Physique quantique et biologie

Préambule

Avant de commencer ce chapitre, je souhaite convaincre le lecteur biologiste de ne pas succomber à son déterminisme propre 😃. En effet, ce dernier lui suggère très certainement de passer son chemin à la simple évocation du mot "quantique"! Biologistes, résistez! utilisez votre libre arbitre! et lisez les petites expériences de pensée que je vous propose. C'est promis, il n'y a aucune équation (ce qui m'arrange bien 😃).

Physique quantique et biologie

Le paradigme actuel de la biologie considère que l'échelle adéquate explicative des phénomènes en biologie ne descend pas en dessous de la molécule. Les règles qui régissent le comportement de ces molécules, leurs interactions par exemple et les phénotypes résultants relèvent de la physique classique. Evidemment, le biologiste ne nie pas que les molécules soient constituées d'atomes. Il lui apparait trivial également qu'à l'échelle atomique et subatomique les lois quantiques aient un pouvoir explicatif supérieur à celui des lois de la physique classique. Ce que le biologiste ou plutôt le paradigme actuel de la biologie nie, c'est que la physique quantique puisse avoir un pouvoir explicatif autre que trivial pour expliquer un phénotype donné. Ce scepticisme est en partie justifié par le fait que très peu d'expériences en biologie ont pu dresser un pont entre biologie moléculaire/structurale et mécanique quantique. Pour des bonnes revues sur ce sujet, on peut lire (Davies 2004; Arndt et al. 2009).

Dans l'expérience des fentes d' Young, les physiciens utilisent une source capable d'émettre des photons un par un. Ceux-ci sont ensuite détectés (également un par un) sur un écran placé derrière les fameuses fentes d' Young: les impacts forment petit à petit une figure d'interférences illustrant la dualité onde--corpuscule de la matière. Imaginez maintenant que la source n'émette plus des photons mais des virus. Pour un biologiste, un virus est une entité biologique composé de plusieurs dizaines de millions d'atomes et mesurant quelques dizaines de nanomètres. L'image que le biologiste en a provient des clichés de microscopie électronique mais les virus sont aussi utilisés en routine, sans pouvoir les voir, pour modifier spécifiquement le génome d'un organisme. Imaginez donc maintenant que les virus, que vous projetez un par un sur les fentes d'Young, génèrent des interférences sur l'écran placé derrière (Figure 1). Selon les lois classiques concernant les trajectoires de ces corpuscules, il est impossible d'interpréter ce phénomène. La seule explication possible passe alors par la mécanique quantique. Lors du franchissement des fentes, le virus passe dans un état superposé et se comporte comme une onde. Il passe en réalité par les deux fentes en même temps avant "d'interférer avec lui-même". Et si vous cherchez à mesurer par quelle fente le virus est passé, cela ferait immédiatement disparaitre les interférences. Sachez que ce type d'expériences a été réussi avec des molécules (dont certaines biologiques) de plus de 60 atomes (Hackermuller et al. 2003). Le physicien Anton Zeilinger, reconnu mondialement pour ces travaux en physique quantique, pense que l'on réussira cette expérience avec des virus d'ici quelques années/décennies (Zeilinger 2010). Si tel est le cas, cela signifie que nous biologistes, devrons modifier notre regard sur ce qu'est effectivement un virus. Se borner à ignorer totalement les résultats de la mécanique quantique, à vouloir rester dans son paradigme confortable, serait une erreur classique de scientifique très bien expliqué par Thomas Kuhn dans son ouvrage La structure des révolutions scientifiques (sur lequel je reviendrai dans le chapitre sur l'épistémologie).


