Falsification, discipline et critique

"Beaucoup sont des obstinés pour ce qui est de la voie qu'ils ont prise, bien peu le sont quant au but." 1

Le casse tête du chercheur

Quand ils présentent leurs résultats sous forme d'une publication, les chercheurs n'ont pas forcement conscience que le respect de la méthode scientifique n'est pas l'unique critère qu'ils optimisent. J'identifie 5 critères/variables constituant une fonction et c'est cette fonction que les scientifiques tentent de maximiser (bien sûr le poids relatif de chaque variable est propre à chaque chercheur):

  1. Le respect de la méthode scientifique. Ce critère est optimisé pour satisfaire la communauté scientifique dans son ensemble. Ce critère ne suffit pas car nous verrons que l'on peut publier une découverte à laquelle on ne croit pas tout en respectant la méthode scientifique.
  2. La reproductibilité des résultats. Ce critère est optimisé pour satisfaire ses pairs. C'est-à-dire les scientifiques travaillant sur des sujets proches et donc en mesure de comprendre, d'évaluer et de reproduire notre travail. C'est un critère important mais il ne suffit pas car on peut publier un travail tout à fait original et reproductible mais représentant une avancée trop négligeable, un grain de sable trop microscopique pour faire réellement grandir la pyramide.
  3. Le rayonnement de la publication. Les pouvoirs publics évaluent l'avancée des recherches en la comparant à celle des autres pays. Un des critères principal est le nombre de publications (et leurs facteur d'impacts). De manière simpliste, pour le système politique, le rayonnement et les chiffres passent avant le respect de la méthode scientifique et la qualité.
  4. La qualité de l'avancée scientifique. Ce critère est optimisé pour satisfaire le peuple qui nous emploie. Peu importe le respect de la méthode scientifique et le facteur d'impact. Ce qui compte c'est que la découverte change/influence leurs vies.
  5. Les intérêts personnels et pseudo-personnels (l'individualisme). Ce critère vise à maximiser son intérêt ou celui d'un de ses poulains. En effet, les postes, les promotions et les financements dépendent en grande partie des publications. Il peut être tentant d'accélérer le processus de publication au détriment de la qualité. Ce processus peut également agir indirectement quand un chef aide un thésard ou un post-doc à publier "vite" pour lui permettre, à terme, d'obtenir plus facilement un poste ou un financement par exemple. On voit ici l'intrusion de la morale: aider une personne de son équipe à trouver un emploi peut primer sur le strict respect de la méthode scientifique.

Le problème c'est que ces variables peuvent être antagonistes. Dés lors, le chercheur est très souvent obligé d'opérer des arbitrages. Ces arbitrages sont des falsifications nécessaires.

Le casse-tête du chercheur
Figure 1. Le casse-tête du chercheur.

La déconstruction du dogme des données inaltérables

"Je connais tout cela de trop prés peut être : cette respectable modération philosophique à quoi entraine une telle foi, ce stoïcisme de l'intellect qui finit par s'interdire le non aussi sévèrement que le oui, cette volonté de s'en tenir [aux faits], ce renoncement à toute interprétation, à tout ce qui consiste à faire violence, arranger, abréger, omettre, remplir, amplifier, fausser, et de façon générale à ce qui est le propre de toute interprétation." 2

Je vais donc maintenant aborder un sujet sensible: la falsification des données.

Le système de publication, en biologie, fonctionne de la manière suivante. La publication est un document de quelques pages avec une introduction, les résultats, la discussion et "le matériel et méthode". Les résultats incluent les figures qui contiennent les données expérimentales ainsi qu'un texte censé extraire et décrire l'information des figures de manière neutre. La discussion est le lieu, quant à elle, où le chercheur peut faire part de ses hypothèses ou de son interprétation. Il y a donc un découpage entre une partie objective (figures qui contiennent les données + description des résultats) et la partie plus subjective qu'est la discussion.

Le dogme est de croire que l'expérimentateur est absent de la partie résultat. Officiellement, les données brutes sont toujours sacrées, pures: c'est la nature, la vérité, dieu qui a parlé via l'expérience et ce, y compris, si elles mettent en évidence des artefacts. Les données brutes sont les données brutes.

Pourtant, la figure illustrera toujours le message que le scientifique veut faire passer, c'est-à-dire qu'elle sera toujours en accord avec son interprétation favorite. En effet, les chercheurs ne publient que très rarement les résultats négatifs ou les résultats qu'ils n'arrivent pas à interpréter. Cela signifie qu'ils choisissent parmi un grand nombre d'expériences/de données celles qu'ils veulent montrer. Autrement dit, le processus est biaisé: la manière de procéder, pour une figure de publication, ce n'est pas "j'ai des données sacrées, voici mon interprétation" mais plutôt "au fil des expériences, j'ai acquis la certitude d'une interprétation, comment faut-il que je m'y prenne pour que ma figure l'illustre le mieux possible ?"

Il arrive aussi parfois que les données brutes soient traitées/corrigées. Pour garder la bénédiction du temple positiviste, ces traitements doivent être justifiables. Il peut s'agir d'enlever des points " aberrants" (outliers), d' "ajuster" (fitter) les données ou d'effectuer des traitements mathématiques ou statistiques. Selon moi, la méthode de traitement est souvent floue car une couche de brouillard (jargon technique ou absence pure et simple d'information sur le traitement) plus ou moins épaisse existe. Ainsi le processus de traitement de données peut très vite s'apparenter à une boite noire et il y a souvent autant de façons de traiter les données que de chercheurs.

Une figure (et les données qu'elles contiennent) n'est donc pas "sacrée", indépendante de l'expérimentateur. La figure est le reflet de ce que le chercheur a vu, ressenti ou cru voir. Elle est toujours en partie subjective car le chercheur montre toujours ce qu'il veut montrer et ce, qu'il s'agisse de données brutes ou de données traités. Et ce qu'il veut montrer correspond assez souvent à ce à quoi il croit (1) et ce à quoi il croit correspond assez souvent à ce qui est "vrai" ou plutôt disons... ce qui se reproduit (2) car les chercheurs, pour beaucoup, sont honnêtes (1) et compétents (2).

Ainsi la clairvoyance, la croyance, l'intuition, (totalement ignorées par le positivisme) joueraient un rôle très important dans la méthode scientifique. Retranscrire correctement avec des mots et des figures ce à quoi l'on croit est aussi un critère qu'il convient de maximiser.

Voici une analyse des travaux de Pasteur faite par le sociologue des sciences Harry Collins:

"Quoique à l'époque, il [Pasteur] ne connut pas l'origine de la contamination, il n'admettait pas que ces résultats soient considérés comme des présomptions en faveur de l'hypothèse de la génération spontané. Selon ces propres termes: "je ne publiais pas ces expériences ; les conséquences qu'il fallait en déduire étaient trop graves pour que je n'eusse pas la crainte de quelques causes d'erreurs cachées malgré le soin que j'avais mis à les rendre irréprochables". En d'autre terme, Pasteur était si fermement opposé à la génération spontanée qu'il préférait croire à une erreur inconnue dans son travail plutôt que de publier ses résultats. Il définissait les expériences qui confirmaient la génération spontanée comme ratées et vice versa.[...] Avec le recul nous ne pouvons qu'applaudir à l'intuition de Pasteur. Bien entendu, il avait raison et avait suffisamment le courage de ses convictions pour refuser de s'en laisser détourner par ce qui, à première vue, était une indication expérimentale contraire. Mais c'était de la clairvoyance et non pas l'application neutre de la méthode scientifique" 3

Ici vous voyez que l'arbitrage/la falsification de Pasteur a consisté à cacher des résultats d'expériences allant à l'encontre de sa théorie.

