Futur lointain

La médecine du futur

Il va s'opérer dans les décennies qui arrivent, probablement au cours du 21ème siècle, une transition de la médecine 1.0 vers la médecine 2.0.

La médecine 1.0 est une médecine principalement empirique. La chimie y est au centre. On nous prescrit des médicaments constitués de molécules capables "d'attaquer" la pathologie. La médecine 1.0 est une guerre dans laquelle la pathologie est "la méchante" et le médicament "le gentil". Avec la médecine 2.0, les choses changent. Les connaissances acquises en biologie au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle sont intégrés dans les thérapeutiques. C'est la biologie et non plus la chimie qui devient le centre de cette nouvelle médecine. Je pense aux thérapies géniques ou aux thérapies cellulaires par exemple. La connaissance du génome humain donnera des possibilités d'agir à la racine, en sélectionnant des génomes "sains" et donc en écartant les mutations ou allèles "malsains". On pourra peut-être augmenter le déterminisme en modifiant ou supprimant des gènes donnant des prédispositions statistiques aux cancers, à l'alcoolisme, à la schizophrénie, au diabète... Les parents pourront choisir "dans un catalogue" un certain nombre de "phénotypes" qu'ils veulent voir chez leurs enfants, en commençant par le sexe puis peut-être la taille, la couleur des yeux, certaines prédispositions statistiques à l'intelligence...

Les efforts en biologie synthétique permettront peut-être la création d'un système immunitaire suppléant. Des petites cellules, dotées des technologies computationnelles, seront capables de détecter et de détruire des cellules cancéreuses qui auraient échappé au système immunitaire de l'hôte par exemple.

Les efforts pour recréer de nouveaux organes (par exemple un foie ou un poumon) à partir de cellules indifférenciées d'un patient malade permettront peut-être de prolonger les durées de vie. En effet, on pourra remplacer systématiquement tout organe malade par un neuf, un peu comme lorsque l'on remplace le démarreur défectueux d'une voiture au garage.

La mort reculera. L'espérance de vie augmentera. Mais il y a une chose sur laquelle la médecine 2.0 risque de buter: c'est le cerveau. Certaine pathologies neurologiques risquent de nécessiter des connaissances plus poussées car on ne pourra pas simplement changer de tête. En effet, on ne sait pas stocker la conscience sur un autre support physique (disque dur) pour la recharger dans la nouvelle tête. La médecine 2.0 ne gère pas la complexité. C'est sa limite. Elle peut agir sur le génome. Elle peut fabriquer des cellules médicaments en câblant un réseau rudimentaire, offrant quelques possibilités computationnelles mais c'est tout. Tout ce qui relève de réseaux complexes c'est la médecine 3.0 que nous aborderons plus tard. Mais alors, à quoi bon vivre plus longtemps si le cerveau ne suit pas ? Ce sera une des questions éthiques à laquelle il faudra répondre.

Une des particularités de la médecine 2.0 c'est qu'elle amorce un tournant en tendant à supprimer l'image de guerre très ancrée de la médecine 1.0. En effet, au fur et à mesure qu'augmente l'espérance de vie, le concept de "pathogène" perd petit à petit de son sens. Cancer, virus, bactéries, prions: la technologie suffit à en venir à bout, parfois à la racine, en modifiant le génome des cellules totipotentes de la morula (l'embryon du futur enfant). Il y a de moins en moins de "méchants", mais plutôt l'usure d'un cerveau fatigué, usure que l'on ne sait pas encore traiter.

La dissociation du corps et de l'esprit est en marche. En l'absence de menaces extérieures, l'importance ressentie du corps diminue petit à petit. Nous percevons celui-ci comme une vulgaire machine et ce sentiment s'accroit avec la bidouillerie du génome. Vous n'êtes plus votre corps mais uniquement votre esprit. On sait, qu'au cours de l'histoire, l'homme a mis du temps à associer son "âme" à sa tête et non à son coeur. Une transition similaire s'opérera petit à petit car le contrôle de l'homme sur ce corps change la représentation mentale qu'il en a et le transforme petit à petit en une machine, un "exo" squelette, en dehors, en plus de son soi.

Changer le système

[Un an après l'écriture de cette partie, j'inclus ce petit commentaire entre-crochet qui fait office de légère dépréciation: cette partie conserve, il me semble, des qualités c'est pourquoi je la maintient mais elle est trop naïve, elle risque de générer des contre-sens et ne correspond plus exactement à mes convictions philosophiques]

Je rentre maintenant dans un domaine où mes idées pourraient être taxées de naïves ou médiocres. Je l'accepte et je prends le risque. Tout dans ce chapitre sur le futur n'est de toute façon que pure futurologie, spéculation. En tant que futurologie, mon texte peut difficilement séparer le descriptif (ce qui sera) du normatif (ce qui devrait). Oui, il peut/doit être entrevu comme une mise en garde mais totalement découplée de la politique actuelle. Pour être clair, je ne tente pas de distiller en cachette mes opinions politiques. Je tente de réfléchir, de manière detachée, aux conséquences potentielles de l'apparition des technologies de la médecine 2.0 si le système politico-économique reste figé, c'est-à-dire tel qu'il est actuellement.

L'industrie pharmaceutique fonctionne actuellement, il me semble, sur le principe suivant: elle investit massivement dans la recherche et développement pour développer des nouvelles thérapeutiques. Ces thérapeutiques ne sont pas distribuées gratuitement aux malades qui en ont besoin. Elles sont achetées par les consommateurs malades ou les systèmes d'assurance maladie des états ce qui permet le retour sur investissement. De nouveaux fonds peuvent être alors alloués dans la recherche et développement de nouvelles thérapeutiques pour combattre de nouvelles pathologies ou des pathologies pas encore vaincues. Ce que je décris, c'est le noyau (le fond) tel que je le perçois. Je sais bien que l'écorce (la surface) est composée d'un mercantilisme froid parfois même très nauséabond.

Ce système est inégalitaire et injuste parce qu'on sait que de nombreux malades (en particulier dans les pays en voie de développement) n'ont pas accès aux médicaments trop chers. La conséquence est simple: ils en meurent ou souffrent énormément alors même que la solution, la pilule miracle existe. C'est un fait, c'est le système dans lequel nous vivons et s'il n'est pas parfait, en revanche, il est perfectible. Tout acteur censé en a conscience. Refuser de reconnaitre la perfectibilité du système actuel c'est être, selon moi, soit fou soit aveugle soit égoïste.

Le système actuel fonctionne (ou prétend fonctionner) sur un régime utilitariste: il prétend maximiser (tenter de maximiser) l'accès aux nouveaux traitements au plus grand nombre. Certes un africain pauvre séropositif ne pourra pas bénéficier immédiatement des dernières innovations en matière de traitement anti-VIH réservées au début aux personnes en mesure de payer (les pays riches). Mais une fois le retour sur investissement réalisé, le traitement finira par devenir accessible aux pauvres (médicaments génériques, brevets qui tombent dans le domaine public au bout de 20 ans) alors que ces derniers n'auraient jamais pu en bénéficier si l'industrie pharmaceutique n'avait pas eu les moyens (les retours sur investissements) pour les développer. Ces propriétés en apparence utilitaristes ne sont pas un objectif mais plutôt une conséquence. L'objectif premier de toute entreprise restant, par définition, le profit.

La question est donc la suivante: ce système pseudo-utilitariste reposant sur les principes du système économique mondial est-t-il compatible avec l'arrivée future de la médecine 2.0 dans la vie de tous les jours ? Je ne le pense pas.

Dans le domaine de la biologie synthétique, le "toggle switch" (l'interrupteur moléculaire que j'ai présenté dans le chapitre sur les systèmes dynamiques) a été breveté. Est-ce-que c'est "bien " ? Est-ce-que ce brevet va dans le sens de "plus d'humanité", d'une "humanité meilleure " ? Je n'en ai aucune idée. Mes connaissances en économie sont trop faibles pour que je me prononce sur une telle question. Je donne cet exemple pour convaincre mon lecteur que j'essaie de m'éloigner au maximum de toute idéologie politique.

Avant de commencer, je précise tout de suite que l'analyse faite dans le paragraphe qui suit est spéculative même si les chiffres ne le sont pas1. La question soulevée par l'analyse du système actuel est la question des inégalités. Ces inégalités peuvent être observées sur le simple critère de l'espérance de vie: 82 ans en France ; 35 ans en Angola. Il me semble (mais c'est à vérifier) que l'augmentation de l'espérance de vie durant les siècles derniers a été relativement peu corrélée aux avancées de la médecine même si l'arrivée des antibiotiques a joué un rôle incontestable. Les paramètres importants sont plutôt l'hygiène (fabrication des égouts par exemple), les guerres ou les famines. Dans les pays développés, les différences observées entre classes sociales2 ne sont pas tant liées, il me semble, à la différence d'accès aux soins mais plutôt corrélées à la pénibilité physique des travaux exercés, la consommation d'alcool et tabac ainsi que la qualité de l'alimentation et le sport.

