Les armes biologiques
Préambule
A la demande de l'académie des sciences, Henry Korn a publié un très bon rapport en 2008 sur la question de la menace biologique. Il y décrit:
- l'utilisation historique de la biologie à des fins militaires ou terroristes.
- les méthodes actuelles envisagées pour se prémunir de cette menace.
Dans une première partie, je vais extraire certaines informations présentes dans ce rapport pour offrir à mon lecteur la connaissance de base nécessaire (je précise, comme Henry Korn l'a fait, qu'aucune information confidentielle n'est divulguée dans ce chapitre). Puis j'aborderai une partie plus personnelle, plus spéculative que l'on pourra aisément qualifier de science fiction. Mon but sera de montrer que les risques ne sont pas forcement là où on les attend.
J'aurai pu appeler ce chapitre bioterrorisme mais je préfère envisager, tout comme Henry Korn, la menace biologique au sens large en évitant tout discours partisan trop proche de la politique et trop loin des sciences. J'ai donc choisi le terme bio-arme, plus neutre.
Jusqu'où l'homme est-il déjà allé
Commençons par faire un triste constat. En termes de bio-armes, l'homme, au cours de l'histoire, est déjà allé très loin. Citons en 1374, au siège de Kaffa, le catapultage par les turcs de cadavres pestiférés par-dessus les remparts, déclenchant une épidémie de peste noire parmi les défenseurs génois.
Mais c'est au 20ème siècle que l'homme a créé les plus vastes programmes de recherche visant à développer des armes bactériologiques tactiques et stratégiques. Développons en chiffres quelqu'un de ces programmes pour que lecteur ait une idée globale de leurs ampleurs et de leurs conséquences.1
Le programme japonais (1931--1945) 150 bâtiments, 3000 scientifiques. 300kg de bacilles de la peste et du charbon (100 gr suffisent à éliminer la population d'une petite ville). Inoculation de toutes sortes de souches pathogènes aux prisonniers chinois. 12 essais sur champ de bataille sur des villes et villages chinois en contaminant la nourriture, l'eau ou l'air. Lors d'une attaque en 1942 par le vibrion cholérique, le cholera se propagea dans les armées japonaises faisant plusieurs milliers de morts ce qui arrêta les essais sur le terrain.
Le programme soviétique : L'URSS a mené à partir de 1973, en violation d'une convention signée en 1972, un énorme programme de mise au point d'armes biologiques impliquant plus de 65000 personnes dispersées sur 40 sites dont plus de 8 centres de recherche, 5 usines de production et un centre d'essai en plein air sur un île. 8 agents ont été militarisés (variole, peste, tularémie, morve, encéphalite équine, charbon, fièvre Q, virus de Marburg). Les soviétiques auraient même produit plusieurs tonnes de virus de la variole (un des pires virus qu'ait connu l'humanité: résistant, transmission par aérosol, 20--40% de mortalité; plus de 500 millions de morts au 20ème siècle) en 1980 sous forme de poudre lyophilisée pour équiper des missiles à longue portée. Bien sûr, lors du développement de ces armes, plusieurs accidents mortels ont eu lieu dont une fuite de bacilles de charbon d'une usine militaire provoquant la mort de 64 personnes dans le village d'à coté.
Le programme américain: En 1943, à la demande de Roosevelt, un grand programme sur les armes biologiques fut développé. Un centre de recherche fut établi à Fort Detrick dans le Maryland comprenant 250 bâtiments et des habitations pour 5000 personnes. Les américains ont travaillé sur la militarisation des agents infectieux pour leur permettre, par exemple, de rester plus longtemps en suspension dans l'air et augmenter la probabilité d'inhalation humaine. Ils ont mis au point des missiles à ogives biologiques comportant 720 petites bombes, largables à 16 km d'altitude, censés pulvériser une superficie de plus de 150km2. Ils envisagèrent aussi la dissémination de cocktails "invalidants" sur Cuba pour rendre malade sans tuer l'ensemble de la population pour en faciliter l'invasion. Des essais de contamination (tularémie, fièvre Q) furent même entrepris sur des porteurs sains et des objecteurs de conscience. Même si les américains ont signé en 1972 la convention internationale d'interdiction des armes biologiques et chimiques, Fort-Detrick reste un centre dévolu à la recherche sur la prévention contre les armes biologiques et d'importants programmes secrets s'y déroulent encore.