J'identifie trois types de falsifications différentes:

  1. Modifier activement les données (changer les chiffres, modifier sa courbe avec une logiciel de dessin, modifier la légende...) (falsification active)
  2. Omettre de présenter des données "à décharge" (falsification passive)
  3. Publier des données "vraies" non falsifiées en livrant une interprétation plausible mais à laquelle on ne croit pas. (falsification ignorée par le positivisme)

Le premier point, dans l'inconscient collectif des chercheurs, est celui qui choque le plus. Celui qui est donc le plus répréhensible car le chercheur (le traitre!) touche "physiquement" au dogme des données inaltérables (dieu). Le deuxième point est toléré, "dépénalisé". Le troisième point n'a pas d'existence dans l'épistémologie positiviste. En effet, la méthode scientifique type résultats--discussion n'impose pas que l'expérimentateur croie en ce qu'il écrit car l'expérimentateur n'est pas censé exister.

Premièrement, je pense que les falsifications actives ou passives doivent être considérées comme identiques vis-à-vis de la méthode scientifique alors que la première est souvent considérée comme plus grave que la seconde. Deuxièmement (et je sais que cela heurte alors je m'en excuse), selon moi, les falsifications actives ou passives sont non seulement souhaitables mais elles sont surtout nécessaires. Elles sont utilisées depuis toujours plus ou moins inconsciemment par les chercheurs. Vous voyez que mon discours est à la fois "normatif" (il faut falsifier !) et "descriptif" (la science existe et progresse parce qu'heureusement les chercheurs falsifient !). La falsification sans existence épistémologique est la seule qui me semble néfaste. Et encore, je n'en suis plus très sûr.4

Ainsi, parce que la science est un système complexe, le chercheur falsifie, peut falsifier et doit falsifier. En particulier, il peut falsifier si cela lui permet de faire mieux correspondre sa figure (ses données) avec l'image mentale, la représentation qu'il se fait du phénomène qu'il souhaite montrer. La figure et son message doit être le miroir de sa pensée, c'est-à-dire ce à quoi il croit. Dés lors, je ne fais aucune concession sur le désintéressement qui doit animer le chercheur qui falsifie. La falsification peut être utilisée si elle cache une sincérité, une loyauté supérieure pour la vérité.

""Une extrême loyauté à l'égard de tous" est pour lui [Nietzsche] non pas un dogme moral mais une condition tout à fait primaire, élémentaire et indispensable de l'existence "je péris quand je suis dans un milieu impur". L'absence de clarté, la malpropreté morale le dépriment et l'irritent. 5

Enfin, le scientifique peut falsifier si cela ne change pas réellement la capacité de ses pairs à reproduire ses résultats. Vous allez me dire: comment cela est possible ? Parce que la science est un système complexe qui revêt de nombreuses facettes irrationnelles a priori.

Dés lors qu'on ne pense pas empêcher la reproductibilité par ses pairs, cela signifie que l'on juge que la falsification touchera des éléments insignifiants qui ne mettent pas en péril la qualité du message envisagé dans sa globalité. Evidement c'est un jugement subjectif, c'est pour cela que la méthode scientifique positiviste l'interdit. Il y a un risque d'introduction "d'omniscience" c'est-à-dire l'idée erronée d'un scientifique qui croit détenir la vérité. Pire: la falsification empêche les lecteurs ayant potentiellement plus de recul d'interpréter différemment les données "sacrées" puisque celles-ci sont falsifiées.

"Comme nous le savons maintenant, les expériences de Pasteur auraient pu ---auraient dû--- échouer de bien des façons. A notre humble avis, c'est ce qu'elles ont fait, mais Pasteur savait ce qui devait être considéré comme un résultat et ce qui devait l'être comme une erreur" 6

C'est dans le mot "savait" de la phrase ci-dessus qu'il y a introduction d'omniscience. Pasteur a fait un arbitrage et décidé d'accorder un poids supérieur à son intuition qu'aux données issues des expériences. Dans les faits, les données publiées ne sont pas sacrées: elles sont et doivent être malléables. Elles s'adaptent à l'intuition du chercheur ---intuition qui provient de la synthèse cognitive de son savoir et des dizaines, centaines, milliers d'expériences qu'il a déjà faites. D'ailleurs, la méthode scientifique a été obligée de s'adapter en proposant de "fitter" les données et d'enlever "les outliers" en demandant tout de même la fameuse justification. Or le chercheur ne peut pas toujours justifier facilement et clairement son intuition ou sa synthèse cognitive. Il ne peut pas justifier clairement car ses résultats ne sont pas totalement clairs dans son esprit. Et ses résultats ne sont pas clairs dans son esprit parce qu'ils sont, par définition, à la frontière des connaissances: là où les certitudes, le flou et l'ignorance se côtoient de très prés.

Ainsi, il faut dédramatiser et dépénaliser la falsification c'est-à-dire être pragmatique et oser regarder la verité en face:

  1. Car, en l'état actuel des connaissances, il n'existe pas de règles ou méthodes scientifiques clairement définies et immuables à partir desquelles il ne faudrait surtout pas dévier. La falsification n'a donc aucune raison rationnelle d'être rejetée.
  2. Car la falsification a toujours existé. Les chercheurs traitent souvent les données de manière arbitraire, choisissent les données qui leurs sont le plus favorables, cachent par omission des données à "décharge", publient des données vraies avec un message auquel ils ne croient pas...
  3. Car, la clarté du message est aussi un élément à maximiser. En effet, qui pourrait reprocher à quelqu'un de falsifier ses données dans le seul but de rendre plus clair son message de manière à laisser la possibilité à son lecteur de le comprendre, de le vérifier, de le critiquer ou de le dépasser ? Cette falsification pour la clarté ne doit pas être mal comprise: il ne s'agit absolument pas "d'exagérer" un phénomène donné car cela éloignerait du "miroir de la pensée" et donc de la capacité des pairs à reproduire.
  4. Car le temps est un élément qu'on est obligé, de manière pragmatique, de prendre en compte. Les pairs et la communauté scientifique disent implicitement "prends tout le temps qui est nécessaire avant de publier ton travail pour avoir l'assurance qu'il est parfaitement reproductible". A l'inverse, le peuple (1), les pouvoirs publics (2) et ses chefs/poulains (3) disent plus ou moins implicitement "dépêche-toi de publier pour augmenter notre confort (1), notre rayonnement (2), notre probabilité d'obtenir un financement /un poste, (3)". On voit donc qu'il y a des intérêts divergents sur cette question du temps. L'absence de prise de position de la méthode scientifique sur cette question du temps est encore une fois liée au fait que l'expérimentateur n'est pas censé exister. Dés lors, le temps qu'il met à découvrir n'existe pas, ne compte pas. Selon moi, la question du temps est une question de bon sens: il faudrait pouvoir publier facilement ses résultats dans les semaines/mois qui suivent les expériences. Et c'est très rarement le cas: beaucoup de publications mettent des années avant d'être publiées ce qui affecte forcement le moral du scientifique. C'est mon 5ème point.
  5. Car le moral des scientifiques doit être préservé à tout prix. Or la raison du décalage temporel énorme entre publication et expérience est liée à l'oppression du système positiviste. le chercheur traine car il vit un conflit intérieur sur la question de la méthode scientifique. La difficulté déontologique que pose la question des arbitrages lui fait toujours reculer à plus tard la publication. Il y a toujours "une dernière expérience" qui l'épuise. Les années passent et inexorablement, le moral du scientifique est attaqué, malmené. Car c'est humain, l'esprit a besoin de "cocher" les travaux finis pour libérer son esprit et passer à la découverte, à la recherche suivante. Une bonne méthode scientifique aiderait "ses soldats" de la manière suivante: dés lors qu'un scientifique fait une découverte qu'il juge capable d'orienter ses pairs dans les bonnes directions, alors il est de son devoir de scientifique de publier sa découverte avec pour règle suprême de minimiser le temps qui le sépare de sa prochaine expérience/découverte y compris si cela nécessite de la falsification. C'est une règle "anti-épuisement". Car beaucoup de chercheurs finissent par se détourner de la recherche vers d'autres centres d'intérêt qui les oppriment moins (administratif, éducatif, vulgarisation, philosophique, managérial et autres ; que je respecte totalement évidemment). Ce désintérêt progressif n'est pas uniquement lié à la difficulté de la recherche mais aussi au poids que représentent ces fameux arbitrages et les critiques potentielles qui y sont associées.