Mais les choses pourraient bien avoir changé avec la pandémie de VIH qui a fait plus de 25 millions de mort depuis 1981. 1 millions 600 pour la seule année 2007 en Afrique. Certains pays africains ont plus de 25% de leur population séropositive. Dans ce cas, l'absence d'accès à des traitements antirétroviraux efficaces devient le paramètre majeur qui diminue l'espérance de vie.

Avec l'arrivée au cours du 21ème siècle de la médecine 2.0, les écarts pourraient s'accentuer très fortement (ils sont déjà si grands). Le prix de certaines thérapeutiques pourrait exploser dû au fait que la médecine va devenir "individualisée" car fonction du patrimoine génétique. Les riches pourront s'offrir des traitements issus d'une technologie extrêmement poussée qui sera par conséquent hors de prix pour les pauvres. Les riches pourront choisir dans un catalogue les caractéristiques de leurs enfants (minimiser les risques de cancers, de Parkinson, d'alcoolisme, maximiser la taille, l'intelligence etc...). Les pauvres n'y auront pas accès ou s'endetteront à vie pour offrir ce luxe à leurs enfants. Petit à petit les écarts d'espérance et de qualité de vie augmenteront: on peut imaginer que certains hommes riches atteindront 170, 180, 190, 200 ans. A l'inverse, l'espérance de vie n'augmentera que très lentement pour les pauvres n'ayant qu'un accès limité à la technologie (40, 60, 80, 100 ans).

Vous allez me dire: tout le monde bénéficiera de la technologie puisque l'espérance de vie augmentera petit à petit pour tout le monde. Et donc le peuple "pauvre" devrait se tenir tranquille.

Or les choses ne sont pas aussi simples. On sait grâce à des expériences d'économies comportementales que l'homo sapiens ne se comporte pas toujours comme l'homo oeconomicus. Il ne maximise pas toujours son intérêt personnel et fait donc parfois des choix "irrationnels" : il sanctionne l'injustice. Cela a été découvert avec le jeu de l'ultimatum: deux joueurs qui ne se connaissent pas interagissent ensemble pour décider comment se diviser une somme d'argent: 100 euro par exemple. Le premier joueur fait une proposition dans la manière d'opérer la division. Par exemple: 50/50, 70/30, 90/10. Et le second joueur décide s'il accepte ou refuse la proposition. S'il accepte la proposition, les deux joueurs repartent chacun avec la somme correspondant au partage proposé. S'il refuse, aucun des deux joueurs ne touche rien. Le jeu est joué qu'une seule fois. Tout partage proposé par le premier joueur supérieur ou égal à 99/1 devrait rationnellement être accepté par le second joueur car ce dernier gagnera 1 euro ce qui est mieux que 0 euro s'il rejette l'offre. Or ce qu'on observe, c'est que les joueurs ont un sens aigu de la justice. Beaucoup offrent le partage le plus équitable 50/50. Et en dessous de 20 euro (partage 80/20), très souvent le second joueur refuse l'offre et donc préfère perdre 20 euro pour sanctionner l'autre joueur de son manque d'équité, de justice.

Revenons maintenant à notre question en remplaçant l'argent par l'espérance de vie: si la technologie offre 100 ans d'espérance de vie aux riches et offre quelques miettes aux pauvres (5 ans), ces derniers devraient rationnellement, en tant que homo oeconomicus, s'estimer heureux. Mais ils préféreront en réalité interdire aux riches, s'ils le peuvent, la technologie offrant 100 ans d'espérance de vie, quitte à perdre les 5 ans car l'injustice, l'inégalité est trop criante.

Selon Merton, la science a pour fondement3:

Ainsi les connaissances scientifiques et leurs utilisations (par exemple une nouvelle technologie issue de la médecine 2.0) n'appartiennent pas aux personnes qui ont amené le capital. En effet, ce capital n'est qu'une goutte d'eau par rapport aux millénaires de science nécessaires à la formation de la pyramide ayant permis d'aboutir à la dite technologie. Nous verrons dans le deuxième chapitre d'épistémologie que le chercheur est un soldat, pas un mercenaire. Son sacrifice est bien supérieur à sa solde. On n'imagine pas qu'un soldat qui prend une balle à la guerre le fait pour sa solde à la fin du mois. Un soldat a besoin de convictions: le patriotisme, la liberté, la bataille contre le mal... Le scientifique c'est la même chose. Mais ces convictions sont l'universalisme et le communalisme de ses découvertes. Et le peuple le sait. Dés lors, ce dernier ne peut accepter une injustice trop lourde sur l'accès à la technologie.

Le peuple a parfaitement conscience que personne sur terre n'a fait quelque chose de si extraordinaire durant sa vie qu'il mérite de vivre mieux et plus longtemps qu'un autre homme.

Le peuple sait aussi que les meilleurs des hommes, les plus grands humanistes, ceux qui ont consacré leur vie à faire le bien autour d'eux: tous ces hommes cracheraient sur "un bonus de vie", si le reste de l'humanité, leurs frères, n'y avaient pas droit.

La technologie qui génère des "années de vie supplémentaires" est une technologie trop sensible. Elle est fondamentalement faite pour accroitre l'espoir, pour accroitre le confort, pour améliorer la qualité de vie des hommes sur terre. Or une technologie qui vend des "années de vie supplémentaires" risque de générer l'inégalité et donc l'injustice et donc la rancoeur. Cette rancoeur mènera à la guerre, à la mort et aux armes biologiques. Ce n'est pas uniquement une question d'espérance de vie: en touchant au génome humain de manière inégalitaire (via des prix inaccessibles), on risque d'opérer des scissions dans l'espèce humaine si les génomes deviennent trop différents. On devra inventer du nouveau vocabulaire: les surhommes, les hommes, les sous-hommes. Peut-être préférez vous les lettres: hommes de type A, hommes de type B, hommes de type C etc... Vous voyez donc bien que ce que je prône c'est l'égalité, pas l'égalitarisme. C'est la protection de l'essence de l'homme comme entité indivisible. On ne peut pas se permettre une hétérogénéité génomique trop forte. On ne peut pas se permettre des multi-stabilités dans la distribution des génomes même si le système qui les génère est utilitariste. La scission des espèces engendrée par un système économique inadéquat, si elle est subie par le peuple, mènera à la guerre inter-espèce.

Ainsi le système économique doit subir des adaptations ou un re-fondement de telle manière à ce qu'il soit subordonné au maintient, coute que coute, d'une essence unique et indivisible de l'homme. Ce système pourrait éventuellement maintenir une inégalité sur la plan matériel (voiture, ordinateur, service...) si celle-ci sert à toujours mieux protéger l'égalité sur le plan "essentiel " : l'espèce est une et indivisible et on n'achète pas des années de vie comme on achète une voiture. Pour faire simple, un milliardaire peut se payer, s'il le souhaite, un voyage dans l'espace mais il ne peut pas se payer l'immortalité: il doit attendre que tous ses frères, les hommes, y aient accès également.

[Ajout un an plus tard : derrière cet éventuellement placé en italique dans le paragraphe ci-dessus se cache ma volonté de ne pas rentrer dans le domaine politique. Je souhaite néanmoins préciser que je n'ai pas un goût prononcé pour l'exploitation de l'homme par l'homme. Nietzsche juge cette exploitation comme une des conditions même de la vie. Je ne suis pas encore convaincu.]

Les alternatives futures

J'ai beaucoup insisté dans la partie précédente sur la nécessaire "sérénité" que l'humanité doit rechercher en parallèle aux progrès de la biologie. Réussir ou non dans cette entreprise de la sérénité c'est orienter le futur dans l'une des directions qui suit:

Les anéantissements

Anéantissement de tout homme sur terre

Il se pourrait que l'humanité aille droit dans le mur et mette un terme à son existence de manière subie ou voulue. Cet anéantissement pourrait être vu comme un choix de la nature décidant de se débarrasser de l'homme. C'est ce que nous fait remarquer Hans Jonas:

"La nature peut-elle supporter l'esprit qu'elle a fait naitre de son sein ? Faut-il que trop harcelée par lui, elle l'élimine en revanche de son système ? L'esprit est-il en mesure de se rendre supportable en fin de compte à la nature s'il s'aperçoit qu'elle ne le supporte pas ?" 4

Pourtant, selon Nietzsche:

"Nous préférons tous la ruine de l'humanité à la ruine de la connaissance" 5

Autrement dit, si l'homme devait choisir entre :

Il choisirait la deuxième possibilité. Pourquoi? Parce qu'il est habitué à vivre avec une volonté de puissance dont "la dérivée" lui apparait bien supérieur à celle d'un bovin. Le retour en arrière serait trop lourd pour être acceptable. Car bien sûr, la volonté de vivre n'existe pas. Seule la volonté de puissance existe. L'opportunité, même hypothétique, de transmettre son savoir (c'est-à-dire la démonstration d'une volonté de puissance qui s'est affirmée, malgré la souffrance, pendant des siècles) à une "intelligence future" (c'est-à-dire une volonté respectable car puissante et en excès sur elle-même) lui semble de loin préférable.

