existe pas de consensus sur la définition de la vie. En revanche, il existe un pseudo-consensus temporaire sur les 3 points suivants. La vie possèderait une capacité de reproduction (1), d'évolution (2) et de maintient en déséquilibre thermodynamique (3). Je vais proposer 4 autres points assez similaires mais plus théoriques. La vie se définirait par sa capacité à :

Ces 4 fonctions reproduction/création/effacement/sélection sont nécessaires et suffisantes pour créer un algorithme génétique (au sens informatique) chargé (par l'informaticien) de chercher un maximum global. Dans le cas de l'algorithme génétique au sens biologique c'est-à-dire l'évolution, les choses sont différentes : les biologistes ne s'autorisent pas à parler de but, de recherche, de fonction optimisée ou de téléologie. Pourtant on peut remarquer que l'évolution ne peut pas avoir créée ces 4 fonctions qui manipulent de l'information. La raisons est simple : l'évolution, ce sont ces 4 fonctions. Si une seule d'entre-elle venait à disparaitre, le système atteindrait rapidement un maximum local ou évoluerait au gré du seul hasard et si tel avait été le cas, nous ne serions pas là pour en discuter. Ainsi ces 4 fonctions qui manipulent de l'information seraient plutôt d'authentiques principes de la physique. A partir de là, on peut noter que ce qui est à l'origine de la création puis de l'assemblage de ces 4 fonctions peut, ou non, avoir eu l'intention de mener une recherche. Ainsi, refuser le terme de « téléologie » quand on parle d'évolution, est tout autant idéologique que son contraire. Une fois ce constat fait, je ne prends pas un grand risque en vous proposant ce qui m'apparait être la fonction optimisée par la vie c'est-à-dire sa finalité. Remarquez tout d'abord que la quantité de mémoire disponible pour stocker les exemplaires n'est pas infinie : elle est limitée à la biomasse puisque les exemplaires sont une caractéristique du vivant. Que pensez-vous alors d'une fonction visant à maximiser le rapport Biomasse/masse minérale ? Ce qui revient à informatiser les atomes de l'univers avec des exemplaires c'est-à-dire de l'information de valeur. Regardez la figure 3 : on dirait que la biosphère, la vie, ici représentée par une forêt de sapin, essaie de conquérir les derniers espaces vacants de matière minérale. L'algorithme génétique finira-t-il par trouver une « solution »?

La vie materialise t'elle un projet?
Figure 3. La vie materialise t'elle un projet? Remarquez la forêt de sapin (très dense en information de valeur) qui tente d'envahir la matière minérale (sans information de valeur).

Qu'est ce que la science ?

Passons maintenant à la troisième partie de mon exposé : qu'est ce que la science ? Ma transition est tout faite : la science est un sous-produit de la vie puisque elle produite par l'homme. La science crée, par l'intermédiaire du langage, une information de valeur très similaire à celle contenue dans le génome. Les énoncés de la science et, plus généralement, ceux du langage subissent les mêmes manipulations que ceux du génome (ceux du vivant) c'est-à-dire reproduction-création-effacement-sélection.

Maniaque que je suis, je vais maintenant vous proposer mon propre critère de démarcation entre science et non science. Il ne s'agira ni de la vérifiabilité, ni de la falsifiabilité. De ma perspective, la seule méthode scientifique qui me semble incontestable est l'interrogation. Toute personne qui s'interroge durant sa vie (c'est-à-dire tout le monde) se comporte, selon ma définition, en scientifique et donc cela inclut par exemple les théologiens. Supprimer le point d'interrogation revient à supprimer science et progrès.

L'interrogation à elle seule permet l'utilisation des 4 fonctions: reproduction-création-effacement-sélection. Je pense que les animaux ne possèdent pas (ou disons plutôt très peu) de possibilités d'interrogation car cela suppose la faculté de transcrire une situation en un énoncé incluant le point d'interrogation. Nous, humains, nous disons dans notre tête : « mais où est Jacques ? » alors qu'un chien remarquera l'absence de Jacques et le cherchera instinctivement. Le mode de vie d'un renard aujourd'hui est proche de celui d'un renard il y a 2000 ans. Pour disposer d'une dérivée positive du progrès11 au cours de l'histoire, il faut que l'ensemble de tous les énoncés soit un ensemble dynamique. Et la dynamique est permise par l'interrogation. Ainsi l'interrogation est vis-à-vis du langage ce que l'évolution est vis-à-vis du génome.