Ainsi ce qu'un positiviste appellera "falsification", je l'appelle en fait "arbitrage". Cet arbitrage est une notion centrale qui compare/soupèse/arbitre/évalue le risque d'introduction d'omniscience (penser qu'on sait, alors qu'on ne sait pas) avec le bénéfice qu'apportera la publication. Les arbitrages représentent une des difficultés majeures des sciences: c'est un combat intérieur. Une voie crie "avance" et l'autre crie "attends encore un peu, fais encore une expérience pour être encore plus sûr". Nietzsche sait bien la difficulté qu'il y a à finir " Il faut plus de courage pour faire une fin qu'un vers nouveau: c'est ce que savent tous les médecins et tous les poètes"7. Un expérimentaliste qui n'a jamais vécu se combat intérieur, qui ne voit pas ce que j'appelle "un arbitrage" ne fait pas la même science que moi. En effet, la méthode scientifique n'offre malheureusement pas la même quiétude d'esprit que celle offerte par l'application stricte d'une recette de cuisine. Le scientifique doit arbitrer. Et le pire c'est qu'il doit le faire en cachette. J'invite donc les sociologues des sciences à s'intéresser de plus prés à cette notion d'arbitrage. Et pour cela, ils devront fouiller là où personne ne veut les voir fouiller.

La falsification que je prône s'effectue en excluant tout intérêt personnel ou pseudo personnel. Cependant, Il existe aussi des falsifications "intéressées".

"La meilleur entité qui puisse à elle seule détourner un scientifique moderne de faire ce que sa conscience scientifique lui dit de poursuivre, c'est encore le dollar" 8

Par exemple, en falsifiant, un jeune chercheur peut accélérer la publication de ses résultats ce qui facilitera son embauche. Faut-il reprocher alors à ce chercheur d'avoir triché pour obtenir un emploi stable lui permettant de fonder une famille dans la quiétude ? Et parmi les falsifications " intéressées", il y a celles qui ont un coût sociétal élevé. Par exemple, si un chercheur A publie un résultat qu'il sait "faux" et qu'un chercheur B passe plusieurs mois à tenter de reproduire ce résultat sans succès : A a fait perdre sciemment à B plusieurs mois ce qui a un coût : le salaire de B et les coûts divers de matériels et de fonctionnements. Si A est pris la main dans le sac, faut-il le sanctionner? Et d'une manière générale faut-il augmenter les contrôles ?

"Il manque à l'homme supérieur un grand instrument d'éducation : le rire d'hommes supérieurs" 9

"L'augmentation de la sagesse peut se mesurer avec précision à la diminution du fiel [c'est à dire l'amertume, le ressentiment]" 10

Je laisse le soin aux juges de toute sorte d'occuper leur temps et d'animer leurs vies avec ce type de question risible. Car je n'ai pas un goût prononcé pour les autodafés. De toute manière, les volontés de puissance du tricheur et du juge sont toutes deux des volontés de puissance de l'homme sur l'homme (voir la fin du dernier chapitre d'épistémologie). Or la science est la volonté de puissance de l'homme sur la nature. Il s'agit d'une guerre. Si vous y combattez, vous n'avez que faire des tricheurs. Et si vous n'y combattez pas, alors vous n'êtes pas très différent du tricheur.

Le système positiviste est un système oppressant

Je m'apprête à critiquer violemment notre système institutionnel positiviste. Pourtant, je ne me revendique (et ne me ressens) ni comme un anarchiste ni comme un révolutionnaire: à l'inverse de Paul Feyerabend, je ne pense pas qu'il faille séparer la science et l'état ! Une partie de mon esprit est positiviste. Quand je fais une expérience, je pense en termes de "vérifiabilité" et de " reproductibilité". Je m'apprête donc à critiquer une partie de mon esprit! Accepter de fonctionner/penser avec des théories contradictoires dans son esprit n'est pas pour moi paradoxal. Au contraire, c'est vouloir à tout prix ne disposer que d'une seule théorie (ne penser que d'une seule manière) qui me semble irrationnel.

"Il est désavantageux pour le penseur d'être lié à une seule personne. Lorsque on s'est trouvé soi-même, il faut essayer de temps en temps de se perdre et puis de se retrouver " 11

J'insiste enfin sur le fait que la critique qui suit n'est pas politique, elle est épistémologique. L'oppression dont je vais parler n'a rien à voir avec les systèmes politiques oppressants / les dictatures barbares qu'a connus l'humanité. J'entrevoie notre système scientifique actuel comme une prison dans laquelle nous nous sommes tous enfermés, nous scientifiques, sans en avoir conscience.

Le système positiviste oppressant.
Figure 2. Le système positiviste oppressant.

Notre système positiviste actuel est trop rigide. Il est oppressant. La liberté d'expression y est malmenée. C'est une prison. La science qui en sort est totalement formatée par des standards beaucoup trop liberticides. Nos publications sont toutes des clones les unes des autres. De minuscules grains de sables qui sont sélectionnées sur la base du fait qu'ils sont identiques, standardisés. Toutes les publications qui ont les cheveux longs sont rejetées ou leurs cheveux sont coupés. Une publication doit obéir à un moule. Elle doit respecter les stupides dogmes "hypothèse--expérience--résultats", "données inaltérables" et "expérimentateur absent". Le schéma type d'une publication actuelle est constitué d'une histoire sexy (inventée, reconstituée) mettant en avant des résultats positifs, originaux et respectant la méthode scientifique. Bien sûr, les angles ont été arrondis (falsification, arbitrage) mais cela correspond à la partie tabou, irrationnelle qui doit être évidemment invisible. Le plus étrange c'est que les chercheurs n'ont pas toujours conscience qu'ils sont obligés d'adapter et d'assouplir le socle positiviste trop rigide pour pouvoir mener à terme le processus scientifique à savoir la communication de leurs résultats. Ils rajoutent de l'huile (de l'irrationalité) dans les rouages pour éviter l'effondrement du système.

"Aucune société ne peut vivre avec seulement de l'autorité, des règlements, des normes, des injonctions. Même dans une société comme l'URSS où tout est dirigé, réglementé, totalisé au sommet par l'appareil du Parti qui coiffe l'appareil d'état et qui est omni-compétent, la société vit parce qu'à la base il y a une sorte d'anarchie de fait, où on se débrouille, on triche plus ou moins et l'ordre supérieur ne vit que par le désordre du bas, ce qui est un grand paradoxe mais un paradoxe qu'on retrouve dans tous les domaines puisque à l'usine Renault, les études de Mothé ont montré que si on appliquait à la lettre les instructions de la direction et des ingénieurs tout s'arrêterait [Ce qui fait qu'] Il est évident que pour faire marcher le système qui vous oppresse, il faut tricher avec le système " 12

La triche qui maintient le système ne constitue pas une base sérieuse à la science du 21ème siècle. Le positivisme feint d'ignorer la part d'irrationnel nécessaire qui intervient dans la méthode scientifique. Or il est totalement irrationnel de nier l'évidence. Il est irrationnel de nier l'existence et la nécessité de l'irrationnel dans la méthode scientifique. Ce qui est rationnel au contraire c'est d'accepter de voir et de reconnaitre ces éléments irrationnels puis de les intégrer à l'édifice scientifique. Tout le monde camoufle, maquille, truque, falsifie, arbitre mais personne ne le dit (ou ne s'en rend compte). Il est temps que les chercheurs complotent activement pour faire définitivement tomber le temple positiviste. Il est temps que les chercheurs se révoltent contre un système qui a fait son temps et qui doit maintenant être remplacé par un système beaucoup plus libre. Un système où le scientifique revendique le fait ne pas avoir les idées totalement claires, de ne pas tout savoir. Un système où les scientifiques peuvent faire part de leurs croyances, de leurs intuitions, de leurs sentiments ou de leurs doutes. Un système où l'on peut présenter aussi bien des résultats (positifs) en faveur de sa théorie que des résultats à décharge (négatifs) en faisant part de ses questionnements, de son incompréhension. Un système où le scientifique peut utiliser le "je" sans que cela soit bizarre.