Anéantissement de toute vie sur terre

On peut imaginer la création d'armes de destruction massive détruisant toute vie et toute trace de vie sur terre (par la désintégration complète de toutes les molécules en atomes par exemple). Dans ce cas, on ne peut plus considérer que c'est l'oeuvre de la nature puisque celle-ci est volonté de puissance. Elle ne peut donc pas entrainer son anéantissement.

On voit ici que le concept de mort peut se décliner en différentes combinaisons: Mort de la molécule, mort de la cellule, mort de l'organisme (celle que l'on connait), mort de l'espèce, mort de la vie. Schopenhauer pense que si on donnait "à un individu le choix d'être anéanti, ou de voir anéantir le reste du monde: [il serait inutile de préciser] de quel coté, le plus souvent, la balance pencherait" 6. Je ne vois pas les choses de cette manière. En effet, l'homme a conscience de la présence des deux derniers niveaux de la mort qu'il juge, plus ou moins consciemment, pire que sa propre mort. Par exemple, l'instinct maternel peut amener des parents à se sacrifier pour leurs enfants. Je pense qu'il est même concevable que soit encodée dans le génome (et surgissant via le système nerveux) une fonction rendant possible le fait de surmonter la peur de sa mort (et donc sacrifier sa vie) pour ces deux causes: mort de l'espèce, mort de la vie.

Arrêt de la recherche, décroissance et cycle

Il se pourrait aussi que l'homme se persuade, suite à des abominations diverses, que la recherche ne peut mener qu'à l'anéantissement physique ou au dépérissement existentiel. Les hommes se concerteraient pour stopper la recherche, "le progrès" dans le but de se maintenir à un statu quo ad vitam aeternam. On peut l'imaginer mais il n'existe pas de preuve que cela soit possible. De plus, le risque de sombrer vers un système totalitaire ressemblant à celui de George Orwell 1984 (dépérissement existentiel) est grand. En effet, que fait-on aux gens qui cherchent en cachette ? On les tue ? On les redresse ?

Une autre alternative consiste à envisager le futur sous l'angle de la décroissance. Il ne s'agit pas d'un retour au passé: il s'agit juste d'essayer de se passer de plus en plus de technologies. Se passer des technologies "Wetware", se passer petit à petit d'internet, des transistors, des voitures, de l'électricité. Ce n'est pas seulement se passer de la technologie mais en détruire toute trace: en désimpregner le cerveau de l'homme au fur et à mesure des générations. Puis peut-être, au bout d'un moment, recommencer dans le "bon" sens en faisant des cycles dans "la zone" la plus pacifiste et moins pesante pour la nature par exemple. Mais on se heurte au même risque que précédemment d'aboutir à un système totalitaire: que fait-on des gens qui refusent et cachent les preuves du passé technologique ? On les tue ? On les redresse ?

Les dépérissements existentiels

Il s'agit d'un monde futur dans lequel nous considérerions les hommes qui y vivent ---nos enfants et les enfants de nos enfants--- comme nos victimes. La responsabilité nous oblige à tout faire pour éviter cela. Et cette responsabilité ne va que dans un sens car ces hommes du futur ne pourront jamais nous le rendre. C'est une responsabilité de l'homme sur l'espèce humaine mais j'y reviendrai.

"Pourtant c'est avant tout l'accusation montrant ces êtres du futur comme nos victimes qui nous interdit moralement la distanciation égoïste du sentiment, généralement justifiée par l'éloignement considérable de l'objet: cela ne saurait être, nous ne pouvons l'admettre, nous n'avons pas le droit de le faire." 7

Un des angles du dépérissement existentiel c'est la perte du libre arbitre. Dans le meilleur des mondes, contre-utopie écrite en 1932, Aldous Huxley décrit un monde parfait où la liberté a disparu, le doute a disparu mais les gens sont heureux, chacun est à sa place et se réjouit de son sort. C'est une société où toutes les passions sont bannies car elles génèrent de la souffrance. Hors la souffrance ne peut exister dans un monde parfait. Les humains sont encouragés à avoir des relations sexuelles avec des partenaires multiples mais sans jamais s'attacher. Pas d'amour, juste du plaisir. Les hommes travaillent non pas parce que cela est nécessaire mais parce que cela accroit leur bonheur de manière inconsciente: en se livrant à une activité légèrement désagréable, ils profitent bien mieux de leur temps libre. Ils sont payés en "soma", une drogue parfaite sans effet secondaire.

Cette société parfaite nous apparait comme horrible. Nous ressentons donc le besoin de l'empêcher. Mais pourquoi ? Qu'est ce qui nous fait croire que si on demandait à un grec vivant au 4ème siècle avant Jésus Christ ou à un égyptien en -3000 av. JC, ceux-là ne jugeraient pas notre monde actuel comme la parfaite description d'une contre-utopie ?

Qui a t'il de mal à supprimer le libre arbitre si cela accroit notre bonheur ? Un monde de pur jouissance où peur, souffrance, arme, guerre a disparu ? Et perdre les passions qui nous sont si chères comme l'amour n'est ce pas un sacrifice nécessaire, un mal pour un bien ? Burrhus Skinner, psychologue et grand penseur américain, prêche en faveur de ce genre d'utopie dans son ouvrage Par delà la liberté et la dignité.8

Le surhomme

Le surhomme n'a pas bonne presse. Une des raisons de ce rejet est liée à son créateur: Nietzsche. Le concept de surhomme a été associé, à tort, avec le soldat nazi du 3ème Reich, soldat de la mort (thanatos). Au contraire, le concept de surhomme est un concept essentiellement biophile. L'homme doit se surmonter dans l'accomplissement de la vie qui est volonté de puissance. André Comte-Sponville n'est pas d'accord. Pour lui,

"Dépasser l'homme se serait le trahir ou le perdre [...] et l'être d'un homme n'est pas moins détruit s'il se change en ange que si il se change en cheval. [...] L'homme n'est pas dieu: il ne restera pleinement humain qu'à la condition d'accepter de n'être ni sa cause ni sa ruine" 9

La question du surhomme est une question déjà ancienne faisant débat. André Comte-Sponville rappelle des propos de Montaigne citant Sénèque "Ô la vile chose et abjecte que l'homme, s'il ne s'élève au dessus de l'humanité !" . Montaigne rajoute alors ce commentaire "Voila un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d'espérer enjamber plus que l'étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ni que l'homme se monte au-dessus de soi et de l'humanité" 10

La création du surhomme passe par la médecine 2.0 qui augmentera nettement l'espérance de vie. Mais ce surhomme acquerra toute sa puissance lors du passage à l'étape suivante: la médecine 3.0. Cette médecine engendre en réalité la mort de la médecine (et donc sa propre mort) puisque les pathogènes disparaissent et donc la guerre également. La médecine 3.0 c'est acquérir d'une part la fonction permettant de passer du code ADN à l'information décompressée11 correspondante (le phénotype si vous préférez) et d'autre part sa fonction réciproque. La découverte de telles fonctions, si elles existent, a de conséquences difficilement imaginables. Mais essayons quand même.

La mort de la mort

La mort avait déjà nettement reculé voire disparu avec la médecine 2.0. Mais avec la médecine 3.0, le décryptage de l'information, du réseau, de la complexité de n'importe quel système vivant est total. Le fonctionnement des réseaux intra et extra-cellulaires (neurones) est totalement assimilé: les mécanismes cérébraux qui génèrent la pensée n'ont donc plus aucun secret. L'âme de l'homme est potentiellement séparable de son corps. Ce dernier n'est plus qu'un vulgaire outil, modelable à façon qu'on peut changer à volonté: vous voulez voler ? Taper "sur un clavier" l'information décompressée du système cellulaire volant de votre choix. La fonction réciproque vous renvoie ensuite la séquence ADN. Insérez cette ADN dans un châssis cellulaire qui se divise et voila votre système volant. Insérez-y votre âme et c'est vous ! Pourquoi l'évolution n'a pas créé des systèmes volants naturelles, des énormes oiseaux de la taille d'un avion capables de traverser l'atlantique ? Parce que l'évolution n'a pas su trouver l'intérêt pour le fitness (la fonction à optimiser) de faire une telle traversée. Mais vous, qu'est ce qu'elle en sait l'évolution, de votre intérêt ?