Le point d'interrogation, par sa forme même, introduit la « réflexivité » sur soi-même. Autrement dit, le pouvoir de s'interroger est intiment associé à la prise de conscience de son existence. On peut également remarqué que la faculté d'interrogation est, en l'état actuel de la connaissance, improgrammable. Un algorithme peut chercher « Jacques » mais il ne peut pas se dire « où est Jacques ? » et cela est lié au fait qu'un ordinateur ne dispose pas de la réflexivité sur lui-même. Programmer l'interrogation dans un algorithme est, à mon sens, un problème très difficile sur le plan théorique et soulève des questions éthiques évidentes.

Placer l'interrogation au centre de la démarche scientifique est moins banal qu'il n'y parait. En effet, si on demande aux scientifique ce que eux placeraient au centre de la démarche scientifique, on retrouvera les notions de vérifiabilité, de falsifiabilité ou de reproductibilité qui toutes trois cachent, via le suffixe «ilité», les notions d'évaluation et de critique. Et c'est cette critique intersubjective devenue «intouchable» qui est souvent, avant l'interrogation, considérée comme responsable de l'émergence de l'objectivité. La critique se termine par un point et non par un point d'interrogation : elle n'inclut donc pas la réflexivité sur elle-même. Elle prétend avoir raison et donc impose son énoncé alternatif, elle impose sa réalité phénoménologique. Autrement dit, la critique contient une forme de violence considérée comme légitime par les scientifiques. Violence qui est absente dans l'interrogation. On peut faire de la très bonne science sans jamais être critiqué, ce que de nombreux chercheurs ont fait au cours de l'histoire. Et on peut interroger pacifiquement son voisin, mettre en évidence des points de désaccord sans qu'aucune violence ne pointe le bout de son nez.

S'interroger demande un effort et cela génère donc un « quantum » de souffrance. Une position eudémoniste ou hédoniste un peu radical pourrait souhaiter la disparition, à terme, de l'interrogation afin d'éradiquer cette souffrance. A l'inverse, on peut aussi considérer que l'interrogation fait intrinsèquement partie de l'essence de l'homme : sa disparition risquerait de précipiter l'humanité dans une contre-utopie. Maintenir la faculté d'interrogation c'est maintenir la possibilité de recherche, la possibilité d'un but. A l'inverse, supprimer l'interrogation supprime l'existence d'un but. A partir de là, se profilent deux types de choix de vie :

Il se pourrait bien que ces deux choix de vie opposés engendrent des conflits dans le futur. Une scission pacifiste semble impossible car les premiers craindront toujours la supériorité phénoménologique des énoncés obtenus par les seconds grâce à l'interrogation.

Métaphysique personnelle

« Tout tourne autour de cette question de la correspondance entre le monde et les énoncés sur le monde »

S'il est vrai que les énoncés du génome et du langage semblent être une représentation de la réalité expérimentée, nous ne sommes pas en mesure de le prouver. Dés lors, il vaut mieux s'en tenir, à mon sens, à une discussion sur les énoncés et non sur le monde. Comme disait Wittgenstein, « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Les énoncés du langage sont directement issus du cerveau humain. Ils sont donc a posteriori de l'acte de penser. Ils représentent une description dont on peut parler.

Les humains, lorsqu'ils interagissent entre eux, utilisent les 4 fonctions décrites précédemment : reproduire, créer, effacer, sélectionner. Il y a des énoncés qui se propagent13, d'autres qui ne se propagent pas. Compter le nombre d'exemplaires d'un énoncé est la manière la plus fiable d'évaluer la valeur de cet énoncé. Evaluer c'est donc compter. La valeur d'un énoncé qui s'est énormément reproduit ne correspond ni au vrai, ni au juste, ni au bon. A un temps t, un énoncé (par exemple, la terre est ronde) présent en 1 seul exemplaire, et qui n'oriente donc pas autrui, peut sembler a posteriori plus vrai, plus juste, meilleur qu'un énoncé (la terre est plate) reproduit par l'ensemble de l'humanité à l'époque de Galilée.