"La différence est absolument considérable selon qu'un penseur a un rapport personnel à ses problèmes, de sorte qu'il possède en eux son destin, sa misère et aussi son bonheur le meilleur, ou au contraire un rapport impersonnel: c'est-à-dire s'il ne sait les palper et les saisir qu'avec les antennes d'une pensée froide et curieuse. Dans ce dernier cas, il n'en sortira rien, on peut l'assurer: car les grands problèmes, à supposer même qu'ils se laissent attraper, ne se laissent pas retenir par les grenouilles et les gringalets " 13

Dans ce système libre, le scientifique doit pouvoir faire référence à la philosophie, la religion, la société ou la métaphysique c'est-à-dire un système où il n'y a pas de sous-domaines, de sous-références. Dans ce système libre, le scientifique a le droit à l'erreur car l'erreur est considérée comme faisant intrinsèquement partie du processus scientifique puisque par définition nos publications sont des "erreurs". Un système qui comprend que fondamentalement le scientifique prêche "sa science" tout comme le philosophe prêche "sa philosophie". Nous devons réintroduire la liberté dans le système scientifique. Celui-ci est trop verrouillé. Et il est verouillé par l'obsession de vérification. Il est verouillé par la recherche de l'erreur, de la faute ou de la triche c'est-à-dire par la surveillance généralisée. Il est verrouillé par l'irruption d'un parasite invisible qui s'est greffé sur la science : la discipline. Parasite que nous allons démasquer maintenant.

Ils travaillent, semblables à des moulins et à des pilons: qu'on leur jette seulement du grain ! --- ils s'entendent à moudre le grain et à le transformer en blanche farine.

Avec méfiance, ils se surveillent les doigts les uns aux autres. Inventifs en petites malices, ils épient ceux dont la science est boiteuse --- ils guettent comme des araignées.

Je les ai toujours vu préparer leurs poisons avec précaution ; et toujours ils couvraient leurs doigts de gants de verre.

Ils savent aussi jouer avec des dés pipés ; et je les ai vus jouer avec tant d'ardeur qu'ils en étaient couverts de sueur.

Nous sommes étrangers les uns aux autres et leurs vertus me sont encore plus contraires que leurs faussetés et leurs dés pipés.

Et lorsque je demeurais parmi eux, je demeurais au-dessus d'eux. C'est pour cela qu'ils m'en ont voulu.

Ils ne veulent pas qu'on leur dise que quelqu'un marche au-dessus de leurs têtes ; et c'est pourquoi ils ont mis du bois, de la terre et des ordures, entre moi et leurs têtes.

Ainsi ils ont étouffé le bruit de mes pas ; et jusqu'à présent ce sont les plus savants qui m'ont le moins bien entendu.

Ils ont mis entre eux et moi toutes les faiblesses et toutes les fautes des hommes: --- dans leurs demeures ils appellent cela "faux plancher".

Mais malgré tout je marche au-dessus de leur tête avec mes pensées ; et si je voulais même marcher sur mes propres défauts, je marcherais encore au-dessus d'eux et de leur tête.

Car les hommes ne sont point égaux: ainsi parle la justice. Et ce que je veux ils n'auraient pas le droit de le vouloir !

Ainsi parlait Zarathoustra.14.

La question disciplinaire

Quelle peut être le rôle/l'impact de la discipline dans la démarche scientifique ? Dans l'élaboration des connaissances ? Doit-on considérer la discipline comme une invention, un outil utilisé en routine par les scientifiques?

A cette question, il me semble que vous ne trouverez pas aisément de réponses. Il s'agit en effet d'une question délicate et un peu tabou car elle touche directement à l'organisation de notre système de recherche, aux notions de hiérarchie et d'examen. Elle nous renvoie à notre propre société qui est la société de la surveillance.

Quel directeur de thèse ("le chef") oserait donner comme sujet de thèse à un étudiant la question du rôle/de l'impact de la discipline en science ? Car évidemment l'étudiant ne pourra pas ne pas analyser sa propre situation, ses propres rapports avec sa hiérarchie... La boucle de rétroaction potentielle en cas de conflit pourrait avoir des répercutions comiques...

C'est chez Michel Foucault que j'ai trouvé la question ainsi posée :

"On fait l'histoire des expériences sur les aveugles-nés, les enfants-loups ou sur l'hypnose. Mais qui fera l'histoire plus générale, plus floue, plus déterminante aussi, de l'examen, de ses rituels, de ses méthodes, de ses personnages et de leur rôle, de ses jeux de questions et de réponses, de ses systèmes de notation et de classement ? Car dans cette mince technique se trouve engagés tout un domaine de savoir, tout un type de pouvoir." 15

"Mais il serait injuste de confronter les procédés disciplinaires avec des inventions comme la machine à vapeur ou le microscope d'Amici. Ils sont beaucoup moins ; et pourtant d'une certaine façon ils sont beaucoup plus. [...] Quel Grand Surveillant fera la méthodologie de l'examen, pour les sciences humaines ?" 16

Un système qui nous imprègne

Dés leur plus jeune âge, les chercheurs ont dû subir la discipline du système scolaire. Etant donné qu'ils font de longues études, la discipline est ancrée en profondeur dans leurs connexions neuronales. Les "petits enfants" chercheurs ont souvent fait parti des individus les plus disciplinés. Et si on établit la gaussienne des niveaux, ils se situaient souvent à droite de cette gaussienne, parmi les meilleurs.

"Les disciplines caractérisent, qualifient, spécialisent ; elles distribuent le long d'une échelle, repartissent autour d'une norme, hiérarchisent les individus les uns par rapport aux autres, et à la limitent disqualifient et invalident."

On ne s'étonnera donc pas alors qu'ils finissent par l'aimer cette gaussienne. Ils en ont besoin. Ils ont toujours vécu avec : normaliser, hiérarchiser un groupe humain leur semble nécessaire. C'est, pour eux, la condition sine qua none de toute production. Le fondement de leur agir. "Le stable" qu'on ne peut leur soustraire car ils prennent appuie. Et cela tombe bien car sur la question de la discipline, il y a convergence des intérêts des scientifiques et des politiques. Le politique n'a pas à imposer l'évaluation, la discipline, la hiérarchie aux scientifiques car ceux-ci sont suffisamment disciplinés pour se l'imposer eux-mêmes !

Un système qui nous soumet

La conséquence de cette discipline (que les chercheurs s'auto-imposent) est simple : le scientifique n'est pas un homme libre. C'est un homme soumis. Contrairement au philosophe, le scientifique a une dépendance financière directe vis-à-vis du politique. Et c'est ce fil invisible qui le maintient à l'état d'homme soumis, discipliné, docile.

"Double effet par conséquent de cette pénalité hiérarchisante : distribuer les élèves selon leur aptitudes et leur conduite, donc selon l'usage qu'on pourra en faire quand ils sortiront de l'école ; exercer sur eux une pression constante pour qu'ils se soumettent tous au même modèle, pour qu'ils soient contraints tous ensemble à la subordination, à la docilité, à l'attention dans les études et exercices et à l'exacte pratique des devoirs et de toutes les parties de la discipline. Pour que tous ils se ressemblent."