La symbiose

Au cours de l'évolution, il y a eu différents types d'unification entre des systèmes vivants. L'apparition de la multi-cellularité est un exemple. C'est l'unification des cellules clonales en un organisme dont la survie devient prioritaire à celle des cellules (j'ai fait beaucoup d'anthropomorphismes dans cette thèse et je m'en suis justifié ailleurs). Par exemple, l'apoptose (la mort programmée des cellules) est un mécanisme indispensable à la vie de l'organisme. Un autre exemple d'unification nous est donné par la théorie de l'endosymbiose qui postule que la mitochondrie est le résultat de l'incorporation d'une bactérie par une cellule eucaryote primitive.

On peut imaginer que le futur de l'homme soit l'unification des organismes en un super organisme (le surhomme) de la même manière que les cellules se sont assemblées pour former un organisme. Cette unification n'a pas besoin d'avoir une réalité physique car ce qui compte c'est la présence d'un réseau. Vous allez me dire que les hommes forment déjà un super organisme "la société" grâce aux interactions sociale et au réseau internet. Mais la technologie future permettra de supprimer les intermédiaires que sont la voie ou l'ordinateur: les cerveaux des hommes seront connectés par les ondes électromagnétiques. On aura donc 3 niveaux de réseau: le niveau intracellulaire (le réseau de régulation génique), le niveau intercellulaire (le réseau neuronal) et le réseau inter-cerveau (via les ondes électromagnétique). Vous pourriez me rétorquer que la mise en réseau "directe" (sans l'intermédiaire de l'ordinateur) ne supprimera pas forcement l'égoïsme: le fait de toujours privilégier son cerveau, son organisme à celui des autres. Mais quel intérêt cela pourrait-il avoir ? L'égoïsme n'est t'il pas lié à l'existence d'un corps et l'assouvissement de ses besoins instinctifs pulsionnels ? A un tel niveau de technologie: manger, boire, respirer, se reproduire seront des instincts qui n'auront plus de raisons d'être. L'égoïsme n'aura plus de substance sur laquelle s'exercer. L'homme surmonte ses instincts et crée au même moment le surhomme qui correspond à l'unification des hommes. Cette unification accroit les capacités "computationnelles /de réflexion" du surhomme qui pense mieux et qui pense plus loin. En présentant les choses de cette manière, je laisse entendre que l'homme est responsable de la création du surhomme. Mais la nature serait en droit d'en revendiquer la paternité: c'est elle qui, en inventant (via l'algorithme génétique) l'extraordinaire cerveau humain, a crée les conditions d'une unification inter-organisme. Tout comme les cellules ne sont pas responsables de la création d'êtres multicellulaires, les hommes ne sont pas responsables de la création d'êtres "multi-organismes". Ce surhomme peut être entrevu comme la fourmilière ou l'essaim d'abeille. Ces derniers, bien que constitués d'agents de base (fourmis et abeilles), possèdent des propriétés émergentes qui sont plus que la simple somme des agents (dû à la présence d'un réseau d'interaction). Et ce n'est pas les fourmis qui "décident" de s'unir en fourmilière mais bien la nature qui tire les ficelles. Cependant, avec le surhomme, les choses sont un peu différentes. La nature change d'algorithme pour "évoluer". Jusqu' à maintenant, elle utilisait principalement le couple mutation-sélection (ainsi que les échanges de matériel génétique via les crossing-over pour augmenter l'efficacité de l'algorithme d'optimisation). Le hasard couplé à la sélection expliquerait (mais il existe des théories concurrentes voir le chapitre sur l'évolution II) l'ensemble des fonctions et structures ordonnées qui constituent les systèmes vivants. Par exemple, la vue. Avec le surhomme, l'outil de la nature change. En effet, le surhomme continuera d'évoluer mais ce ne sera plus grâce aux changements aléatoires de nucléotides ni par la sélection. En créant le cerveau humain puis le surhomme, la nature s'apprête à changer fondamentalement les lois qui gouvernaient jusqu'à présent l'évolution de la vie.

L'endosymbiose
Figure 1. L'endosymbiose. La société est le précurseur du surhomme. Au fil des temps évolutifs, les cellules se sont assemblées en organismes et ont perdu leur égoïsme (mort programmée des cellules pour le bien de l'organisme). Rien n'empêche de penser que la nature soit en train d'opérer une réunion similaire à l'échelle des organismes. En effet, le réseau qui unit les hommes n'a jamais été aussi dense. En supprimant le corps et ses besoins pulsionnels grâce à la biologie synthétique, l'homme pourrait se débarrasser de son égoïsme. On assisterait alors à l'avènement du surhomme: amas cellulaires connectés dotés de facultés cognitives exceptionnelles.

La boucle est bouclée

Une fois que l'homme aura compris le fonctionnement de son cerveau, Il se pourrait qu'il ait la solution à certains problèmes plus complexes: car le surhomme pourra dépasser les limites de fonctionnement du cerveau "trop humain", trop simple. Si les hommes ont plus de neurones et de synapses que les mouches, c'est que le nombre doit quand même compter et être proportionnel, dans une certaine mesure, aux capacités computationnelles. Qu'est ce qui empêche d'imaginer des amas de neurones de la taille d'une planète ? Voila la nouvelle mission du surhomme pour progresser, évoluer: une étoile composée essentiellement de neurones qui "calculent/réfléchissent". Cette étoile neuronale n'est pas obligée d'utiliser uniquement le "Wetware" comme technique computationnelle. En effet, si le calcul quantique est plus efficace pour traiter certains problèmes, l'étoile computationnelle ne s'en privera pas car elle utilise toutes technologies potentiellement utiles créées par ses capacités cognitives. Cette étoile computationnelle, ce surhomme pourrait bien réussir à "penser/calculer/comprendre" ce qui nous était inaccessible à cause de nos limites cognitives. Par exemple, se représenter un espace à n-dimension (le fameux hypercube traité dans le chapitre Evolution II). Et qu'en est-il des 7 problèmes réputés insurmontables des mathématiques fondamentales, les fameux problèmes du prix du millénaire de l'institut Clay? Comme par exemple savoir si P=NP ? Les futures percées des mathématiques fondamentales passent peut être par le dépassement de nos limites cognitives intrinsèques ---limites qui empêchent la découverte et la compréhension de certains phénomènes---. Cet argument pourrait convaincre certains mathématiciens pures de s'intéresser de plus prés à la biologie n'ont plus comme une simple application mais comme l'outil clé des futures percées, ruptures, révolutions en mathématique fondamentale. Je le répète, certains outils mathématiques du futur ne sont pas "constructibles" par nos cerveaux actuels. Changer, améliorer, surmonter le cerveau humain permettra de découvrir ces nouveaux objets. L'étoile computationnelle peut sans doute aller encore plus loin et nous éclairer sur les vieux problèmes philosophiques. Qu'est ce qui empêche de penser que cette étoile puisse enfin savoir s'il existe un monde platonicien des vérités mathématiques ? Et la réalité existentielle est-elle vraiment essentielle?

Le surhomme
Figure 1. Voici ma représentation (naïve) du surhomme qui informatise les atomes de l'univers dans le but de répondre à la question pourquoi. Ce surhomme est composé d'étoiles "computationnelles" qui communiquent entre elles par la lumière. j'ai représenté les capacités cognitives de l'étoile via un zoom montrant un réseau de neurone. Le calcul sera-t-il encore basé sur des bits classiques ? La lumière sera-t-elle le moyen le plus rapide de transmettre des informations aux autres étoiles ? la question "pourquoi" aura-t-elle encore un sens pour le surhomme ?

Le pacte

Augmentons encore nos facultés cognitives: élargissons-nous, surhomme, à l'ensemble de l'univers. Utilisons chaque particule de l'univers pour calculer, pour comprendre (si ces mots ont encore un sens pour le surhomme). Chaque particule doit devenir information. C'est cela la mission de l'homme devenu surhomme. Informatiser chaque atome de l'univers dans le but de répondre à la question pourquoi. Et s'il réussit, n'est-il alors pas devenu dieu ? Ne pouvons-nous pas entrevoir le mot de Voltaire différemment de son sens initial ? "Dieu a crée l'homme à son image et ce dernier le lui a bien rendu ". Poussons maintenant l'expérience de pensée plus loin. J'ai défendu l'idée tout à l'heure qu'il fallait éviter à tout prix une scission subie dans la distribution des génomes des hommes car cela pourrait générer différentes espèces et aboutir à une guerre inter-espèce. Cependant qu'en est-il d'une scission souhaitée et pacifique: des hommes souhaitant continuer à mener une existence paisible "sans savoir pourquoi" et sans vouloir "savoir pourquoi" et d'autres hommes voulant suivre un autre chemin, souhaitant se lancer dans l'aventure du surhomme pour "savoir pourquoi". Ces hommes pourraient-ils sceller un pacte ? Une fois devenu dieu, le surhomme s'engagerait à ne pas se manifester et à laisser les hommes vivre leurs existences. Qu'est-ce-qui nous prouve d'ailleurs qu'un tel contrat, signé dans le passé, n'est pas déjà en vigueur ? Car si on peut imaginer devenir le surhomme du futur, rien n'empêche d'imaginer que le surhomme du présent existe déjà et ne se manifeste pas.