Le programme Sud-africain: Dans les années 80, les partisans de l'apartheid ont favorisé l'émergence d'une organisation politique appelée Freedom Front. Cette organisation mit sur pied un programme de développement d'armes biologiques. Le Dr. Basson fut nommé responsable du projet et acquit une solide formation dans ce domaine grâce aux nombreuses informations recueillies auprès de chercheurs britanniques, américains et canadiens. Des recherches secrètes furent développées pour obtenir des armes capables d'exterminer et stériliser sélectivement la population noire.
Où en sommes-nous aujourd'hui ?
La fabrication du matériel biologique pathogène n'exige pas une formation très poussée en microbiologie. Un grand local avec quelques équipements de petites dimensions et quelques fermenteurs suffisent ainsi que la capacité de se procurer les souches pathogènes. La difficulté réside surtout dans la "militarisation" c'est-à-dire les connaissances à acquérir pour conserver et propager le matériel biologique pathogène.
La plupart des états n'accordent qu'un faible intérêt stratégique aux armes biologiques du fait du caractère imprévisible des risques pour l'attaquant lui-même. En d'autres termes, les armes biologiques sont difficilement contrôlables. On ne peut exclure l'évolution des souches une fois disséminées et l'échappement puis le retournement contre l'agresseur. Les conséquences sont donc difficiles à évaluer et potentiellement dramatiques.
Ainsi une convention sur l'interdiction des armes biologiques a été ouverte à la signature en 1972 et ratifiée depuis par 162 états qui se sont engagés à ne pas développer, produire, stocker ou utiliser des armes biologiques. Cependant, l'efficacité de la convention reste limitée étant donné qu'elle ne prévoit aucun régime de vérification du respect de ces dispositions.
Comme le souligne Henry Korn, une des difficultés pour faire appliquer cette convention c'est la nature duale des recherches: c'est-à-dire la barrière très étroite qui sépare une recherche défensive, visant à se protéger d'un pathogène, et offensive, visant à le militariser. En effet, les recherches fondamentales nécessaires pour comprendre le fonctionnement d'un pathogène ont évidemment des applications en santé publique mais peuvent tout autant servir à des fins militaires.
Prenons un exemple: pour comprendre comment des souches pathogènes deviennent de plus en plus résistantes aux antibiotiques, il est nécessaire de mettre en place des expériences d'évolution visant à renforcer la résistance de ces souches. Cela permet d'identifier le mécanisme à l'origine de la résistance puis de mettre en place une stratégie pour lutter contre. Mais on voit immédiatement que cette même souche, rendue résistante en laboratoire par des mécanismes d'évolution dirigée, peut tout autant être utilisée à des fins militaires.
En particulier, les techniques actuelles de biologie moléculaire permettent d'envisager l'amélioration du génome de certaines souches (virus ou bactéries) pour les rendre bien plus pathogènes. PCR, séquençage, synthèse chimique de génome, expérience d'évolution dirigée (DNA shuffling) sont des techniques utilisées (ou sur le point d'être utilisées) en routine dans les laboratoires pour mener des recherches dans de nombreuses directions. Ces techniques peuvent être détournées pour militariser des souches (augmenter la virulence, augmenter la résistance dans l'environnement, augmenter la probabilité de transmission interhumaine). Par exemple, Kobinger a montré en 2001 que l'introduction d'un gène du virus Ebola dans le génome du virus du sida confère à ce dernier la capacité de se déplacer via le système respiratoire (alors que pour l'instant, le mode de propagation principal du VIH est le rapport sexuel) (Kobinger et al. 2001).
Cet exemple nous montre que certaines informations présentes dans les publications scientifiques (non confidentielles, ouvertes à tous) sont susceptibles d'être utilisées par des personnes mal intentionnées. Même danger avec la publication de la méthode permettant de synthétiser entièrement un virus (la poliomyélite) par assemblage d'oligonucleotides à partir de l'information de sa séquence ADN in silico (Cello et al. 2002):
Il faudra attendre 2005 pour que soit réussie la synthèse du virus de la grippe espagnol. Voyez ici la première phrase de l'article:
Ce type de travaux peut tout autant servir pour lutter contre les futures épidémies de grippes très virulentes que comme recette de cuisine pour reproduire et utiliser militairement un virus pandémique qui avait disparu.
Stratégies de lutte contre les bio-armes
Il existe différents lieux et personnes susceptibles de créer des bio-armes:
- La division classique du monde en noir et blanc: Corée du nord, Syrie, Soudan, Pakistan... sont identifiés comme producteurs potentiels de bio-armes.
- Les états démocratiquess: ce sont eux qui, au cours de l'histoire, ont développé les plus gros programmes d'armes biologiques. La présence de stocks pourtant interdits et les recherches offensives sont à suspecter étant donné que la convention de 1972 ne contient pas de volet de vérification.