Figure 1. La potentielle dualité onde--corpuscule d'un virus. Vidéo illustrant la potentielle dualité onde--corpuscule d'un virus projeté sur les fentes d'Young et générant des interférences. La vidéo est générée sous Matlab: lors du passage du virus au niveau des fentes, le virus se "transforme" en grosse boule verte représentant une onde passant par les deux fentes. Puis il frappe l'écran détecteur placé derrière les fentes et génère un point bleu. Si on renouvelle l'expérience un certain nombre de fois, on observe une figure d'interférence sur l'écran. Seule la mécanique quantique est en mesure d'expliquer ce résultat.
Cliquer pour voir le code Matlab
                
% script qui gènère la petit animation des virus projetés sur les fentes
% d'young et generant un paterne d'interferences sur l'ecran detecteur

%Film = avifile('FilmYoung','fps',15,'quality',100,'compression','none');
f=figure('Color', 'w');
box off
axis([0 1000 0 1000 0 1000]);
axis off

% paramètre de la première plaque rouge
X=[500 510 510 500 500 500; 510 510 500 500 510 510;...
    510 510 500 500 510 510; 500 510 510 500 500 500 ];
Y=[0 0 400 400 0 0;0 400 400 0 0 0;0 400 400 0 400 400;...
    0 0 400 400 400 400];
Z=[0 0 0 0 0 1000;0 0 0 0 0 1000; 1000 1000 1000 1000 0 1000;...
    1000 1000 1000 1000 0 1000];

% paramètre de la deuxième plaque rouge
X2=[500 510 510 500 500 500; 510 510 500 500 510 510;...
    510 510 500 500 510 510; 500 510 510 500 500 500 ];
Y2=[450 450 550 550 450 450 ;450 550 550 450 450  450;...
    450 550 550 450 550 550;450 450 550 550 550 550];
Z2=[0 0 0 0 0 1000;0 0 0 0 0 1000; 1000 1000 1000 1000 0 1000;...
    1000 1000 1000 1000 0 1000];

% paramètre de la deuxième troisième plaque rouge
X3=[500 510 510 500 500 500; 510 510 500 500 510 510;...
    510 510 500 500 510 510; 500 510 510 500 500 500 ];
Y3=[600 600 1000 1000 600 600 ;600 1000 1000 600 600  600;...
    600 1000 1000 600 1000 1000;600 600 1000 1000 1000 1000];
Z3=[0 0 0 0 0 1000;0 0 0 0 0 1000; 1000 1000 1000 1000 0 1000;...
    1000 1000 1000 1000 0 1000];

% montage des trois plaques (cubes) rouges correspondant aux fentes
patch(X,Y,Z,'r');
patch(X2,Y2,Z2,'r');
patch(X3,Y3,Z3,'r');
text(500,1200,1000,'Les deux fentes','FontSize',18) 
text(1000,1000,1000,'Ecran détecteur','FontSize',18) 
text(0,1000,1000,'Le canon à virus','FontSize',18)

hold on

%sert à generer les points bleus avec une certaine periode.
A=rand(10,10);
B2=[];
for i=1:200:1000
    B=i+35*randn(500,1);
    B2=[B2 ; B];
end

t=15;% taille de la particule virale.t=15: petite particule.
for It=1:20 % 20 particules virales apparaitront
    
    k=1000*rand(1);% coordonnée de depart aleatoire (reste fixe)
    j=500+100*rand(1);% coordonnée de depart aleatoire (reste fixe)
    
    % i represente l'avancé de la particule vers la fente puis le detecteur
    for i=0:50:1000
        if i==500||i==550 % si passage au niveau des fentes
            t=100;%taille de la particule augmente pour symboliser une onde
            % montagne de la grosse particule ovoide
            [x, y, z] = ellipsoid(i,j,k,t,t,t,20); 
            a=surface(x,y,z,'FaceColor',[0 1 0]','edgecolor','none',...
                'faceAlpha',0.5);
        else
            t=15;
            % montagne de la petite particule virale
            [x, y, z] = ellipsoid(i,j,k,t,t,t,4);
            a=surface(x,y,z,'FaceColor',[0 1 0]) ;
        end
        pause(0.05)
%         F=getframe(f);
%         Film = addframe(Film,F);
        delete(a);  
        
    % Accelère l'apparition des boules bleues pour faire apparaitre les 
    % interferences à partir de l'iteration 10.
        if It>=10
            plot3(1000*ones(10,1)',B2(randi(2500,[1,10])),...
                randi(1000,[1,10]),'.','MarkerSize',15);
            pause(0.00005);
        end   
    end  
    plot3(i,j,k,'.','MarkerSize',15);
end
%Film=close(Film)