Cette question de la scission me semble intéressante car je pense qu'en l'état actuel de la société, elle serait impossible. Aucun homme n'est prêt à en laisser devenir un autre surhomme. Je pense qu'on vit dans une société où la majorité des hommes sont hostiles à l'idée du surhomme. Ils n'accepteraient jamais la scission. Soit il y a surhomme pour tout le monde soit il n'y a pas de surhomme. C'est que le niveau de confiance nécessaire pour accepter une scission est gigantesque. Mais vouloir à tout prix empêcher l'avènement du surhomme, c'est prendre le risque de sombrer vers le totalitarisme, c'est-à-dire le dépérissement existentiel. Le risque pris en acceptant une scission pacifique pourrait bien être préférable.

Le but

Cette expérience de pensée sur la scission me semble également intéressante car elle nous révèle des éléments sur notre société et les agents qui la composent. En imaginant une scission, on imagine deux types de mentalités, deux manières de voir le monde de part et d'autre de la scission. Ceux qui pensent que la vie se définit par son absence de finalité: la vie n'a pas d'autres buts que d'être vécue. Ils s'entrevoient eux-mêmes comme une petite poussière dans un tout. Cette poussière exerce une fonction dont il n'est pas nécessaire de comprendre le sens. Une fleur naît, s'épanouit, se fane puis meurt. Il n'y a rien à comprendre, c'est comme cela. Le deuxième type de mentalité pense qu'il existe un but, une finalité, une téléologie. Ils ne pensent pas en termes de fonction mais en termes de mission. Il faut avancer pour comprendre le pourquoi. Concevoir la vie sans la présence d'une finalité est, selon eux, une manière bien fade de voir la vie. La présence d'une dérivée positive, d'une construction qui grandit, brique par brique, rassure. Le but peut même finir par être son propre objet c'est à dire garder un but à tout prix. Car que ferait le surhomme après avoir répondu à la question pourquoi ? Se pourrait-il que la question pourquoi n'est aucune réponse ? Se pourrait il que la question pourquoi ne soit qu'une pure construction cognitive dont l'unique but est de garantir le maintien éternel d'un but ? Se pourrait-il que ces deux types de mentalité forment les futurs blocs/partis/camps/adversaires se livrant une guerre pour imposer leur manière de voir le monde ? Nous serions en présence d'un beau paradoxe car cela signifierait que les partisans de l'absence de but auraient pour but de faire plier les partisans du but.

Creusons plus en profondeur cette question du but. J'identifie deux buts essentiels :

On voit donc que la notion de but semble, dans tous les cas, être le passage obligé pour supprimer ou maintenir un but. Ainsi le but peut être soit temporaire soit définitif. Dans les deux cas, ce but, que le surhomme pourrait se fixer, est dépendant d'un autre concept Nietzschéen : celui de la grande santé. La grande santé implique la capacité à conquérir une santé que l'on sacrifie sans cesse (nouvelle souffrance dont il faut guérir). Pour pouvoir se diriger vers un but, il faut une volonté et pour avoir cette volonté, il faut pouvoir conquérir une santé que l'on perd sans cesse. C'est-à-dire l'acte de chercher (un palliatif à la souffrance) pour trouver (une santé vigoureuse) et sa réciproque. Sans grande santé, pas de but.

"Nous qui sommes nés trop tôt pour un avenir dont la démonstration n'est pas encore faite, nous avons besoin, pour une fin nouvelle, d'un moyen nouveau, je veux dire d'une nouvelle santé, d'une santé plus vigoureuse, plus aigue, plus endurante, plus intrépide et plus joyeuse que ne furent jusqu'à présent toutes les santés. Celui dont l'âme est avide de faire le tour de toutes les valeurs qui ont eu cours et de tous les désirs qui ont été satisfaits jusqu'à présent, [...] Celui là aura avant tout besoin d'une chose, de la grande santé ---d'une santé que l'on possède non seulement, mais qu'il faut conquérir sans cesse, puisque sans cesse il faut la sacrifier!" 14

Ainsi les partisans de l'annihilation de tout but doivent tout faire pour éradiquer la volonté et la grande santé. Or pour cela ils ont justement besoin de la volonté et de la grande santé. Et je ne suis pas sûr que ce paradoxe puisse être facilement surmonté.

Pour une futurologie

En matière de futur, de science futur, le peuple doit s'impliquer. Et le peuple doit être impliqué. En particulier dans le domaine de la biologie synthétique. Il nous faut donc débattre ensemble des le début. L'intégration du peuple ne doit pas être factice, il ne s'agit pas de cocher une case, de faire semblant de débattre. Le peuple doit réellement pouvoir "choisir" la société dans laquelle il souhaite vivre et évoluer. Si les chercheurs décident seuls, cela revient à confier le futur aux mains d'un système aristocratique (aristos en grec: les meilleurs) et non démocratique. Par exemple, sur une question cruciale comme la mort de la mort, il semble que la science puisse difficilement nous offrir un cadre de réflexion morale pour décider si oui ou non, nous voulons tuer la mort. Comme le dit Jacqueline Russ,

"Si à partir de 1960, les progrès en matière de médecine et de science de la vie ont rendu nécessaire la création de comité d'éthique c'est que nous nous sommes trouvés en quelque sorte dépassés par les possibilités techniques que nous avons crée et que nous avons eu besoin de penser nos actes afin de les orienter vers une finalité qui ne soit pas seulement celle de l'exercice de la puissance mais aussi celle de la réalisation de l'humain. [...] le questionnement éthique vient donc se loger dans cet écart entre le possible et le désirable que le progrès de la science et le cours tragique de l'histoire ont rendu nécessaire" 15

L'éthique a besoin de futurologie qui n'est pas une science positiviste mais une projection au loin selon la méthode scientifique. Cette futurologie peut nous aider à éviter la catastrophe illustrée par la métaphore des grains de sable qui tombent les uns après les autres d'un sablier et s'empilent en bas en formant une montagne . Puis c'est le grain de sabre de trop qui provoque l'effondrement de la montagne. La futurologie a pour but de détecter et bloquer le grain de sable de trop avant qu'il ne tombe.

En science, il est difficile de prévoir à l'avance quelles découvertes vont être réalisées et comment ces dernières vont changer la société. Je ne sais pas, par exemple, combien de penseurs ont réussi à prédire l'explosion des ordinateurs puis l'explosion d'internet et les conséquences sur nos vies. En biologie, il se pourrait que les choses soient un peu différentes. On sait déjà plus ou moins ce qu'on sera capable de faire dans quelques décennies/siècles: maitriser le fonctionnement d'un réseau biologique à l'échelle moléculaire. Cela nous semble être une question de temps car si la nature y arrive, nous ne voyons pas de raison de ne pas y arriver. Cependant, la complexité est telle que la réussite de cette mission, par exemple découvrir la fonction qui transforme la séquence ADN en information décompressée, pourrait nous prendre un temps gigantesque. Ce temps doit être utilisé pour réfléchir aux conséquences des découvertes et pour orienter les recherches en direction de, non pas ce qui est faisable, mais de ce qui est souhaitable, voulu par le peuple.

Pour résumer, nous16, chercheurs, en l'état actuel des connaissances, n'identifions pas d'obstacles scientifiques majeurs (ça ne veut pas dire qu'ils n'existent pas) qui empêcheraient l'homme dans les siècles à venir, de devenir immortel. L'humanité dispose donc de quelques décennies, siècles pour réfléchir aux conséquences et savoir si elle souhaite cette immortalité ou non. Et si oui, sous quelle forme. Car on peut imaginer être réellement "immortel" pendant 100 ans face aux maladies et aux accidents c'est-à-dire avoir l'assurance de vivre 100 ans, puis décider de rejoindre, ou non, le royaume des cieux après cette date. Mais on peut aussi imaginer des régimes totalitaires interdisant la mort ce qui nous condamnerait à vivre pour l'éternité ce que j'imagine, peu d'hommes sur terre souhaitent.