- Les universités et laboratoires de recherche: les contrôles sur les sujets de recherche sont limités ce qui est justifié par le fait de ne pas nuire à la créativité des chercheurs. Ceux-ci étudient, créent et stockent des souches pathogènes relativement facilement. Le but est toujours la santé publique mais on n'est jamais à l'abri d'une brebis galeuse.
- Le domaine amateur: Le relatif faible coût des infrastructures nécessaires pour faire de la biologie moléculaire ou synthétique a pour conséquence le développement de ces branches dans le domaine amateur (DIYbio). Au fil des années, il sera de plus en plus facile de mener des recherches d'évolution dirigée dans son garage pour fabriquer des souches pathogènes.
Quelles sont les pistes actuelles de réflexion pour empêcher le développement de bio-armes ?
- Détecter les recherches sensibles et évaluer leurs bénéfices/risques. Ces contrôles doivent être mesurés de manière à ne pas verrouiller la recherche, d'autant plus que le nombre de laboratoires "à risque" serait limité (300 laboratoires dans le monde et 2500 chercheurs seraient concernés soit moins de 1% de la recherche en microbiologie).
- Eviter la publication d'informations sensibles. Les éditeurs de journaux sont de plus en plus sensibilisés à cette question. Les informations sensibles seraient néanmoins accessibles à des personnes accréditées.
- Réfléchir à la mise en place de contrôles sur la synthèse d'oligonucleotides, de gènes ou de génomes. En effet, certaines séquences ADN (gènes de virulence, etc...) pourraient être répertoriées et interdites de synthèse sans autorisation. En effet, les chercheurs font souvent appel à des prestataires extérieurs (entreprises privées) pour ces synthèses. Un algorithme pourrait trés facilement détecter une séquence commandée interdite. Le même principe pourrait être appliqué aux séquençages. Tout résultat de séquençage ou demande de synthèse suspecte étant immédiatement détecté, des personnes malintentionnées seraient dans l'obligation de se rabattre sur l'achat du matériel couteux de synthèse et de séquençage ce qui, à nouveau, les exposerait vis-à-vis des services de renseignements.
- Sensibilisation de la communauté scientifique aux risques et aux problèmes éthiques posés par la biologie. Le modèle d'apprentissage de la science doit être repensé ce que Einstein avait déjà souligné:
Je relaie aussi l'idée du philosophe Michel Serres de faire prêter un serment aux futurs chercheurs (au moment du soutien du doctorat par exemple) du même type que le serment d'Hippocrate (que tout médecin prête à la fin de ses études). Le voici:
Je le prête également.
Je ne suis cependant pas naïf et je vois bien le conflit d'intérêt qu'il y aurait immédiatement avec l'industrie de l'armement. En effet, celle-ci ne pourrait plus embaucher de docteurs. Je doute donc que l'idée puisse aboutir en France. Lors des grandes découvertes du génie génétique dans les années 70, il y a eu une conférence organisée par Paul Berg à Asilomar en Californie. Cette conférence a appelé à un moratoire sur les manipulations génétiques afin d'éviter que des bactéries génétiquement modifiées puissent se disperser dans l'environnement. Elle a également pointé du doigt les risques d'une nouvelle course à l'armement liés aux technologies issues du génie génétique. Cette conférence était à l'initiative des chercheurs, ce qui selon Henry Korn "crédibilisa de manière considérable leur démarche". De plus, "les participants ont été laissés libres de communiquer dans les medias sur leurs débats et sur les conclusions de la conférence, ce qui leur attira la confiance de l'opinion publique". Je reviens maintenant au serment de Michel Serres. Je l'ai dit: je doute que les directeurs d'école doctorale et les présidents d'université soient en mesure d'imposer un tel serment à cause du lobby de l'armement. Par contre, la communauté IGEM, dont j'ai déjà parlé, pourrait avoir une grande influence, une carte à jouer. C'est une communauté internationale d'étudiants, de chercheurs passionnés de biologie synthétique qui est structurée autour d'une compétition annuelle. La communauté IGEM pourrait peut-être initier la mise en place d'un serment du type de celui de Michel Serres que les jeunes biologistes synthétiques pourraient prêter. Cela pourrait avoir deux effets:
- crédibiliser la biologie synthétique auprès des opinions publiques mondiales pour montrer que ce sont des biologistes conscients de leurs responsabilités qui s'emparent de la question éthique (ce qu'ils font déjà) sans attendre les pressions politiques.