Paul Feyerabend prônait la séparation de l'état et de la science en sous-entendant, relativiste qu'il était, que la science n'est pas différente de la religion. Cette attitude provocante m'a toujours amusé mais je ne l'ai jamais rejoint sur ce terrain (par intérêt personnel sans doute !). Pourtant, quand on voit le lien invisible qui relie science et politique via la discipline, on peut se demander dans quelle mesure, l'indépendance totale de la science vis-à-vis de l'état ne serait pas le chemin nécessaire pour pouvoir gommer librement, si cela s'avérait nécessaire, tous éléments (disciplinaires ou non) néfastes au développement des sciences.

La méthode qu'utilise la discipline pour soumettre est l'examen.

"L'examen combine les techniques de la hiérarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise. Il est un regard normalisateur, une surveillance qui permet de qualifier, de classer et de punir. Il établit sur les individus une visibilité à travers laquelle on les différencie et on les sanctionne. C'est pourquoi, dans tous les dispositifs de la discipline, l'examen est hautement ritualisé." 17

"L'examen entouré de toutes ses techniques documentaires fait de chaque individu un cas. Le cas c'est [...] l'individu tel qu'on peut le décrire, le jauger, le mesurer, le comparer à d'autres et cela dans son individualité même ; et c'est aussi l'individu qu'on a à dresser ou redresser, qu'on a à classer, à normaliser, à exclure." 18

Les examens auxquels se plient les scientifiques sont multiples : le doctorat est le premier examen d'entrée dans la communauté scientifique suivi par l'Habilitation à Diriger des Recherche (HDR). Citons aussi les comités d'évaluation des unités (AERES par exemple). La publication en elle-même est devenue un examen. On "soumet" (on se soumet ?) sa publication pour évaluation par ses pairs. Si cette dernière est acceptée, cela fait office "de bonne note". Le processus de "review" est si long (mois, années) que cela crée une attente, une impatience : le désir de se voir décerner "un bon point". Un écolier, satisfait de sa copie, ressent la même impatience en attendant sa note. Ainsi les rôles dominant-dominé sont inversés. En effet, il pourrait sembler plus logique qu'une publication représente un geste d'apparence d'altruiste : un chercheur fait l'effort d'écrire une publication pour transmettre son savoir à l'humanité. Il est le dominant qui offre "la becquée" aux oisillons (le reste de l'humanité). Pour cela, pas besoin d'années : une fois écrite, une publication pourrait être publiée en quelque heures (comme dans la presse quotidienne). Or les choses se passent dans le sens inverse : l'auteur est l'oisillon, le dominé, l'égoïste, l'enfant qui veut se voir décerner "un bon point". Pour cela, il passe par un long rituel examinatoire qui peut durer plusieurs mois, années. Officiellement, toute la procédure complexe qui mène à la publication existe pour accroitre la qualité des publications. En réalité, elle est créée pour introduire et ritualiser une forme d'examen. Elle est crée pour normaliser, pour classer.

L'acte de publier revêt l'apparence d'un examen
Figure 3. L'acte de publier revêt l'apparence d'un examen. Nous, chercheurs, nous surveillons les uns les autres pour détecter celui dont la science est boiteuse. Cette surveillance est symbolisée ici par l'architecture d'une prison permettant à un gardien au centre de la tour de surveiller toutes les cellules en même temps grâce au jeu de lumière: on parle de panoptique. Dans le système disciplinaire, ce n'est pas le chef qui est regardé / admiré mais les subordonnées qui sont passés en revue.

Un système qui normalise

La gaussienne obtenue grâce à l'examen a un double rôle. Elle "normalise" tout en distribuant selon le niveau (elle hiérarchise). Comme je vous l'ai déjà dit : les publications sont toutes similaires car elles ont été normalisées.

Le scientifique est habitué à faire en sorte d'être à droite de la gaussienne, parmi les meilleurs. Et justement le problème est là. Le scientifique a intériorisé un but crée par la discipline (être à droite de la gaussienne) qui n'est pas le but réel de la science. Le scientifique recherche donc souvent la connaissance dans le but ultime de se maintenir à droite de la gaussienne. Derrière ce but ultime se cache la volonté de puissance qu'un homme cherche à avoir sur les autres hommes.

Or justement, la science ne représente pas la volonté de puissance de l'homme sur l'homme. Elle est volonté de puissance de l'homme sur la nature. Le chercheur doit être un guerrier qui, par le biais de la grande santé (concept Nietzschéen qui signifie une santé que l'on sacrifie sans cesse et donc incluant la souffrance), recherche le néant c'est-à-dire qu'il nie sa vie telle qu'elle est. Mais cela nous l'étudierons un peu plus tard.

Le problème de la discipline c'est qu'elle maintient le scientifique attaché à un but non scientifique (obéir, diriger, être à droite de la Gaussienne). Or, pour réellement attaquer efficacement la nature, il faut se libérer de cette chaine invisible et aller là où la discipline ne peut intrinsèquement pas nous mener: vers une souffrance consentie mais qui n'est pas investie dans le but de se déplacer à droite de la Gaussienne.

Un système qui récompense

La chasse à la vérité n'a pas, en soi, vocation à une récompense autre que l'atteinte provisoire de la grande santé. Or notre système disciplinaire implémente des récompenses pour ceux qui sont à droite de la Gaussienne : il s'agit de :

Confort, reconnaissance et responsabilité éloignent de la volonté de puissance de l'homme sur la nature. Ces éléments empêchent de ressentir la volonté d'interroger et de souffrir c'est-à-dire d'attaquer la nature. De manière assez étonnante, ces récompenses protègent la discipline : lorsque l'on mène une vie confortable et que l'on est reconnu, il est difficile de juger le système scientifico-politique qui implémente les éléments disciplinaires de manière objective : on est inexorablement tenté de le juger positivement, ou au moins, de le juger nécessaire. Plus étonnant encore, je soupçonne que la responsabilité soit toujours la responsabilité de maintenir les éléments disciplinaires. Jamais la responsabilité de maximiser la production scientifique. Cela est capital car justement ces 2 objectifs sont assez souvent opposés.

Un système qui surveille

"Le pouvoir qu'elle [la technologie du panoptisme c'est-à-dire de surveillance généralisée] met en oeuvre et qu'elle permet de majorer est un pouvoir direct et physique que les hommes exercent les uns sur les autres. Pour un point d'arrivée sans gloire, une origine difficile à avouer." 19

"Le pouvoir disciplinaire s'exerce en se rendant invisible ; en revanche il impose à ceux qu'il soumet un principe de visibilité obligatoire. Dans la discipline, ce sont les sujets qui ont à être vus. Leur éclairage assure l'emprise du pouvoir qui s'exerce sur eux. C'est le fait d'être vu sans cesse, de pouvoir toujours être vu, qui maintient dans son assujettissement l'individu disciplinaire." 20

"La discipline crée entre les individus un lien privé qui est un rapport de contraintes entièrement différent de l'obligation contractuelle ; l'acceptation d'une discipline peut bien être souscrite par voir de contrat, la manière dont elle est imposée, les mécanismes qu'elle fait jouer, la subordination non réversible des uns par rapport aux autres, le "plus de pouvoir" qui est toujours fixé du même coté[...]opposent le lien contractuel et le lien disciplinaire." 21

Un exemple de ce panoptisme (doctrine / technologie pour surveiller les individus) est en train d'émerger dans les laboratoires: le cahier de manipulation.

Dans son objectif initial, le cahier de manipulation22 est une béquille utilisée par le chercheur pour combler sa mémoire imparfaite. Il s'agit d'un allié précieux et intime, une extension de sa mémoire qui devrait donc avoir un caractère personnel et privé (j'imagine que vous n'autorisez personne à fouiller dans votre mémoire).

Or aujourd'hui, le cahier de manipulation est bien plus qu'une mémoire:

Vous voyez donc que le cahier de manipulation s'est transformé en machine "panoptique" : un outil mis à disposition des chefs pour "examiner" le travail des subordonnées.