Avec la futurologie, les découvertes deviendraient, dans une certaine mesure, programmées, choisies, identifiées en amont et validées par l'éthique. Selon Hans Jonas,

"Toute futurologie sérieuse telle que l'exige l'objectif de la responsabilité devient une branche de la recherche qu'il convient de cultiver en soi et sans relâche en suscitant la coopération de nombreux experts dans les domaines les plus divers. [...] La vision de l'avenir au service de l'éthique du futur revêt donc une fonction intellectuelle et une fonction émotionnelle ; elle doit instruire la raison et animer la volonté." 17

La théorie des pistes

Un point qui me semble crucial, c'est de laisser la chance aux générations futures de penser différemment de nous. Ce n'est pas parce que le meilleur des mondes de Aldous Huxley nous semble insupportable qu'il le serait pour nos enfants. Et nous n'avons aucune légitimité à leurs imposer notre vision de " l'essence de l'homme" car Sartre nous a expliqué depuis relativement longtemps maintenant que:

"l'existence précède l'essence [...]. L'homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir [...] l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être.[...] La première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité mais qu'il est responsable de tous les hommes". 18

Ainsi tout ce que nous pouvons faire pour nos enfants, c'est leurs donner nos meilleurs "mèmes"19, nos meilleurs idées, nos meilleurs pistes en ce qui concerne la vie meilleure et l'essence de l'homme. Ces pistes n'ont pas de valeurs universelles. En voila la preuve: je peux vouloir transmettre à mes enfants le concept d'égalité que je trouve sublime mais celui-ci n'a qu'une valeur temporelle limitée car s'il y a avènement du surhomme tel que je l'ai décrit (symbiose des hommes pour former le surhomme à la manière des cellules qui forment l'organisme), le concept d'égalité disparait aussitôt (il cesse d'être orientant) puisque le surhomme est seul. La puissance cognitive du surhomme rend toutes nos constructions cognitives potentiellement désuètes.

Les pistes sont des constructions cognitives que nous souhaitons voir propager. A nos enfants de décider s'ils veulent à leur tour les propager telles quelles, les modifier, ou tout simplement les mettre au placard. Je ne suis donc pas d'accord avec cette phrase de Sartre "l'existentialisme pense que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme."20 Car la continuité qui existe entre les générations permet l'existence des pistes. Et celles-ci représentent justement l'appui et le secours dont l'homme a besoin pour affronter son existence et se réinventer à chaque instant. Même si elles ne sont pas universelles, les pistes donnent un sens et une direction à nos enfants pour l'avenir. Ils peuvent les suivre au début puis tracer plus tard leurs propres chemins. Avant de décrire certaines pistes en détail, je voudrais vous montrer qu'il existe des pistes que nos maîtres/nos parents/nos ancêtres nous ont transmis et que nous jugeons préférable de ne pas suivre.

Les mauvaises pistes

La dignité humaine

La dignité humaine est une piste a priori séduisante. Le physicien et humaniste Paul Langevin n'a-t-il pas écrit "tout effort de l'intelligence serait vain s'il n'avait pour but ultime la dignité humaine" ?

En réalité, le concept de dignité humaine est plus creux et dangereux qu'il n'y parait. Et Schopenhauer l'a bien vu

"Ils ont dissimulé à l'aide de ce mot imposant: "la dignité de l'homme" leur impuissance à fournir un fondement réel, ou du moins plausible, pour la morale, comptant sagement que leur lecteur, se voyant attribuer à lui aussi cette dignité, se contenterait à ce prix" 21

En effet, ce concept peut menacer les libertés publiques et individuelles. Un exemple de Ruwen Ogien22: au nom de la "dignité humaine", certains groupes vont souhaiter "criminaliser" certaines sexualités minoritaires (prostitution, sadomasochisme, homosexualité, transsexualité...)23 alors que d'autres groupes vont souhaiter "libéraliser" ces mêmes pratiques sexuelles. On voit donc bien que ce concept de dignité humaine n'est pas suffisamment précis. Certaines personnes pourraient l'utiliser pour s'opposer au surhomme or l'argument serait trop peu rigoureux pour être acceptable.

L'eugénisme ou le racisme

Jacques Monod, prix Nobel de Médecine, dans son ouvrage Le hasard et la nécessité, se livre à une analyse qui nous semble, avec le recul, aberrante. Ne le jugez cependant pas trop vite car le même livre où est publiée cette analyse, est imprégné d'humanisme ce qui excuse largement l'homme pour sa piste erronée.

"Comme chacun sait, les statistiques révèlent une corrélation négative entre le quotient d'intelligence et le nombre moyen d'enfants des couples. [...] Situation dangereuse, qui risque de drainer peu à peu vers une élite qui tendrait en valeur relative à se restreindre, le potentiel génétique le plus élevé. [...] Il y a plus: à une époque récente, même dans les sociétés relativement "avancées", l'élimination des moins aptes, physiquement et aussi intellectuellement, était automatique et cruelle. La plupart n'atteignaient pas l'âge de la puberté. Aujourd'hui beaucoup de ces infirmes génétiques survivent assez longtemps pour se reproduire. Grâce aux progrès de la connaissance et de l'éthique sociale, le mécanisme qui défendait l'espèce contre la dégradation, inévitable lorsque la sélection naturelle est abolie, ne fonctionne plus guère que pour les tares les plus graves" 24

Même chose avec James Watson, prix Nobel de Médecine, qui a découvert la structure en double hélice de l'ADN. Ce dernier a déclaré, le 14 octobre 2007, dans les colonnes du journal britannique le Sunday Times, qu'il était "fondamentalement pessimiste quant à l'avenir de l'Afrique [parce que] toutes nos politiques d'aide sont fondées sur le fait que leur intelligence [celles des Africains] est la même que la nôtre [Occidentaux] alors que tous les tests disent que ce n'est pas vraiment le cas" 25 . En guise de contre-attaque, le 9 décembre 2007, le Sunday Times publiait une étude scandinave affirmant que l'ADN de Watson (l'un des premiers génomes humains à avoir été séquencé) comportait 16% de gènes légués par des ancêtres noirs. Je souhaite tout de même indiquer qu'en 2008, sur un documentaire de la chaine BBC, Watson a déclaré "je n'ai jamais pensé être raciste, je ne me vois pas comme une raciste. J'ai été mortifié par [cette polémique]. Cela a été la pire chose de ma vie" .

Le but ici n'est pas de propager des polémiques ou de s'acharner sur des éminents scientifiques. Le but est de montrer que tout le monde ---y compris les meilleurs--- peut être dans l'erreur, propager la mauvaise piste. Les rôles des enfants étant simplement de fermer la dite piste et d'en chercher d'autres. On voit aussi à travers ses exemples les dangers du scientisme prônant l'effacement de la politique au profit de la gestion scientifique des problèmes sociaux. Non, le futur ne doit pas être confié aux seuls aristocrates (les chercheurs) quand bien même ils seraient prix Nobel de médecine.

Je profite également de ce paragraphe pour inclure mon texte dans le risque de "la piste erronée". Je ne suis pas à l'abri de fautes d'appréciation, de discours nauséabonds involontaires qui pourraient potentiellement heurter ou blesser un lecteur. Si tel était le cas et si j'en avais connaissance, je serais bien sûr prêt à reconsidérer mon écrit et à m'excuser le cas échéant.

Les bonnes pistes

Voyons maintenant ensemble quelques pistes que nous voudrions transmettre à nos enfants pour leurs permettre de construire un futur serein. Quelles pistes faut-il transmettre aux générations futures concernant l'essence de l'homme, la vie meilleure ? Qu'est-ce-que l'homme ne doit jamais perdre pour éviter de se vider de sa substance? Je précise que ma liste n'est évidemment pas exhaustive et je serais très heureux de connaître, cher lecteur, vos suggestions en la matière.

La vie ne mérite pas d'être vécue sans amour. Certaines dépressions majeures, caractérisées par la perte de la capacité d'aimer, sont les pires maladies qui existent et conduisent souvent celui qui en victime au suicide.

"C'est l'amour qui fait vivre, puisque c'est lui qui rend la vie aimable. C'est l'amour qui sauve ; c'est donc lui qu'il s'agit de sauver" 26

La musique (l'art) et le rire

"La vie sans musique est simplement une fatigue, une erreur." 27

J'imagine un surhomme qui aurait colonisé l'univers: ce surhomme, seul entité pensante et donc informative de l'univers, augmenterait sa puissance dans le but de répondre à la question pourquoi. Ce surhomme, machine computationnelle générant de la puissance, ne devrait-il aussi pouvoir mettre et écouter de la musique dans tout l'univers ? Ce surhomme ne devrait-il pas aussi pouvoir rire à gorge déployé ?