- amorcer un mouvement qui pourrait se propager à toute la science. En effet, un tel serment prêté par tout nouveau chercheur serait, il me semble, sans précédent dans l'histoire des sciences. Cela rapprocherait la science et le peuple en montrant, via un symbole clair et ostensible, que, comme le dit Edgar Morin:
Petit détour par la science fiction
Je vais maintenant passer à une partie plus personnelle, plus spéculative, proche de la futurologie et de la science fiction. Je suis d'ailleurs convaincu que la réflexion éthique devrait se nourrir davantage de la science-fiction (Besnier Avril 2010).
Nous avons vu dans les paragraphes précédents que, suite à la convention de 1972, la plupart des états démocratiques ont abandonné les armes bactériologiques, au moins officiellement. Sans vouloir sombrer vers une quelconque théorie du complot paranoïaque, je doute que les raisons de cet abandon soient altruistes. En effet, si on étudie les traités de réduction des armes stratégiques entre l'ex-union soviétique et les états-unis (SALT, START et SORT), 40 ans de négociations ont permis de réduire les stocks de têtes nucléaires jusqu'à "uniquement" 1500 têtes nucléaires par pays. De quoi détruire sans doute encore un certain nombre de fois la terre. On voit donc que quand l'intérêt stratégique est réel, les efforts sont plus lents pour détruire les stocks d'armes. En fait, les armes bactériologiques sont peu intéressantes stratégiquement pour les démocraties car trop peu contrôlables. A l'inverse des missiles stratégiques, ce n'est pas une technologie fiable. Elle a très mauvaise presse dans les opinions publiques et est perçue comme une arme sale relativement bon marché et facile à produire ---une arme d'état voyou comme l'ex-Irak de Saddam Hussein---. Il valait donc mieux l'interdire à tous pour mieux "stigmatiser" et "criminaliser" les états voyous.
Pourquoi ce paragraphe polémique ? car les choses pourraient bien changer. La contrôlabilité des armes biologiques pourrait augmenter à cause de la biologie synthétique.
Même si il reste encore de nombreux défis technologiques à relever, le "wetware", c'est-à-dire le calcul avec de la matière humide (une cellule), pourrait faire son apparition et se développer très vite. Dés lors qu'on saura faire faire du calcul à une cellule, lui faire "computer" des comportements, des "outputs" complexes, le nombre d'applications possibles va exploser. Et les lanternes des militaires vont se mettre à briller. Le problème n'est pas tant de "tuer". "Tuer", on sait déjà faire. L'enjeu est dans la définition de la biologie synthétique. L'enjeu, c'est le contrôle. Contrôle des armes et contrôle des hommes.
Quelle vision peut-on entrevoir de ces futures armes ? Au début, elles seront basiques. Une simple bactérie E. coli avec un plasmide inductible permettant la surexpression d'enzymes produisant des toxines (type cholérique) responsables de fortes diarrhées. L'attaque se produit en deux temps. La contamination (par exemple alimentaire) est silencieuse. Une des difficultés consiste à réussir à faire prendre le dessus à l'arme biologique sur la flore commensale. Une fois la souche synthétique en place et au moment propice, on passe à la deuxième étape. On ajoute dans l'alimentation de la victime, l'inducteur du système répresseur ou activateur (IPTG, arabinose) ce qui produit, de manière dose dépendante, l'enzyme puis la toxine. En fonction de la dose, on peut donc contrôler la force et la durée de la diarrhée, jusqu'à la mort. Des scenarios "hollywoodiens" de type "agent secret" avec chantages divers peuvent facilement être envisagés avec ce type de technologie. Plus "computationnelle" serait la même arme biologique mais dont le déclenchement est programmé par un minuteur (horloge moléculaire basée sur le principe des oscillateurs par exemple). Entre la primo-infection et le déclenchement de la diarrhée ou de la mort s'écoule le temps (en heures, en jours ou en semaines) programmé par le biologiste. On voit déjà qu'avec ces armes "très simples", on contrôle déjà la pensée de sa victime sans même contrôler son système nerveux. En effet, une victime qui a mal est une victime qui pense déjà à sa douleur et pas à autre chose.
Mon exemple est basique. Il montre ce que signifie le contrôle. On peut aussi infecter une population entière à son insu en vue d'un but futur. Ce but peut être la mort, la souffrance, la démence, le contrôle d'états mentaux plus fins etc... On peut aussi infecter sélectivement une population en créant des bio-armes qui ne ciblent qu'un type particulier de patrimoine génétique.