Mais la machine panoptique est enracinée beaucoup plus profondément dans les sciences. Regardez tout simplement le plaisir presque cruel qu'ont les juges "scientifiques" (que nous sommes tous) à porter le jugement d'irrationalité. Nous nous surveillons tous les uns les autres. Mais on ne s'en rend plus compte. Car la surveillance mutuelle invisible est une des conséquences, un des objectifs de la discipline.

"Avec méfiance, ils se surveillent les doigts les uns aux autres. Inventifs et petites malices, ils épient ceux dont la science est boiteuse- ils guettent comme des araignées " 23

Jusqu'à maintenant, j'ai décrit la discipline comme un exosquelette, un parasite greffé sur la science mais bien indépendant. En réalité, la réussite la plus forte des disciplines est d'avoir réussi à se fondre dans la définition même de la science : la vérification et la critique sont des examens, des évaluations, des jugements. Ils sont considérés comme au fondement de l'activité scientifique. Mon but sera maintenant de déloger la critique pour montrer que celle-ci est un gène du parasite (la discipline) et surement pas un gène de l'hôte (la science). Or je sais bien que la critique est sacralisée par les scientifiques. Je sais bien qu'il est très peu probable qu'une seule personne me rejoigne sur ce point. C'est pourquoi j'ai prévu une longue démonstration.

La déconstruction de la critique

Préambule

Je vois un petit problème se profiler avec ma critique de la critique. Mon lecteur (ou rapporteur) pourrait trouver facile (et donc embêtant) que j'écrive une thèse dans laquelle je déconstruis la critique. Comment pourrait-il alors me critiquer ?

Voila ma réponse: ma thèse constructiviste doit être perçue comme un ensemble de constructions cognitives, des spéculations, des pistes ou concepts que je souhaite transmettre. J'espère qu'ils seront "orientants" mais je ne peux le garantir car je ne prétends nullement détenir la vérité. Au contraire, je n'ai aucun doute, ni aucun problème avec le fait que certaines pistes méritent toute simplement d'être fermées. A partir de là, vous, cher lecteur, pouvez soit:

Quels sont les arguments des gens qui défendent la critique et le scepticisme en science ? Edgar Morin souligne que la critique dans la communauté scientifique permet l'émergence d'un consensus intersubjectif qui fait office d'objectivité pendant un temps. Ce processus offre une démarcation floue entre science et non science. Ainsi pour pouvoir séparer l'astrophysique de l'astrologie, il faut pouvoir critiquer. Pour séparer un médicament d'une pilule miraculeuse anti-cancer, il faut la critique. Pour séparer science et croyance, il faut la critique. Toucher à la critique, au scepticisme c'est faire rentrer, selon beaucoup, le loup dans la bergerie.

Vous n'aurez pas manqué de constater qu'en critiquant la critique, je crée un paradoxe car si je critique la critique, quelle valeur accorder à ma critique ? C'est pour cela que j'ai astucieusement remplacé le mot critique par le mot déconstruction ---petit astuce de sémantique qui ne supprime pas pour autant le paradoxe--- . Mais il va falloir faire avec ce dernier et reconnaitre que le match commence mal pour moi. 1--0 pour les tenants de l'importance de la critique.

Tous les scientifiques sont aussi des dogmatiques. Ils peuvent croire en toute sorte de choses, par exemple:

Dés lors que nous sommes nous même, scientifiques, sous l'influence de pensées dogmatiques, est-il prudent de refuser l'entrée des dogmes et croyances à l'intérieur des sciences ? Et donc se refuser sa propre entrée ? Et vous voyez maintenant que le match, du point de vue des paradoxes, est à 1--1

Commençons maintenant la véritable argumentation contre la critique.

La critique mène au principe d'autonomie

"La première théorie adéquate a droit de priorité sur les suivantes également adéquates" 24

Cela signifie que si une première théorie explique un phénomène, puis qu'une deuxième théorie propose une explication différente mais de qualité semblable, celle-ci ne réussira pas à s'imposer, c'est-à-dire à obtenir une crédibilité de 50%. La première est toujours prioritaire car elle aura ce qu'on appelle aux échecs l'avantage du trait, avantage du joueur qui est le premier à jouer (les blancs): elle occupe l'espace et empêche la deuxième théorie de se développer. Vous voyez qu'il n'y a rien de rationnel dans ce principe d'autonomie et pourtant c'est comme ça que les choses fonctionnent en science. Mais si par hasard, la deuxième théorie a de meilleurs arguments, explique plus de résultats, il y aura un combat et une gagnante: on rejettera la première théorie. Il ne peut y avoir qu'une théorie majoritaire. Encore une fois, cela est dû à la critique et cela n'a rien de rationnel. Deux théories devraient pouvoir parfaitement cohabiter en parallèle. Mais ce n'est presque jamais le cas. Car nous aimons la compétition, les vainqueurs, et il n'y a qu'une place sur le podium.

La critique mène à l'exhaustivité

La critique rend le chercheur exhaustif ce qui est dangereux. En effet, tout chercheur se doit d'être exhaustif dans son domaine car sinon le risque est trop grand qu'on lui oppose, par la critique, des arguments et des expériences qu'il ne connait pas ce qui pourrait être une atteinte à sa crédibilité. En connaissant tout sur son domaine, le scientifique ne risque pas d'être contredit et mieux, il peut contredire les autres. Pourtant tout le temps qu'il passe à être exhaustif (apprendre des détails le plus souvent), il ne peut l'utiliser pour élargir ses vues aux autres domaines. Il devient alors un chien de garde incapable d'aller sur le territoire des autres et défendant rigoureusement le sien. Et cela Edgar Morin l'a bien vu, il dit humoristiquement:

"On arrive à une clôture interdisciplinaire, hyper disciplinaire, ou chacun évidemment est propriétaire d'un maigre territoire et compense son incapacité à réfléchir sur les territoires des autres par l'interdiction rigoureuse faite à autrui de pénétrer sur le sien. Vous savez que les éthologistes ont reconnu cet instinct de propriété territoriale chez les animaux. Dés qu'on entre sur leur territoire: les oiseaux s'égosillent, les chiens aboient etc... Ce comportement a beaucoup diminué dans l'espèce humaine, sauf chez les universitaires et les scientifiques." 25

Nietzche nous fait comprendre les oeillères qui poussent quand on se spécialise:

"Toute espèce de maitrise se paie cher sur terre, ou tout peut être se paie trop cher ; le prix à payer pour être l'homme de sa spécialité est d'être également la victime de sa spécialité" 26

La critique mène à la stabilité des opinions

La science impose d'avoir un esprit très flexible capable de renier l'idée défendue une minute avant. Or les girouettes ne sont pas en vogue dans le monde dans lequel on vit.

"La disposition d'esprit de l'homme de connaissance, en tant qu'elle est en contradiction avec la réputation de fermeté est tenue pour déshonorante tandis que la pétrification des opinions s'attire tous les honneurs" 27

Et cette phrase si limpide et profonde de Nietzche:

"La quantité de croyance dont quelqu'un a besoin pour se développer, la quantité de "stable" auquel il ne veut pas qu'on touche parce qu'il y prend appui --- offre une échelle de mesure de sa force (ou pour m'exprimer plus clairement) de sa faiblesse " 28

Le stable sur lequel les hommes prennent appuie est à la fois nécessaire et limitant. Tout chercheur devrait essayer de déterminer quel est son stable. Puis essayer d'attaquer ce stable pour déterminer ses points faibles et à l'inverse, ce à quoi il résiste. Tout chercheur devrait rêver d'avoir un stable très dynamique, très changeant, très malléable, très instable: le chercheur doit dépenser et consommer des convictions successives. Car on peut déterminer sa profondeur à la dose d'instabilité qu'il est capable de supporter. La critique mène à l'affrontement des stables, au choc des stables. Or ces chocs ne sont pas une nécessité. Ce qui est indispensable, c'est l'interaction entre les stables mais cette dernière ne prend pas nécessairement la forme d'un affrontement.