La morale

Si le surhomme de demain (tout seul puisque issu de la réunion des hommes) pensera par delà bien et mal. A l'inverse, l'homme d'aujourd'hui peut conserver la morale dans les pistes qu'il transmet. En jonglant avec le présent et le futur, la théorie des pistes nous permet d'être en accord avec Nietzsche pour ce qui est du futur tout en suivant les pas de Kant pour ce qui est du présent. Pour ma part, je transmettrai donc à mes enfants les notions de bien et de mal. Vertu et universalité de l'action désintéressée, souci de l'intérêt général sont des idées à propager. N'en déplaise à Schopenhauer, l'impératif catégorique est une piste qui oriente:

"Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle" 28

Sans oublier la maxime sublime de Rousseau:

"fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse" 29

Penser comme Nietzsche "par delà bien et mal" au présent ne correspond pas à mes convictions :

"Qui atteindra quelque chose de grand s'il ne sent pas en lui la force et la volonté d'infliger de grandes douleurs ? Savoir souffrir est la moindre des choses: de faibles femmes et même les esclaves y excellent souvent. Mais ne pas périr de détresse et d'incertitudes intérieures lorsqu'on inflige une grande souffrance et que l'on entend le cri de la souffrance -voila ce qui est grand, voila ce qui appartient à la grandeur" 30

En se plaçant par delà bien et mal grâce à la biologie, Nietzsche attaque violemment la morale Kantienne/chrétienne. Or cette opposition entre morale et biologie n'est pas si évidente que cela dans mon esprit. Un de mes projets futurs consistera à s'engouffrer dans ce qui m'apparait être "une faille". A l'origine de cette faille se trouve la volonté de Nietzsche de penser en termes "d'organismes". Le choix de cette unité de base (l'organisme) me semble être une hypothèse forte au fondement du système philosophique Nietzschéen. Mais cette hypothèse est-elle juste et légitime ?

La liberté

Le surhomme computationnel, régnant seul sur l'univers, peut-il être libre? Et plus généralement, peut-on être libre lorsque l'on est tout seul? Car ce concept de liberté est plus complexe qu'il n'y parait. Pour Nietzsche, la liberté n'existe que pour le guerrier (réel ou abstrait) combattant une dictature (réelle ou abstraite):

"Ma conception de la liberté. La valeur d'une cause se mesure parfois non à ce qu'on atteint par elle, mais à ce qu'il faut la payer, à ce qu'elle nous coûte [...] L'homme libre est un guerrier. A quoi mesure t'on la liberté chez les individus comme chez les peuples ? A la résistance qu'il faut surmonter, à la peine qu'il en coûte pour garder le dessus. Le type supérieur d'homme libre, il faudrait la chercher là ou il s'agit constamment de vaincre la résistance la plus forte: à quelques pas de la tyrannie, tout prêt de seuil qui marque l'asservissement." 31

La perfectibilité

Peut-être que les caractéristiques qui ne devraient surtout pas disparaitre chez l'homme sont son libre arbitre apparent et sa faculté de se perfectionner. C'est ce que nous propose Rousseau dans ce texte qui n'a pas pris une ride.

"Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer ; c'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore quand la nature se tait. [...] C'est la faculté de se perfectionner ; faculté qui à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu. Au lieu qu'un animal est au bout de quelques mois ce qu'il sera toute sa vie, et son espèces au bout de mille ans ce qu'elle était la première année de ces milles ans" 32

La responsabilité

Hans Jonas est un philosophe allemand qui a inspiré le principe de précaution. Son principal ouvrage, Le principe responsabilité place la responsabilité comme principe fondamental à ne jamais perdre au cours de la progression future de l'humanité. C'est donc une piste.

"L'homme est le seul être connu de nous qui puisse avoir une responsabilité. En pouvant l'avoir, il l'a. Être capable de responsabilité signifie déjà être placé sous le commandement de celle-ci: le pouvoir même entraine avec lui le devoir" 33

"L'homme est le seul être connu de nous qui puisse avoir une responsabilité. Immédiatement, nous reconnaissons dans ce pouvoir davantage qu'une simple donnée empirique. Nous y reconnaissons un critère distinctif et décisif de l'essence humaine dans sa dotation en être. [...] Mais, dés lors, la capacité de responsabilité devient elle-même son propre objet étant donné que sa détention oblige à perpétuer sa présence dans le monde. [...] En soi, la capacité de responsabilité oblige donc chaque fois ses détenteurs à rendre possible l'existence d'autres détenteurs futurs. Pour que la responsabilité ne disparaisse pas du monde ---tel est son commandement immanent--- il faut qu'il y ait aussi des humains à l'avenir" 34

Le rouge-gorge est une des merveilles de la nature
Figure 3. Le rouge-gorge est une des merveilles de la nature. Tout homme qui prend le temps de regarder vivre quelques minutes un rouge-gorge trouvera que la nature est belle.

Le jugement esthétique

L'esthétique est une discipline philosophique ayant pour objet "le beau". Pour Schopenhauer, " la beauté est une promesse de bonheur ". Pour Kant, "Est beau ce qui plaît universellement sans concept" et le beau ne se confond pas avec l'agréable. Ce dernier relève d'une perception strictement personnelle et privé:

"Aussi bien disant: le vin des Canaries est agréable, [une personne] admettra volontiers qu' [une autre personne] corrige l'expression et lui rappelle qu'il doit dire: " cela m'est agréable". Ainsi pour l'agréable, le principe retenu est "chacun ses goûts ". Il en va autrement du beau. Kant explique que lorsque il (une personne35) dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C'est pourquoi il dit: la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l'adhésion des autres [...] [et] il les blâme s'ils jugent autrement et leur dénie un gout qu'il devrait cependant posséder d'après ses exigences ". 36

Si vous avez compris la différence entre le beau et l'agréable selon Kant, livrons nous maintenant à une petite experience d'esthétique. Que pensez-vous de ce petit rouge-gorge (figure 3)? est-il beau au sens de Kant ? c'est-à-dire me blamerez-vous si je vous dit qu'il est laid ?

Et maintenant, celui-là (figure 4}

Le vert-gorge est un artefact de l'homme
Figure 4. Ici j'ai voulu representer un programme futuriste (une "global user interface " de type WYSIWYG "what you see is what you get"). Ce programme permet de choisir les modifications phenotypiques du rouge-gorge que l'on souhaite effectuer, puis il se charge ensuite d'adapter le genotype. Il suffit ensuite de faire synthetiser le code ADN proposé, le transformer dans un chassis cellulaire pour obtenir, après developpement, le rouge-gorge de son choix. Plus precisement, ici je selectionne la gorge rouge avec une baguette magique type "photoshop" puis je la "repeins" en vert. Le programme adapte en temps réel certaines zones de l'ADN (surlignées en violet) pour permettre la synthèse d'un pigment vert à la place du pigment rouge par exemple. Ma conviction est que ce vert-gorge, pur prolongement de la main de l'homme (un artefact, un outil) n'est pas beau comme le vrai rouge gorge "naturel". La présence de l'interface graphique (la GUI) qui signifie le contrôle de l'homme sur la nature fait perdre instantanement toute beauté à cette même nature.

Mon but est de montrer que toute technologie permettant d'augmenter notre contrôle, à l'echelle moleculaire, d'un système vivant (par exemple la fonction permettant de passer de la séquence ADN à l'information decompréssée) risque de modifier notre perception du beau. Le premier rouge-gorge est beau parce qu'il mysterieux, il symbolise la nature qui nous domine, qui nous fait exister, des forces qui nous dépassent. Le deuxième rouge-gorge est trop associé à la notion de contrôle. Il devient un prolongement de notre bras, un outil, un artefact, un robot crée par l'homme ce qui lui fait perdre sa beauté. Ainsi l'excés de comprehension et de contrôle d'un système vivant risque de lui fait perdre toute sa beauté. Je laisse mon lecteur tirer la conclusion par lui-même sur une technologie basée sur la biologie synthétique pouvant, soi-disant, rendre les femmes (ou les hommes) plus belles (plus beaux).

La volonté, la volonté de puissance et la création

Pour Nietzsche, l'homme doit avant tout être un créateur et pour créer il doit vouloir. Voila, selon lui, la piste que ne devrait pas perdre de vue les générations futures. Voici ci-dessous quelques aphorismes extraits de "Ainsi parlait Zarathoustra"37 .

"Sauriez-vous créer un dieu ? Ne me parlez donc plus de tous les Dieux ! Cependant vous pourriez créer le surhomme. Ce ne sera peut être pas vous-mêmes mes frères ! Mais vous pourriez vous transformer en pères et en ancêtres du surhomme: que ce soit votre meilleur création !"

"Et ce que vous appeliez monde doit être d'abord créé par vous: votre raison, votre imagination, votre volonté, votre amour doivent devenir votre monde même ! Et, vraiment, ce sera pour votre félicité, vous qui cherchez la connaissance !"

"Créer -c'est la grande délivrance de la douleur et l'allégement de la vie. Mais afin que naisse le créateur, il faut beaucoup de douleurs et de métamorphoses"

"Tous mes sentiments souffrent en moi et sont prisonniers: mais mon vouloir arrive toujours libérateur et messager de joie".

"Vouloir affranchit: c'est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté"

"Ne plus vouloir et ne plus évaluer et ne plus créer ! Ô que cette grande lassitude reste toujours loin de moi"

"Dans la recherche de la connaissance, ce n'est encore que la joie de la volonté, la joie d'engendrer et de devenir que je sens en moi ; et s'il y a de l'innocence dans ma connaissance c'est parce qu'il y a en elle de la volonté d'engendrer".