La bio-arme de la figure 1 provoque 5 diarrhées à intervalle de temps régulier et n'attaque que les hommes (masculin). Elle fonctionne de la manière suivante. Le premier module correspond au repressilator: 3 répresseurs se répriment mutuellement ce qui génère des oscillations. Ces dernières sont utilisées comme compte à rebours. Les paramètres peuvent être facilement "tunés" pour adapter la fréquence des oscillations. Lorsque le deuxième répresseur disparait, un système de sécrétion, des fimbriaes ainsi que des enzymes produisant des toxines sont synthétisées. Les fimbriaes permettent l'adhésion aux entérocytes (cellules de l'intestin). De plus, ces derniers sont spécifiques de marqueurs que l'on trouve que dans une population donnée: par exemple que chez les hommes. Une fois en contact avec sa cible, la bio-arme injecte des toxines grâce à une sorte de seringue. Ceci induit une perte hydrique dans les entérocytes provoquant la diarrhée. Puis le deuxième répresseur réapparait ce qui stoppe le mécanisme d'attaque pendant un cycle. Un système suicide permet de détruire la bio-arme après un certain nombre de cycles. Concrètement, à chaque cycle, un activateur ultrastable est produit en petite quantité. Quand sa concentration dépasse un certain seuil, par exemple au bout de 5 cycles de diarrhées, ce dernier active l'expression d'un gène codant pour un poison cellulaire. La bio-arme est détruite.
Ce système est furtif pour plusieurs raisons: la bio arme ne peut pas être isolée car les cassettes de résistance aux antibiotiques ont été enlevées. Toutes les fonctions sont encodées à des emplacements différents sur le chromosome (pas de plasmide). La souche se suicide une fois sa mission achevée ce qui rend sa culture définitivement impossible. Si les gènes utilisés appartiennent tous à E. coli: ni une PCR, ni un séquençage du génome ne peut permettre de détecter facilement la technologie car chaque fonction est isolée. Seule une analyse poussée du réseau et des sites consensus peut permettre de comprendre le fonctionnement de l'arme.
Pour donner un ordre de grandeur, une bio-arme fonctionnelle de ce type (les fonctions de calcul sont basiques) serait, à mon avis, fabriquée en 5 à 20 ans par une équipe de recherche comprenant 5 à 10 chercheurs. Notez cependant que l'estimation est difficile et je peux me tromper lourdement dans un sens ou dans l'autre.
J'ai longtemps réfléchi (plusieurs mois) avant de publier ce schéma, d'autant que j'ai prêté le serment de Michel Serres. J'ai finalement jugé en conscience que les bénéfices sont supérieurs aux risques. Les risques sont: donner de mauvaises idées. Peu probable car premièrement ce schéma n'est pas une recette, deuxièmement les mécanismes décrits sont vagues, troisièmement tout étudiant IGEM arriverait très facilement à des conclusions similaires. Enfin, il n y' a rien de vraiment nouveau dans ce que je décris (publier la séquence du virus de la variole est autrement plus dangereux). Les bénéfices sont: faire prendre conscience aux scientifiques, aux pouvoirs publics et au peuple des risques de développement de bio-armes basées sur le Wetware/le calcul. Car je le répète, l'important, ce n'est pas la seringue, l'important c'est le contrôle à l'échelle moléculaire. Quand on contrôle finement une souche, on peut contrôler finement un homme.
Malheureusement, la fiabilité d'une telle arme supprimera petit à petit aux yeux de l'opinion son image d'arme sale. Au contraire, elle risque d'être perçue comme un bijou de technologie, un véritable ordinateur miniature cellulaire. Voila la vraie arme d'une démocratie ! On peut théoriser des nouvelles approches de dissuasion de type "coupable a priori" pour dissuader une personne ou un peuple d'enfreindre les règles de "l'État de droit": toute personne subit, à son insu, la primo-infection à sa naissance, l'arme est latente. Cette dernière attend patiemment la sortie du droit chemin de la victime pour la sanctionner d'une manière ou d'une autre. Avec le temps et l'habituation aux technologies issues de la biologie synthétique, ce type d'arme, dissuasive, non létale, capable de "sanctionner" pourrait bien avoir ses partisans et remplacer les prisons. Et le problème est là. Comme toutes les armes, les bio-armes finiront par plaire.
Ce type d'armes computationnelles pourrait infecter de manière latente un peuple petit à petit pour pouvoir, "en cas de problème", maitriser, dissuader, contrôler les opinions de son propre peuple ou du peuple du bloc opposé sans entrainer la mort. Imaginez juste les conséquences si on diminue très légèrement la qualité de vie statistique d'un peuple, en le rendant très légèrement malade à son insu de manière presque imperceptible. Le moral du peuple, la croissance, l'économie diminuerait légèrement à cause de la légère dépression à l'allure naturelle mais en réalité strictement synthétique, strictement voulue. Imaginez un peuple contaminé souffrant de diarrhées persistantes et faisant chuter l'économie du pays sans que les pouvoirs publics n'aient la solution: un traitement pour stopper le fléau. Imaginez alors maintenant l'état (le bloc) d'en face qui, comme par hasard, dispose d'un antidote, mais pas gratuit bien sûr.