Le rêve de tout scientifique devrait être de posséder un stable instable
Figure 4. Le rêve de tout scientifique devrait être de posséder un stable instable.

La critique mène à l'excellence

Il est très difficile, en science, de critiquer sans remettre en cause la compétence du chercheur.

"Une des propriétés des controverses scientifiques est de mettre la compétence des protagonistes sur la sellette. En temps normal, les capacités des chercheurs sont tenues pour acquises. Dans une controverse, en revanche, il est difficile de dissocier les questions particulières qui sont en jeu de l'aptitude des hommes de science impliqués" 29

"Les détracteurs font avant tout appel à des résultats négatifs pour fonder leur rejet du phénomène controversé et tous les résultats positifs s'expliquent, selon eux, par l'incompétence, l'illusion ou même la fraude. Les défenseurs expliquent quant à eux les résultats négatifs par l'inaptitude à reproduire exactement les conditions de l'expérience qui a permis d'obtenir les résultats positifs. A elles seules, les expériences ne semblent pas suffire à régler la question" 30

Au bout de moment, je crains que l'objectif des détracteurs et des défenseurs ne soit plus tant d'avoir raison mais d'avoir raison sur l'autre. La critique n'a pas pour objectif de faire avancer la science mais de montrer la supériorité de son intelligence et de ses raisonnements par rapport à ceux des autres. Or en écrasant l'autre, un des siens, je doute qu'on optimise l'avancée du progrès, de la science. Voici un petit aphorisme de Nietzsche à prendre à la fois au premier et au deuxième degré:

"La critique, bornée et injuste aussi bien que compréhensive, vaut tellement de plaisir à qui l'exerce que le monde a une dette de reconnaissance envers toute oeuvre, toute action qui incitent beaucoup de gens à beaucoup de critiques; car derrière elles s'étire une queue étincelante de joie, d'esprit, d'admiration de soi-même, de fierté, de leçons, de ferme propos de mieux faire" 31

Derrière la critique se cache cet ersatz de finalité que représente l'excellence. Or l'excellence n'est pas un but en soi et n'a rien à voir avec la méthode scientifique. L'excellence est un concept politique qui repose sur la compétition et l'évaluation. Elle ne sert qu'à faire émerger une aristocratie (aristos, les meilleurs) repliée et fermée sur elle-même. Or ce champ lexical "l'excellence, la compétition, l'évaluation, l'émergence des meilleurs" est ancrée en profondeur dans les connexions neuronales des chercheurs. Ils en sont devenus addicts après avoir subi 25 ans d'imprégnation du système scolaire. Ils ont sanctuarisé/sacralisé la critique pour éviter qu'on ne touche à "leur compétition" devenue "le stable de Nietzsche" dont ils ne peuvent plus se passer. Non ! La critique n'est pas nécessaire, en soi, à l'activité scientifique. Quelque soit la critique (y compris la critique dite constructive), l'homme "critiquant" veut toujours inconsciemment "gagner" quelque chose et il revendiquera souvent l'inverse en disant que c'est l'homme "critiqué" qui gagne quelque chose. En effet, la critique illustre toujours la volonté de puissance de l'homme sur l'homme. Or nous verrons plus tard que la science de haut niveau (au sens informatique: la couche superficielle) est la volonté de puissance de l'homme sur la nature. Cette dernière est donc totalement étrangère à l'idée de gagner quelque chose sur quelqu'un.

Être excellent ne devrait pas être un but en soi. Et je m'applique à ce que mon travail ne le soit pas. Un but possible auquel je crois déjà beaucoup plus c'est le fait d'être "orientant". Bien que ces deux mots "excellent" et "orientant" vont souvent de pair, ce n'est pas automatique. Si vous me demandez ce qu'est un pomélo, je peux vous répondre qu'il s'agit d'un fruit comestible légèrement sucré à l'écorce mince de couleur jaune et au nom latin Citrus paradisi mais je peux aussi vous répondre qu'il s'agit d'une sorte de gros pamplemousse. Quelle est la réponse "excellente" ? Quelle est la réponse "orientante" ? Et quelle est celle que vous préférez ?

La déconstruction de la critique
Figure 5. La déconstruction de la critique.

Le scepticisme ne vaut que pour soi

Faisons une expérience de pensée. Je place l'ensemble des résultats scientifiques présents dans les publications de l'année 2011 dans une grande matrice binaire. Puis je reproduis chacune des expériences, une par une, en plaçant un 1 dans la matrice quand le résultat est reproduit et un 0 dans le cas inverse. Cette matrice ne représente pas la vérité ou la fausseté des résultats. Car l'absence de réussite lors de la reproduction ne signifie pas forcement que le résultat est faux. En effet, je peux me tromper ou mal m'y prendre, etc... Cette matrice représente l'ensemble des résultats que je réussis ou pas à reconstruire cognitivement. Ma prédiction, basée sur une synthèse/un ressenti global de mes échecs et réussites personnels en matière de reproduction des résultats des autres, est que cette matrice est globalement creuse (il y a énormément de zéros). Je ne conclus jamais que les autres se trompent car cela serait une analyse trop faible cachant une profonde mécompréhension du fonctionnement des sciences. Mais quand je reproduis le résultat d'un autre, je le vis toujours comme une intense communion d'esprit avec l'auteur de la découverte. Nous voyons un phénomène avec les mêmes yeux. Je le vis toujours comme un nouveau résultat en moi, même s'il est déjà publié. J'ai senti et construit cognitivement son phénomène. Et je n'espère rien d'autre en publiant qu'un autre reconstruise cognitivement les phénomènes que j'ai découverts et ressente cette communion d'esprit. Or selon moi, la plupart des chercheurs procèdent, à tort, de manière inverse: tout résultat publié est un résultat acquis: "c'est sûr que cela va marcher". Si cela ne fonctionne pas, c'est que les "autres" se sont soit trompés (hypothèse d'incompétence) soit ont triché (hypothèse de falsification). Cette tendance/faiblesse/facilité à se laisser tenter par le scepticisme (critique de la prétention à la vérité) est encouragée et validée par l'épistémologie positiviste institutionnelle. Pire, ce scepticisme est considéré par beaucoup comme le moteur essentiel des sciences.

J'ai trouvé chez André Comte-Sponville, l'idée que la morale ne vaut que pour soi.

""Que dois-je faire ?" Et non pas "que doivent faire les autres ?" C'est ce qui distingue la morale du moralisme [...] La morale ne vaut que pour soi ; les devoirs ne valent que pour soi. Pour les autres, la miséricorde et le droit suffisent." 32

J'ai trouvé chez Gilles Deleuze, en substance, l'idée que:

"Quand on parle de bêtise, on parle toujours de la sienne."

J'ai trouvé chez Nietzsche l'idée que la responsabilité ne vaut que pour soi:

"signe de noblesse morale: ne jamais songer à rabaisser ses devoirs pour en faire les devoirs de tout le monde, ne pas abdiquer sa responsabilité propre, ne pas vouloir la partager " 33

A partir de là, je propose que lorsque l'on parle de scepticisme, on parle toujours du sien. Autrement dit le scientifique doit être le plus grand des sceptiques en ce qui concerne ses résultats et ses découvertes. Il doit douter, reproduire encore et encore jusqu'à ce que sa certitude (qui ne sera jamais totale) l'emporte sur son scepticisme. A l'inverse, il doit à tout prix apprendre (c'est sa responsabilité) à lutter contre sa tendance si naturelle (trop naturelle), si familière et si facile d'être sceptique vis-à-vis des idées des autres. Car le scepticisme c'est la volonté de puissance de l'homme sur l'homme. C'est la volonté d'avoir raison sur l'autre. Je ne dis pas que c'est mal ou immoral. Je dis que ce n'est pas de la science de haut niveau (au sens informatique: la couche superficielle) car cette dernière est volonté de puissance de l'homme sur la nature. L'attaqué est toujours, par définition, la nature. Jamais l'homme. Mais cela, je l'aborderai plus en profondeur dans le dernier chapitre d'épistémologie.