"Cette volonté m'a attiré loin de Dieu et des Dieux ; qu'y aurait-il donc à créer, s'il y avait des Dieux ?"

"Les valeurs changent lorsque le créateur se transforme. Celui qui doit créer détruit toujours."

"Les créateurs furent d'abord des peuples et plus tard seulement des individus. En vérité, l'individu lui-même est la plus jeune des créations."

"Il y a eu jusqu'à présent mille buts, car il y a eu mille peuples. Il ne manque que la chaîne des mille nuques, il manque le but unique. L'humanité n'a pas encore de but."

"L'humanité n'a pas encore de but. Mais dites moi mes frères si l'humanité manque de but, n'est elle pas elle-même en défaut ?"

Le désespoir /La souffrance/ la mort

Selon Kierkegaard, le désespoir des hommes est universel. Ce désespoir jouerait-il un rôle dans notre vouloir ?

"La conception courante du désespoir en reste à l'apparence, elle n'est qu'une vue superficielle, non pas une conception. Elle prétend que chacun de nous soit le premier à savoir s'il est désespéré ou non. L'homme qui se dit désespéré, elle croit qu'il l'est, mais il suffit qu'on ne croie pas l'être, pour qu'on ne passe pas non plus pour l'être. On raréfie ainsi le désespoir, quand en réalité il est universel. Le rare ce n'est pas d'être désespéré au contraire le rarissime, c'est vraiment de ne pas l'être." 38

Et qu'en est-il de la mort ? Est-elle nécessaire à l'agir humain ?

"Dans quelle mesure la prolongation de la vie est-elle désirable ? Comme le signalait Kierkegaard, la mort envisagée dans le sérieux, n'est elle pas une source d'énergie comme nulle autre? Ne stimule elle pas l'action? Et si la transformation de l'essence de l'agir humain faisait elle perdre à l'esprit sa profondeur? A l'homme animé de sérieux, la pensée de la mort à venir indique le but à diriger sa course. La mort est un stimulant de la vie et le sérieux comprend que l'idée de la mort représente une invitation à l'action. Ne perdons pas notre temps !" 39

Et la souffrance: est-il vraiment souhaitable de vouloir la faire disparaitre ?

"Vous voulez abolir la souffrance dans la mesure du possible, et il n'y a pas de plus folle ambition. Et nous ? Il semble que nous la voudrions encore plus profonde et plus grave qu'elle ne le fut jamais. Le bien-être tel que vous le concevez n'est pas un but, c'est à nos yeux un terme. Un état qui rend l'homme aussitôt ridicule et méprisable, qui fait souhaiter sa ruine. La culture de la souffrance, de la grande souffrance, ne savez vous pas que c'est là l'unique cause des dépassements de hommes ? Cette tension de l'âme dans le malheur, qui l'aguerrit, son frisson au moment du grand naufrage, son ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur, à l'endurer, à l'interpréter, à l'exploiter jusqu'au bout, tout ce qui lui a jamais été donné de profondeur, de secret, de dissimulation, d'esprit, de ruse, de grandeur, n'a-t-il pas été acquis par la souffrance, à travers la culture de la grande souffrance ? [...] Et que votre pitié s'adresse à la créature dans l'homme, à ce qui doit être façonné, brisé, forgé, taillé, brulé, porté à incandescence et purifié, à ce qui souffrira nécessairement et doit souffrir." 40

"On peut presque classer les hommes d'après la profondeur que peut atteindre leur souffrance [...] Il est des esprits libres et insolents qui voudraient cacher et nier qu'ils sont des coeurs brisés, fiers et incurablement blessés ; la bouffonnerie elle-même est quelque fois le masque d'un savoir douloureux et trop lucide. D'où il suit qu'on fera preuve de délicatesse en respectant "le masque" et en n'allant pas faire de la psychologie et placer sa curiosité au mauvais endroit" 41

J'aimerai faire une précision avant de clôturer ce chapitre. Nous avons étudié une piste, à transmettre potentiellement aux générations futures, qui postule que le désespoir, la souffrance et la mort sont nécessaires à l'agir humain. Cette piste, qui peut être bonne comme mauvaise, est proposée dans un cadre strictement philosophique. En tant que chercheur, je me dois, et cela ne représente d'ailleurs pas une difficulté, de dissocier mes conceptions scientifiques pragmatiques des concepts philosophique plus abstraits, relatifs au futur. En d'autres termes, mon moteur en tant que biologiste, consiste à combattre, par la recherche, la souffrance morale et/ou physique (des malades) engendrée par des maladies horribles. Pour cela, on cherche (la communauté scientifique), souvent avec acharnement, à un niveau fondamental ou appliqué, tout ce qui pourrait atténuer ou guérir à court, moyen ou long terme les souffrances et les maladies que subissent les malades. Leurs espoirs en la recherche et aux chercheurs ne représentent pas "rien". Au contraire, c'est l'impératif, le carburant de mon moteur chaque matin. Le fait que mes recherches (en biologie théorique/synthétique) soient découplées (en apparence seulement) des applications médicales ne m'empêche pas de conserver, comme fondement de mon agir, les objectifs de la médecine. Du moins je l'espère et je veux y croire. C'est un objectif qui peut sembler naïf à certains mais je l'assume totalement pour une raison simple: c'est le seul qui vaille la peine. Descartes, il y a 400 ans déjà, ne s'y trompait pas :

"Mais je dirai seulement que j'ai résolu de n'employer le temps qu'il me reste à vivre à autre chose qu'à tacher d'acquérir quelque connaissance de la nature qui soit telle qu'on en puisse tirer des règles pour la médecine plus assurées que celles qu'on a eues jusqu'à présent" 42

Notes de bas de page

  1. Source Wikipedia: article sur le SIDA et l'espérance de vie.
  2. Entre 6 à 10 ans (suivant les sources) de différence d'espérance de vie à 35 ans entre un cadre supérieur et un ouvrier.
  3. Source Wikipedia: Article sociologie des sciences.
  4. Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Payot-rivages p. 65.
  5. Stephan Zweig, Nietzsche, Stock p. 76
  6. Arthur Schopenhauer, Le fondement de la morale
  7. Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Payot-rivages p. 103.
  8. En référence bien-sûr à Nietzche et son ouvrage Par delà bien et mal
  9. André Comte-Sponville, Présentation de la philosophie, le livre de poche p. 137.
  10. André Comte-Sponville, Présentation de la philosophie, le livre de poche p. 142.
  11. Voir le chapitre sur l'information.
  12. Antoine Le Bos, Nietzsche ou le scepticisme viril(Postface de Ecce Homo), Mille est une nuit p. 170
  13. Nietzsche,Humain trop humain (I),Folio Essais p.54
  14. Nietzsche, Ecce Homo, Mille est une nuit p. 118
  15. Jacqueline Russ, La pensée éthique contemporaine, PUF p. 4.
  16. Je pense parler au nom des chercheurs. Si cela vous choque, remplacez le « nous » par un « je »
  17. Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Payot-rivages p. 87.
  18. Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, folio essais p. 29--30--31.
  19. Terme de Richard Dawkins apparu dans Le gène égoïste qui signifie: une idée, un élément culturel qui se transmet, se propage.
  20. Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, folio essais p. 40.}
  21. Arthur Schopenhauer, Les fondements de la morale, le livre de poche p. 103.
  22. Ruwen Ogien, L'éthique aujourd'hui, Folio essais p. 170.
  23. L'association de ces pratiques sexuelles est basée ici sur l'unique critère de minorité. En dehors de celui-ci, elles n'ont rien à voir les unes avec les autres.
  24. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Points p. 206.
  25. Source Wikipedia: article sur James Watson.
  26. André Comte-Sponville, Présentation de la philosophie, le livre de poche p. 43.
  27. Stephan Zweig, Nietzsche, Stock p. 123}.
  28. Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des moeurs.
  29. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Flammarion p. 98.
  30. Nietzsche, Le gai savoir, Flammarion p. 261.
  31. Nietzsche, Crépuscule des idoles, Folio p. 83
  32. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Flammarion p. 78--79.
  33. Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Payot-rivage p. 76.
  34. Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Payot-rivage p. 92--93--94.
  35. C'est moi qui rajoute.
  36. Kant, Critique de la faculté de juger, bibliothèque des textes philosophiques, p.74--75.
  37. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra/Deuxième partie/Sur les îles bienheureuses et première partie/mille et un buts.
  38. Kierkegaard, Traité du désespoir, folio essais p. 78.
  39. Jacqueline Russ, La pensée éthique contemporaine, PUF p. 33.
  40. Nietzsche, Par delà le bien et le mal, folio essais p. 144.
  41. Nietzsche, Par delà le bien et le mal, folio essais p. 197.
  42. Descartes, Fin du Discours de la méthode, le livre de poche p.171.