Si les Américains ou Européens recevaient des signaux forts que Chinois ou Russes (et réciproquement) développaient des programmes d'armes biologiques de seconde génération à partir de la biologie synthétique, cela relancerait immédiatement la course à l'armement. La convention de 1972 ne serait plus qu'un lointain souvenir. Au fur et à mesure se développeraient de plus en plus de petits programmes biologiques malveillants. Au début ces derniers seraient créés par les états puis les particuliers ou groupuscules aux revendications plus ou moins claires prendraient le relais. Les états seraient obligés d'investir massivement dans des solutions de parade en créant donc des bio-armes anti bio-armes. Ces "logiciels biologiques" seraient chargés de surveiller l'homéostasie de l'hôte et de détecter et détruire toute intrusion suspecte.
Le couple virus-antivirus de l'informatique serait recréé mais en biologie cette fois et nous deviendrions au mieux des personnes analysées, au pire des personnes infectées. Cela pourrait d'ailleurs cesser d'être une lutte et devenir uniquement un marché. On paye pour être "updaté" tous les jours avec les nouvelles séquences ADN détectées comme véritable "signatures" de bio-armes. Cela nous protègerait pour un temps des nouvelles menaces, des nouvelles souches malveillantes toujours plus furtives. Au bout d'un moment, on finirait par se demander si ce ne sont pas les sociétés antivirales qui créent les nouvelles menaces biologiques pour maintenir le marché... mais cette histoire vous la connaissez déjà...
Le danger invisible
Je pense que vous avez compris où je veux en venir. Le danger ne vient pas seulement par exemple des états voyous ou des universitaires fous. Bien sûr, une attaque, un drame peut toujours survenir mais selon moi l'attaque serait "rapidement" (c'est toujours relatif quand on parle de nombre de morts) stoppée, circonscrite. Des mesures politiques seraient immédiatement adoptées: attaque du pays voyou ou durcissement considérable des contrôles des chercheurs.
L'autre problème beaucoup plus sournois, beaucoup plus grave que j'identifie vient de nous, le peuple. Aucune personne dans le monde, je l'espère, ne souhaite voir se développer les pires "saloperies biologiques" que l'homme puisse créer dans le seul but d'en torturer un autre. Mais si maintenant je rajoute les frontières et quelques hommes politiques nous expliquant que l'autre pays/bloc (toujours le méchant bien sûr !) les développe et les utilisera contre nous, nous voterons "pour" la recherche et le développement des bio-armes. Et le peuple me payera, moi ou un autre, pour développer ses horloges et ses seringues moléculaires (oscillateur et système TSS) ou pour réfléchir à la furtivité des armes...
Rappelons-nous les propos d'Einstein qui n'ont, selon moi, pas pris une ride. Car tout le monde se rappelle qu'Einstein a été confronté à ce difficile problème éthique. C'est lui qui a écrit à Roosevelt le 2 aout 1939 en attirant l'attention sur le niveau atteint par la science allemande en matière de fission nucléaire. Et c'est cette lettre qui a déclenché le projet Manhattan (auquel Einstein n'a cependant pas participé) qui aboutira aux explosions nucléaires de Nagasaki et d'Hiroshima (entre 200 et 300 milles morts). En prenant une décision qu'on imagine très difficile, Albert Einstein a été un maillon clé du plus grand conflit dans l'histoire entre science et éthique. On peut donc rétrospectivement accorder un certain crédit aux idées qu'il a défendues dans les années qui ont suivi cette décision.
Pourquoi rappeler ces propos d'Einstein ? Pour bien faire comprendre à mon lecteur que les scientifiques sont des hommes avant d'être des savants et comme le philosophe moraliste Bertrand Russell le dit:
On connait bien les liens de dépendances mutuelles très étroits qui existent entre scientifiques et militaires :
Il suffit de regarder certains chiffres publiés par l'OCDE pour s'en convaincre :
Certains scientifiques fabriqueront des armes biologiques pour de l'argent, pour le pouvoir ou pour la gloire. Citons Robert Oppenheimer faisant remarquer que, suite au développement de l'arme nucléaire, les physiciens avaient "connu le péché" et la réponse de Von Neumann "parfois on confesse un péché pour s'en attribuer le crédit". Je n'ose même pas commenter.