                
            

Cependant, vous allez me dire que cette expérience de pensée avec des virus est faite dans des conditions très éloignées de l'environnement cellulaire. Cela ne justifie donc en rien la nécessité de changer de paradigme pour décrire les phénomènes se produisant dans le cytoplasme. Regardons ensemble si la mécanique quantique a potentiellement un pouvoir explicatif dans un environnement cellulaire normal. Une molécule en état de cohérence quantique (superposition de multiples états) peut posséder plusieurs valeurs pour une certaine quantité observable. Par exemple, plusieurs positions. Ces états superposés sont absolument inconnus à un niveau macroscopique. Le phénomène physique susceptible d'expliquer la transition entre les règles de la physique quantique et les règles de la physique classique s'appelle la décohérence quantique. Cette dernière a pour conséquence la disparition des états quantiques superposés lorsqu'une interaction avec l'environnement apparait (par exemple par l'effet d'un appareil de mesure ou d'une simple interaction moléculaire). La décohérence "rétablit" en quelque sorte une position unique à la molécule. La vitesse à laquelle se produit la décohérence dépend de la nature et de la température de l'environnement (Zurek 1982; Unruh and Zurek 1989). Ainsi l'observation de phénomènes quantiques en physique requiert souvent de très faibles températures et un très haut degré d'isolement du système c'est-à-dire un environnement bien différent du cytoplasme chaud et aqueux d'une cellule. C'est pour cette raison que la biologie moléculaire et la mécanique quantique ont tant de mal à s'influencer / se fertiliser mutuellement. Pour un nucléotide dans une bactérie, le temps de décohérence est de l'ordre de la femto seconde donc bien inferieur à l'échelle de temps d'une réaction chimique. Or pour imaginer que les effets quantiques puissent jouer un rôle non trivial en biologie, il faut absolument que le taux de décohérence se fasse à une échelle biologique. La démonstration de la présence de sous espaces / de zones dans la matière organique protégées des effets de la décohérence pendant une échelle de temps biologiquement suffisante (milliseconde) reste donc une étape importante à franchir.

Cependant, depuis le début du 21ème siècle, plusieurs conjectures et expériences ont commencé à construire des ponts très sérieux entre biologie et physique quantique. Citons la conjecture controversée du célèbre physicien anglais Roger Penrose (Hameroff and Penrose 1996) qui postule que la conscience émergerait de la cohérence quantique présente au niveau des microtubules. La présence de cohérence quantique a aussi été proposée pour expliquer la sensibilité extraordinaire de l'odorat (Brookes et al. 2007) ou le sens de l'orientation des oiseaux (Gauger et al.).

En 2007, l'équipe de Graham Fleming a mis en évidence un état de cohérence quantique dans un système photosynthétique (Engel et al. 2007). Les chercheurs ont utilisé le complexe bacterio-chlorophyllien FMO (pour Fenna--Matthews--Olson) qui participe à la conversion de l'énergie lumineuse (photon du soleil) en énergie chimique (ATP) chez les bactéries sulfureuses vertes. Lorsqu'un photon frappe ce complexe, il lui transmet son énergie sous la forme d'une excitation électronique. Les chercheurs ont pu montrer que l'excitation électronique, plutôt que d'emprunter un chemin parmi d'autres pour traverser la protéine au risque de ne pas trouver le plus court, se comporte comme une onde c'est-à-dire comme si elle se propageait à travers tous les chemins possibles en même temps (Grousson 2011). Certes, l'expérience a été mené à une température peu propice à la vie (-196°C) mais une expérience équivalente a mis en évidence en 2010 des résultats similaires à température ambiante (Collini et al.).

De l'information quantique dans la cellule ?