Je dénombre trois modes relatifs à la propagation d'un énoncé. Scientifique (1): lors d'une conversation entre deux personnes, la reproduction de l'énoncé passe par l'intermédiaire de l'interrogation. Lorsque ce n'est pas le cas, le processus s'appelle la croyance (2). La violence (3) se produit lorsque la reproduction ou l'effacement d'un énoncé passe par l'intermédiaire d'un rapport de domination. Si une personne A dit « la terre est plate » et qu'une personne B lui répond « non, la terre est ronde. »: B nie implicitement le droit à l'existence de l'énoncé de A. En ce sens, B se comporte de manière violente envers A. Mes publications scientifiques positivistes ne semblent pas avoir le droit d'exister en 1 exemplaire. Les énoncés qui l'a composent n'ont donc pas la possibilité d'orienter autrui et donc de se reproduire. En ce sens, le système de publication scientifique me violente en se comportant comme l'inquisition. Sa justification est basée sur les énoncés devenus « indiscutables » c'est à dire « statiques » de la sacro-sainte méthode scientifique. Or les ensembles d'énoncés trop « statiques » finissent par fonder une religion. Il me semble préférable de considérer que « tout est bon » ce qui n'a rien d'une posture relativiste car il y a des énoncés qui se propagent et d'autres qui ne se propagent pas. Rejeter un énoncé c'est prendre le risque de bloquer l'apparition de nouveaux paradigmes.

Cette métaphysique, qui décrit la propagation des énoncés via le concept d'exemplaires, a un avantage certain sur les autres métaphysiques, ce qui l'a rend sexy à mes yeux : elle se décrit elle-même et donc elle décrit ses propres limites et annonce sa disparition future inexorable. En effet, ma métaphysique est elle-même une description a posteriori de l'acte de penser, une chaine de caractère, un énoncé qui se propagera ou non. Elle existe pour l'instant en 1 exemplaire (dans ma tête). Si elle séduit quelqu'un, elle existera en deux exemplaires. A l'inverse, si demain je ne la construis plus cognitivement, alors j'effacerai l'exemplaire existant et elle disparaitra.

J'aimerais terminer mon exposé en réfléchissant sur la notion de « moi » c'est-à-dire d'individu, d'organisme. Ma métaphysique part du postulat que penser c'est manipuler des chaines de caractères. Le « moi » correspond à l'ensemble des énoncés produit ou reproduit cognitivement à un temps t. Ce à quoi je crois, ce qui m'oriente. Dans cet ensemble d'énoncés, le « moi » n'en a créé que très peu. La plupart des énoncés ont été créé par d'autres : « la terre est ronde » ou « e=mc2 » par exemple. C'est en cela que nous sommes plus les autres que ce que nous imaginons : il est rare que nos pensées, nos sentiments, nos résultats (nos énoncés) n'aient pas déjà été pensés/vécus/découverts par d'autres.

D'autre part, il me semble que beaucoup pensent que le « moi » manipule des chaines de caractères dans le but unique et ultime de maximiser son propre intérêt, par exemple sa propre survie. De la découle le concept de volonté de puissance Nietzschéenne qui repose ultimement sur l'organisme : dans une forêt, chaque arbre chercherait à maximiser son accès à la lumière pour pousser plus vite quitte à faire de l'ombre aux autres. Schéma qui serait transposable à l'ensemble des êtres vivants incluant l'homme. Cette vision centrée sur l'organisme me semble fausse. C'est, à mon sens, la plus grande erreur de Nietzsche. Utilisons un exemple issu de la biologie théorique pour réfuter cette idée. Une araignée mâle se reproduit avec une femelle juste avant que cette dernière lui coupe la tête. Richard Dawkins en conclut que les gènes sont égoïstes c'est-à-dire qu'ils maximiseraient toujours leur intérêt (en copulant, l'araignée mâle engendrera la reproduction de ses gènes juste avant de mourir) et non pas celui de l'organisme. Même si cette vision est trop simpliste (car j'ai tenté de montrer plus haut que l'unité de sélection ultime n'est pas le gène mais l'interaction inter-nucléotidique virtuelle), elle montre de manière indiscutable que notre génome n'engendre pas uniquement des actions maximisant notre intérêt propre. Notre génome encode des actions qui sont bénéfiques aux autres humains ou au reste de la biosphère et ce, sans forcement, qu'il y ait une contrepartie qui nous soit favorable. C'est en cela encore une fois que nous sommes beaucoup plus les autres que ce que nous imaginons. Les actions comme le sacrifice, le suicide, le fait que nous puissions difficilement vivre seuls, le fait que la souffrance d'autrui nous répugne, le fait que nous ressentions viscéralement le plaisir qu'il y a à construire avec autrui sont quelques exemples mais il y en a beaucoup d'autres. Il me semble que lorsqu'un individu arrête d'orienter autrui, la mort n'est pas loin.