L'alternative à la critique : l'interrogation

Comment transmettre et propager les idées les plus "orientantes" sans critiquer?

Tout d'abord, je vais définir ce que j'entends par critique. Pour moi, la critique contient les notions d'évaluation, de jugement. Il y a également une prétention à détenir une vérité supérieure.

Prenons un exemple. Si un chercheur 1 propose un énoncé A "la terre est plate" et qu'un chercheur 2 lui répond par un énoncé B "non, la terre est ronde". Le chercheur porte un jugement négatif sur l'énoncé A et juge son énoncé B meilleur, supérieur. C'est cela que j'appelle la critique.

Le critique / le sceptique34 cherche à détruire/attaquer les représentations cérébrales des interprétations d'expériences (que je nommerai dorénavant constructions cognitives) jugées fausses/mauvaises. S'il ne peut les détruire, il fera tout pour empêcher leurs propagations, leurs duplications. Il me semble que cette attitude est profondément néfaste à la science car elle est paradoxale : le sceptique critique la prétention du critiqué à détenir la vérité or en faisant cela, il prétend, lui, détenir une vérité qui est meilleure. En se plaçant du point de vue des épistémologies constructivistes, je supprime l'idée de vérité. Il n'y a que des constructions cognitives qui se propagent ou ne se propagent pas.

Le scepticisme ne vaut que pour soi.
Figure 6. Le scepticisme ne vaut que pour soi.

L'alternative que je propose à la critique est l'interrogation35. Si vous n'arrivez pas à reconstruire une construction cognitive qui vous est proposée par un pair, vous ne devez pas être sceptique vis-à-vis de sa construction à lui. Vous devez être sceptique vis-à-vis de votre construction cognitive alternative. Et ce scepticisme envers vous même doit ressortir lorsque vous proposerez à votre pair votre alternative sous forme interrogative. Dés lors, soit votre pair adopte votre construction cognitive et celle-ci se duplique, soit il garde sa construction cognitive antérieure en vous répondant, à son tour, avec l'interrogation. Dans ce cas, les deux constructions cognitives continuent leur tentative de duplication chacune de leur coté. A aucun moment n'est mise en cause la pertinence de l'une ou l'autre des constructions cognitives puisque l'idée de verité est abandonnée. De plus, à aucun moment il n'est fait usage du principe d'autonomie qui viserait à ne conserver qu'une construction jugée meilleure en critiquant / attaquant les autres. Toute construction cognitive a et conservera sa chance de propagation sauf si son constructeur choisit de l'abandonner.

Dans la critique constructive, seul le critiquant "donne" et le critiqué décide s'il reconnait la critique comme constructive (et adopte la nouvelle construction cognitive) ou s'il la rejette. L'absence de réciprocité ("seul le critiquant donne") me laisse penser qu'il s'agit en réalité de volonté de puissance du critiquant sur le critiqué caché derrière le don en apparence altruiste.

En revanche, avec l'interrogation, l'interrogeant reçoit autant qu'il donne quelque soit le comportement de l'interrogé (que ce dernier prenne ou rejette la nouvelle construction cognitive proposée). La tentative de duplication est une tentative d'attaque contre la nature, pas une attaque contre l'homme.

Je répète et j'insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas de morale. L'interrogation n'a pas pour but "d'adoucir" la critique. L'interrogation rajoute la réflexivité de l'interrogeant sur lui-même ce qui gomme toute volonté de puissance de l'homme sur l'homme. Vous pourriez trouver que je joue avec les mots et qu'interrogation et critique sont en fait très similaires. Je ne le crois pas. En réalité, ce que nous venons de faire c'est de modifier les fondements supposées de la démarche scientifique : ce n'est pas la critique qui est nécessaire pour faire émerger l'objectivité mais le phénomène interrogatif. Et c'est l'interrogation qui est donc au fondement de la démarche scientifique. Nous reviendrons bientôt sur ce point plus en détail.

Dans cette partie, j'ai défendu l'idée que la discipline et la critique sont des éléments parasitaires greffés sur la science mais que ceux-ci ne la constituent pas. Etrangement, l'argument le plus sérieux qui s'oppose à cette vision pourrait être formulé par Paul Feyerabend avec son fameux "tout est bon". L'argument est simple : selon le but recherché, un scientifique peut vouloir utiliser la critique ou au contraire, ne pas vouloir l'utiliser. Dans certain cas, il aura peut être raison, dans d'autres il aura peut-être tort. Il n'y a pas de règles strictes à suivre (toujours critiquer ou ne jamais critiquer). Idem pour la discipline : pour atteindre un objectif donné, un chercheur peut décider de mettre en place une discipline stricte et contraignante dans son équipe. Dans d'autres cas, il préférera éviter une dimension trop "verticale" et laisser son équipe libre dans ses mouvements. L'idée est la suivante : il existe des outils (critique, discipline) : parfois ils sont adéquat, parfois ils ne le sont pas. Il n'y a pas de règles. Tout est bon.

Comment contrer cet argument ?

C'est impossible. Par contre, on peut créer un ensemble plus vaste dans lequel s'intègre cet argument. Et pour cela, il faut réfléchir en profondeur à ce qu'est la science. C'est l'objet de la partie suivante.

Notes de bas de page

  1. Nietzsche, Humain trop humain (I), Folio Essais p.294
  2. Nietzsche, La généalogie de la morale, Folio p. 181
  3. Harry Collins, Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Points P. 119.
  4. J'ai changé d'avis depuis la rédaction de ce chapitre. Je ne crois plus que ce type de falsification soit forcement néfaste.
  5. Stephan Zweig, Nietzsche, Stock p.65
  6. Harry Collins, Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Points P. 124.
  7. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra/Troisième partie/Des vieilles et des nouvelles tables.
  8. Paul Feyerabend,Contre la méthode, p. 53
  9. Nietzsche, Le gai savoir, p. 201
  10. Nietzsche, Humain, trop humain, p. 321 ; Voir aussi les notions antagonistes de forces actives et de forces réactives expliquées par Gilles Deleuze dans son ouvrage Nietzsche et la philosophie
  11. Stefan Zweig, Nietzsche, Stock p. 82. Voir aussi Nietzsche, Humain trop humain (II), FolioEssais p.309
  12. Edgar Morin, Science avec conscience, p. 105.
  13. Nietzsche, Le gai savoir, Flammarion p. 288.
  14. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra/Deuxième partie/Des savants
  15. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard p. 217
  16. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard p. 261-263
  17. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard p. 217
  18. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard p. 224
  19. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard p. 261
  20. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard p. 220
  21. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard p.259
  22. Je précise que je n'ai jamais eu à subir ce genre de pratique dans mon laboratoire.
  23. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra/Deuxième partie/Des savants
  24. Paul Feyerabend, Contre la méthode, Points p. 34.
  25. Edgar Morin, Science avec conscience, Points p. 74.
  26. Nietzsche, Le gai savoir, p. 32.
  27. Nietzsche, Le gai savoir, p. 234.
  28. Nietzsche, Le gai savoir, p. 292.
  29. Harry collins, Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Points p.154.
  30. Harry collins, Tout ce que vous devriez savoir sur la science, Points p. 101.
  31. Nietzsche, Humain trop humain (II), Folio Essais p.79
  32. André Compte-Sponville, Présentation de la philosophie, le livre de poche p.20.
  33. Nietzsche, Par delà bien et mal, Folio p. 198.
  34. Ces deux termes ne sont en réalité pas tout à fait équivalent. Mais dans notre cas, nous considérerons qu'ils sont très proches.
  35. On pourra bien sûr dresser un pont avec la dialectique Socratique.