D'autres attendront d'être soumis à une propagande forte avant de céder. D'autres encore (peut-être comme Einstein) céderont par conviction humaniste tout en doutant profondément que la démarche bénéficie réellement à l'humanité. Enfin, certains ne céderont jamais. Mais pour cela, nous allons le voir, il faut penser par delà bien et mal. 11
Je pense à ces hommes qui ont peut-être eu à la possibilité d'inventer la poudre mais ont renoncé par conviction. Et les millions d'autres hommes qui ont été perforés par une balle, déchiquetant un organe, une artère, brûlant les tissus. Peut-être pensent-ils, pendant les quelques minutes qui les séparent de la faucheuse, pendant que la marre de sang dans laquelle ils baignent commence à grossir après avoir fini d'imbiber leurs vêtements, peut-être pensent-ils à ces inconnus qui n'ont pas inventé la poudre alors qu'ils le pouvaient.
Mais le fait que certains ne cèdent jamais à la tentation d'utiliser leur intelligence pour fabriquer une arme ne change rien au fait que la fabrication de la dite arme est inexorable. Il n'existe aucune arme que la science ait entrevue et qui n'ait pas été fabriquée pour des raisons éthiques. Dés lors qu'il y a possibilité scientifique, il y a toujours eu existence. C'est un fait.
Ma prédiction est donc la suivante. Des armes similaires aux armes futuristes décrites plus haut existeront. Et la faute ne reviendra pas aux "méchants" mais à nous, peuple incapable de renoncer à la recherche, au développement et à la production des armes quelles qu'elles soient. Le peuple ne peut pas éviter l'arrivée de ces armes qu'il redoute à cause de certains de ses schémas mentaux trop profondément enfouis. La psychanalyse nécessaire des peuples à l'échelle mondiale pour vaincre ses schémas est peut-être possible mais également de l'ordre de la spéculation.
L'horreur absolue engendrée par le nazisme a eu pour conséquence de faire réfléchir les peuples. En refusant la guerre, des hommes comme Jean Monet ou Robert Schuman ont pensé puis créé l'Union Européenne. Je crains que l'humanité "n'ait besoin" d'aller encore une étape plus loin dans l'horreur suprême (si cela est possible) pour permettre, si elle en survit, de tenter de refuser définitivement les armes tout comme Monet et Schuman ont refusé la guerre. Si malheureusement cette horreur suprême arrive, elle pourrait bien reposer sur un instrument nouveau: les armes biologiques de seconde génération. Celles-là même que les peuples auront voulu à cause des frontières.
Les racines du mal
Un élément responsable de l'inexorabilité actuelle du développement de nouvelles armes est liée au fait que, dans notre monde, la violence est légitime. L'état peut user de la violence contre ses citoyens hors du contexte de légitime défense: par exemple en forçant un prisonnier à se dévêtir. Ainsi selon Max Weber, l'état détient le monopole de la violence. Il est le seul à bénéficier du droit de mettre en oeuvre la violence physique sur son territoire. Cette violence est considérée comme légitime. Elle est confiée aux policiers et aux militaires. Or la violence nécessite des armes que les scientifiques développent.
Il nous est impossible de nous priver de la capacité potentielle de faire mettre l'autre à genou. Dans nos sociétés modernes, il existe une multitude de moyens pour faire mettre l'autre à genou (moyen financier, hiérarchique, psychologique...) mais le moyen ultime qui reste lorsque l'autre résiste c'est la force qui passe par la supériorité ---physique, intellectuelle, du nombre ou des armes---.
En cas de menace grave, la complexité et les boucles de rétroaction rendent la prise de décision difficile pour un scientifique. Il serait idiot de le nier. Ainsi, selon Edgar Morin,
Voici un autre exemple de boucle de rétroaction. Qu'est-ce qui peut me faire céder à la tentation de mettre mon intelligence à contribution sur un but opposé à la dignité humaine ? L'identification d'une menace que je reconnaitrais comme un mal absolu. Pour l'enrayer, je crée un autre mal absolu: je développe une arme. Et la boucle est bouclée. Voyons maintenant ce qu'est le mal absolu.
Selon le philosophe Hans Jonas, auteur du principe responsabilité, la technique recèle en son sein deux types de menaces différentes:
- l'anéantissement physique (par exemple une guerre nucléaire)
- le dépérissement existentiel "qui peut conduire à une mise sous tutelle éthique, par exemple à travers l'automatisation de tout travail, le contrôle psychologique et biologique des comportements, les formes de domination totalitaire, voire à travers une modification du reconditionnement génétique de notre nature" 14 . Le lecteur pensera immédiatement aux deux contre-utopies célèbres: Le meilleur des mondes et 1984 .