Conclusion

Bien que le quantitatif n'ait heureusement pas, dans nos domaines, de valeur en soi, je peux m'amuser à fournir quelques chiffres sur ma thèse de manière à mettre en exergue son caractère industriel. Au moins 10000 expériences de biologie effectuées, au moins 20000 lignes de codes tapées, au moins 30000 pages de philosophie dévorées : la pluridisciplinarité est bien réelle. Pourtant, il me semble que cette pluridisciplinarité a arrêté de satisfaire l'institution à partir du moment où j'ai inclus les composantes métaphysiques et philosophiques. L'institution a cessé de me suivre quand les énoncés que j'ai créés ont commencé à attaquer son « stable », terme défini ci-dessous :

« La quantité de stable dont un homme [a fortiori une institution] a besoin, la quantité de croyance qu'on ne peut lui soustraire car il y prend appui, est une mesure de sa force ou pour m'exprimer plus clairement de sa faiblesse »

Quand je tente de déconstruire « la critique », je délégitime de fait l'attitude des rapporteurs anonymes qui « bloquent » mes articles. Quand je falsifie mes données afin de conserver, paradoxalement, une «sincérité supérieure pour la vérité»14, l'institution refuse de me suivre sur ce terrain là. Elle ne comprend pas le fait qu'il faille nécessairement mettre de l'huile dans les rouages positivistes pour empêcher le grippage de la machine. Elle ne comprend pas qu' « interpréter c'est falsifier ». Elle ne me supporte pas en tant que pure heuristique n'acceptant aucune contrainte a priori. Elle a peur et donc elle me juge, ce qui révèle à la fois sa faiblesse et sa violence.

« Ils [les savants] ont mis entre eux et moi toutes les faiblesses et toutes les fautes des hommes : —dans leurs demeures ils appellent cela « faux plancher ». Mais malgré tout je marche au-dessus de leur tête avec mes pensées car [...] ce que je veux ils n'auraient pas le droit de le vouloir. Ainsi parlait Zarathoustra.»

Comme je vous l'ai dit, je suis devenu un philosophe libertaire : je ne conçois plus positivement les notions de règle, de norme ou de respect15 et j'ai maintenant une conscience beaucoup plus aiguisée de ce que représente la violence, la liberté, l'exploitation de l'homme par l'homme ou l'horreur16. Mes énoncés sont un pont plutôt qu'un but. Ils n'ont pas vocation à être « excellents ». Ils ne le sont pas. Ce que je souhaite c'est qu'ils soient « orientants ». Ces énoncés correspondent à mon stable que je n'aspire qu'à dépasser puisque ce dernier represente avant tout ma faiblesse. Autrement dit, j'espère renier demain ce à quoi je crois aujourd'hui. Car du rebut, il y en a nécessairement c'est pourquoi je ne crains ni les «erreurs» ni «l'insignifiant » car « tout est bon ». L'orientant se propagera. Le non-orientant restera de l'ordre de la considération personnelle avec un droit d'existence en tant que tel. J'avoue avoir la manie de consulter chaque matin les statistiques de visite de mon site WEB (500 visiteurs uniques chaque mois) et surtout de regarder les mots clés que tapent mes visiteurs et les chapitres qu'ils préfèrent [ 2023: il s'agissait de l'ancien site web, attaqué et détruit depuis longtemps maintenant]. Ce (petit? 😃) coté narcissique me conforte dans l'idée que mon but « orienter autrui, construire avec autrui » a été, au moins partiellement, atteint.

Durant ma thèse, j'ai développé une forme d'hypochondrie particulièrement sévère -- maladie honteuse qu'on cache bien sûr -- pendant plus de 3 ans. Je pensais chaque jour pendant plusieurs heures à ma propre mort17, je voyais mon corps en train de se putréfier, je ne m'imaginais pas vivre plus de trois mois. Pathologie de l'irrationnel touchant un individu entrainé à être ultra-rationnel. Comble de l'ironie. Le lecteur pourra ainsi mieux comprendre pourquoi la préface du gai savoir me semble si parlante et pourquoi j'ai finalement ajouté, dans ma thèse, un petit chapitre sur la mort.

« Gai savoir cela veut dire les saturnales d'un esprit qui a résisté patiemment, fermement, froidement, sans s'incliner, mais sans espoir -- et qu'envahit soudain l'espoir, l'espoir de la santé, l'ivresse de la guérison »

Le concept Nietzschéen de grande santé c'est-à-dire une santé que l'on sacrifie sans cesse me semble particulièrement adapté pour décrire ce qui a été au fondement de mon agir, ce qui a généré une thèse aux dimensions industrielles. L'alternance de cycles souffrance-santé passe, chez moi18, par l'alternance de phase d'hypochondrie génératrices d'interrogations suivi de l'accession à une santé provisoire (joie de la découverte, quantité indécente d'activité physique, alcoolisation excessive, prise de conscience temporaire que je ne suis pas réellement malade). Cette deuxième phase n'inclut ni souffrance ni interrogation mais régénère du potentiel. D'où l'importance des cycles. Bien sûr, il faut rapidement sacrifier cette santé si l'on veut se remettre à chercher réellement c'est-à-dire à s'interroger.

« Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des instruments de mesure objective et d'enregistrement aux viscère congelés -- nous devons constamment enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur transmettre maternellement tout ce qu'il y a en nous de sang, de coeur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité »

La réflexivité sur moi-même est avant tout une réflexivité sur mon corps. C'est aussi pour cette raison que tout ce qui se cache derrière les mots « juges », « jury » ou « évaluateurs » me semble maintenant nauséabond. Evaluer ma thèse c'est évaluer mon degré d'hypochondrie, la dizaine de milliers de kilomètres de course à pied que j'ai parcouru pour réduire l'angoisse et qui sont, à mon sens, directement corrélés à la quantité d'interrogation que mon corps a été en mesure de surmonter. Qui peut honnêtement prétendre pouvoir évaluer, classer des corps ? Etablir la « gaussienne des niveaux » ne me semble pas nécessaire et même plutôt absurde si l'on admet que la bêtise ne vaut que pour soi. Je ne propose pas mes énoncés à votre jury « constitué » pour qu'il les classe par rapport à ceux des autres. Je propose mes énoncés à des personnes prises indépendamment, en espérant que ces énoncés les orientent. Bien sûr, nos « moi » sont multiples et il existe un « moi » qui aspire à une reconnaissance institutionnelle et espère donc « décrocher un prix ». Mais il existe aussi un autre « moi » qui n'aspire qu'à propager des énoncés susceptibles de permettre l'élaboration d'un monde meilleur19.

Merci d'avoir eu le courage de me lire jusqu'au bout!

[2023: Viafx24]

PS : Les citations sont de Nietzsche. Peut-être que le lecteur aura reconnu certains énoncés, que j'ai reproduit en substance, et dont les créateurs sont Rimbaud, Deleuze, Latour, Foucault, Morin et Feyerabend (de mémoire).

Notes de bas de page

  1. Mon but n'est pas de passer pour un ingrat. Si j'en suis là où j'en suis aujourd’hui c'est aussi grâce à ce système. En revanche, il y a, à mon sens, de la marge pour l'améliorer...
  2. Je profite de ce texte pour rendre hommage à François Jacob qui est décédé cette semaine.
  3. Les 4 premières pages de ces publications sont fournies comme 4 pages « type » de ma thèse positiviste.
  4. Je ne crains pas les anthropocentrismes : ils sont bénéfiques dans la mesure où ils révèlent souvent, selon moi, des concepts fondamentaux.
  5. Pris ici au sens expérimental de quelque chose d'a priori négatif.
  6. l'ouvrage était présent sur une liseuse électronique qu'on m'avait offerte à noël...
  7. Je partage ici une idée qu'a proposée Antoine Danchin.
  8. J'élude une constante pour faire simple.
  9. Ou plus exactement, cette probabilité est extrêmement faible.
  10. J'élude une constante pour faire simple.
  11. Pris ici dans un sens n'incluant pas de considérations morales.
  12. Le mot « surhomme » doit être évidemment entendu comme un concept biophile.
  13. La métaphysique que je décris est à rapprocher du concept de « meme » introduit par Richard Dawkins et de la « soupe de string » décrite par Stuart Kaufman.
  14. Sincerité qui saute aux yeux si on considère que j'avoue le pire peché du scientifique: oui, j'arrange parfois les données à ma sauce, pendez-moi ! ... Ou reflechissez: la science est un système complexe!
  15. Le respect cache une forme de crainte que l'on ne retrouve pas dans l'amitié par exemple.
  16. Quand j'en ai enfin eu le courage, je me suis penché sur la littérature concentrationnaire: cela m'a permis de comprendre que je n'avais pas compris/intégré Auschwitz-Birkenau et que je ne l'ai sans doute toujours pas compris/intégré.
  17. Un professeur m'avait dit que penser à sa propre mort plus de quelques secondes été impossible, je l'ai crû longtemps mais il se trompait.
  18. Il ne s'agit pas de confidences personnelles ou d'un manque de pudeur mais bien du fruit de mes recherches. En ce sens, je crois que celui qui s'interroge passe nécessairement par des cycles souffrance-santé qui prennent, chez chacun, des formes diverses.
  19. Je ne suis pas Panglossien/Leibnizien