Selon le paradigme de Jacob et Monod, la complexité des organismes vivants vient de la présence d'un réseau d'interaction qui suit les lois de la physique classique. Ce réseau apporte des capacités "computationnelles" à la cellule. Cette dernière stocke et manipule les bits de la théorie de l'information et donc, fonctionne un peu à la manière des algorithmes et des ordinateurs d'aujourd'hui. Les modèles que je décris dans cette thèse suivent cette hypothèse car ils accordent (de manière plus ou moins cachée) une position unique aux molécules. Chaque molécule possède des coordonnées spatiales XYZ uniques et se déplace aléatoirement selon le mouvement brownien.

Maintenant, faisons l'hypothèse que la physique quantique joue un rôle non trivial en biologie. Les molécules peuvent donc se retrouver dans une superposition de position. En biologie des systèmes / synthétique, ces propriétés quantiques auraient des avantages et des inconvénients. Inconvénients liés à l'accroissement des incertitudes car la position résulte d'une densité de probabilité de présence (une fonction d'onde). Les modèles doivent la calculer à l'aide de l'équation de Schrödinger. Avantages liés au fait que l'algorithme (par exemple pour rechercher une cible comme un promoteur) devient beaucoup plus efficace car il fonctionne sur un régime parallèle. Si la cellule utilise ces propriétés de superposition pour "computer" un phénotype, alors elle ne manipule plus des bits classiques (0 ou 1) mais des bits quantiques (qubit).

Ces deux disciplines que sont la physique quantique et la biologie pourraient bien se fertiliser mutuellement. En effet, si la cellule sait utiliser des qubit ou augmenter / contrôler les durées de la cohérence, cela pourrait avoir un intérêt majeur pour les physiciens. Ces derniers pourraient essayer de comprendre le vivant (en s'appuyant, par exemple, sur l'évolution) dans le but de comprendre la physique sous-jacente. Coté applications, il leur serait alors aisé de détourner ou de copier les stratégies du vivant à leurs propres fins pour créer, par exemple, le fameux ordinateur quantique.

Un nouveau combat entre paradigmes ?

Reste à savoir si la vie fonctionne réellement sur le mode quantique. On voit bien que le paradigme principal en biologie va devoir combattre ce nouvel embryon1 de paradigme concurrent qui nous vient des physiciens.

Les arguments des défenseurs du paradigme principal (surtout des biologistes) sont:

Les arguments des défenseurs (surtout des physiciens) du paradigme concurrent sont:

Bibliographie

  1. Brookes, J. C., F. Hartoutsiou, et al. (2007). "Could humans recognize odor by phonon assisted tunneling?" Phys Rev Lett 98(3): 038101.
  2. Collini, E., C. Y. Wong, et al. "Coherently wired light-harvesting in photosynthetic marine algae at ambient temperature." Nature 463(7281): 644-7.
  3. Davies, P. C. (2004). "Does quantum mechanics play a non-trivial role in life?" Biosystems 78(1-3): 69-79.
  4. Engel, G. S., T. R. Calhoun, et al. (2007). "Evidence for wavelike energy transfer through quantum coherence in photosynthetic systems." Nature 446(7137): 782-6.
  5. Gauger, E. M., E. Rieper, et al. "Sustained quantum coherence and entanglement in the avian compass." Phys Rev Lett 106(4): 040503.
  6. Grousson, M. (2011). "La vie serait quantique." Science et vie.
  7. Hackermuller, L., S. Uttenthaler, et al. (2003). "Wave nature of biomolecules and fluorofullerenes." Phys Rev Lett 91(9): 090408.
  8. Hameroff, S. and R. Penrose (1996). "Orchestrated reduction of quantum coherence in brain microtubules: A model for consciousness " Mathematics and computers in simulation.
  9. Unruh, W. G. and W. H. Zurek (1989). "Reduction of a wave packet in quantum Brownian motion." Phys Rev D Part Fields 40(4): 1071-1094.
  10. Zeilinger, A. (2010). "Les promesses d'un nouveau monde." pour la science.
  11. Zurek, W. (1982). "Environment induced superselection rules."

Notes de bas de page

  1. Car on ne peut pas encore vraiment parler de communauté scientifique défendant ce point de vue.
  2. Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques
  3. Mathieu Grousson , La vie serait quantique, Science et vie Avril 2011, p. 72.