Il existe des nuances parmi ces menaces suprêmes. Je peux par exemple céder à la tentation de fabriquer une arme pour empêcher soit l'anéantissement de l'humanité (version faible) soit l'anéantissement de toute vie (version forte). Je peux aussi par exemple céder à la tentation de fabriquer une arme pour empêcher le dépérissement existentiel faible: toutes sociétés futures qui nous apparaitraient, à nous maintenant en 2011, comme une négation insupportable de l'essence de l'homme, par exemple une société sans libre arbitre apparent. Mais je peux aussi vouloir empêcher le dépérissement existentiel fort défini comme étant une souffrance physique et morale maximum et constante infligée à tout homme pour le reste de l'éternité.
Tout scientifique confronté à une menace qu'il juge insupportable peut se retrouver face au dilemme consistant à choisir si, oui ou non, il mettra son intelligence à contribution pour fabriquer une arme. Quelque soit son choix, à cause de la complexité, son action ou inaction peut entrainer les pires de scenarios. Faisons maintenant une expérience de pensée (elle avait déjà un peu commencé). Vous devez choisir de mettre à contribution ou pas votre intelligence pour fabriquer une arme. Vous savez que l'un de ces choix seulement a pour conséquence l'anéantissement de toute vie sur terre. A cause des boucles de rétroaction complexes, vous n'êtes pas en mesure d'évaluer les probabilités respectives associées à ces choix. Vous êtes dans l'incertitude la plus totale et votre choix revient donc à tirer à pile ou face. Dans l'expérience de pensée, cela permet de se placer "par delà bien et mal" et donc d'écarter toute question morale. Quoi qu'il arrive vous n'êtes pas responsable de votre choix puisque seul le hasard orientera le futur. Cependant, vous êtes toujours en mesure de prendre en compte des considérations personnelles pour faire votre choix. Ce que vous voulez vous. En effet, quitte à ce que la vie et l'humanité disparaissent, que voulez-vous que votre décision symbolise ? Car ce qu'est l'essence de l'homme sera associé à votre décision pour le reste de l'éternité. Si vous choisissez de fabriquer l'arme, vous choisissez d'associer au mot homme, les mots lutte, combat, violence, volonté de puissance. A l'inverse si vous choisissez de ne pas fabriquer l'arme, vous choisissez d'associer au mot homme, les mots paix et amour. Quel est le meilleur choix ? Et d'ailleurs existe-t-il un meilleur choix ? Comme élément de réponse, je ferai remarquer à mon lecteur que si vous choisissez de fabriquer l'arme, vous êtes comme ce qui vous place face à ce choix, c'est-à-dire la violence. Vous êtes ce qui vous place face à ce choix. Tandis que si vous décidez de ne pas fabriquer l'arme, vous êtes autre chose, vous êtes différent. Vous êtes en plus.
Alors, cher lecteur, avez-vous choisi?
Peut-être trouveriez-vous de l'inspiration dans le dernier paragraphe du discours de la méthode écrit par René Descartes en 1637 ?
Bibliographie
- Besnier, J.-M. (Avril 2010). "La réflexion éthique devrait se nourrir davantage de la science-fiction " Pour la science.
- Cello, J., A. V. Paul, et al. (2002). "Chemical synthesis of poliovirus cDNA: generation of infectious virus in the absence of natural template." Science 297(5583): 1016-8.
- Kobinger, G. P., D. J. Weiner, et al. (2001). "Filovirus-pseudotyped lentiviral vector can efficiently and stably transduce airway epithelia in vivo." Nat Biotechnol 19(3): 225-30.
Notes de bas de page
- Il existe d'autres programmes connus (français, britannique, irakien) que je ne développe pas ici pour éviter les redondances. Je renvoie le lecteur au rapport de Henry Korn pour avoir des détails sur ces programmes.
- Henry Korn, Les menaces biologiques, PUF p. 69.
- Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion p. 34.
- Michel Serres, Le trésor. Dictionnaire des sciences
- Albert Einstein, Lettre à Max Born, octobre 1953.
- Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion p. 19.
- Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion p. 78.}
- Albert Einstein, Comment je vois le monde, Flammarion p. 117.
- Bruno Latour, La science en action, La découverte P. 414}
- Source: L'observateur OCDE, base de données MSTI}
- En référence, bien sûr, à l'ouvrage de Nietzsche.
- Max Weber, Le savant et le politique, Bibliothèque p.125
- Edgar Morin, Science avec conscience, Point p. 109.
- Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Payot-rivages, p. 100.