Qu'est-ce que la science ?

Je vais développer ma réponse à la question "qu'est-ce que la science?" en 4 parties. Il m'a fallu tout d'abord ajouter la notion de récursivité pour pouvoir distinguer une science profonde (de bas niveau) intégrant l'ensemble des constructions cognitives possibles (y compris celles jugées irrationnelles) et une science superficielle (de haut niveau) correspondant à la science que le positiviste souhaite "vérifiable". Ensuite j'insisterai à nouveau sur le fait qu'au fondement de la science, il y a le phénomène interrogatif. J'en profiterai pour expliciter en quoi ma pensée est relativiste et en quoi elle ne l'est pas. Puis je montrerai que la science peut être vu comme une guerre où l'attaqué est la nature, jamais l'homme. Enfin, je montrerai que le scientifique (le guerrier) qui participe à cette guerre est à la recherche de la grande santé (une santé incluant paradoxalement la souffrance). Le but de cette guerre, la victoire telle qu'elle est souhaitée, est à rapprocher de l'idéal ascétique.

La récursivité

Dans le premier chapitre d'épistémologie, nous avons vu qu'il n'y a pas de frontière nette entre science et non science. Nous avons vu également qu'il est irrationnel de vouloir nier le rôle de l'irrationnel dans la dérivée positive du progrès au cours du temps.

Si un chercheur passe sa vie à chercher avec pour but ultime plus ou moins inconscient de plaire à une femme. Son "but" participe indirectement à la méthode scientifique. La construction cognitive déjà présente "plaire à une femme" est incontestablement reliée à la création de nouvelles constructions cognitives (les découvertes) de ce chercheur.

Toute définition de la science incapable d'inclure ces éléments (jugés potentiellement irrationnels) est forcement incomplète. Pour pouvoir les inclure, je vais partir de la définition du langage de bas niveau trouvée sur Wikipedia.

"Un langage de programmation est dit de bas niveau lorsque le codage de celui-ci se rapproche du langage machine (dit "binaire"), et donc permet de programmer à un degré très avancé. Les langages de bas niveau sont à opposer aux langages de haut niveau. Ces derniers permettent de créer un programme sans tenir compte de la façon dont fonctionne le matériel de l'ordinateur censé exécuter le programme. La définition reste malgré tout assez floue, et il n'existe pas de méthode particulière qui permettrait de déterminer objectivement si un langage peut être considéré de bas niveau."1

A partir de là, je propose de définir deux types de science2:

Sur un plan rectangulaire, ces deux types de science se placent chacune sur un bord opposé (gauche et droite). Cependant, elles ne sont pas séparées par une barrière/démarcation stricte. Au contraire, elles sont reliées par un continuum/un curseur qui indique le niveau de récursivité (figure 1).

La science de bas niveau est créée, composée par l'ensemble des constructions cognitives qui contribuent ou ont contribué au progrès tel que nous le ressentons (pente globalement positive à travers l'histoire). Ces constructions existent en quantité gigantesque. Ce peuvent être, par exemple, les constructions relatives à la magie, aux religions, aux croyances diverses, les constructions à l'origine de la parole, de l'écriture, les constructions issues des sentiments, des passions, des concepts, l'amour, la morale, l'égoïsme, la liberté, etc... En effet, toutes ces constructions cognitives ont potentiellement participé de manière indirecte au progrès. Cet "indirect" est capté par le concept de récursivité (au sens de sa racine latine recurrere qui signifie "revenir en arrière"). La science de bas niveau place l'homme, son cerveau et ses constructions cognitives comme étant le socle de base nécessaire au progrès. La science de bas niveau correspond donc à l'ensemble des constructions cognitives qui contribuent ou ont contribué au progrès. L'appel à la récursivité est maximum. Sur la figure 1, le curseur est tout à fait à gauche.

La science de haut niveau se définit de manière opposée : c'est la ou les constructions cognitives qui identifient un phénomène naturel, inconnu et reproductible créant de fait une nouvelle construction. L'appel à la récursivité est minimum car il s'agit des constructions cognitives directement en contact avec la nouvelle construction cognitive créée. Autrement dit, ces constructions génèrent une nouvelle construction par le contact avec la nature si et seulement si la nouvelle construction est reproductible pour soi, en soi , c'est-à-dire suffisamment stable.

Lorsque l'on transmet, à un autre scientifique, sa nouvelle construction cognitive (sa découverte), on lui fournit en même temps les constructions cognitives jugées nécessaire et suffisante pour sa reproduction c'est-à-dire la méthode de construction . Ces scientifiques vérifient que la méthode percutant la nature, permet bien de reconstruire la nouvelle construction cognitive : il faut qu'il y ait reproductibilité en eux. De cette reproductibilité dépend la propagation de la découverte (la nouvelle construction cognitive).

Mais, le processus de transmission de la découverte possède une autre caractéristique particulière mais difficile à saisir : la méthode de construction fournie représente une minimisation de l'appel à la récursivité. Toute nouvelle construction cognitive (la découverte) revendique petit à petit une certaine indépendance vis-à-vis de l'édifice cognitif gigantesque qui a été nécessaire pour la construire la première fois.

Ainsi pour expliquer comment à émerger pour la première fois, la théorie de l'évolution dans la tête de Darwin, l'appel à la récursivité est nécessaire. Voyage, passion, sentiment et tous autres concepts de bas niveau sont indispensables pour comprendre la construction initiale des énoncés qui constituent aujourd'hui la théorie de l'évolution. Pourtant, si je souhaite vous enseigner aujourd'hui la théorie de l'évolution, je n'ai plus besoin de vous transmettre les éléments de bas niveau (passion, etc...). Seule la méthode de construction (minimisant la récursivité) est nécessaire c'est-à-dire les concepts comme la sélection naturelle ou les mutations.

Ainsi en repartant de la définition des langages de bas niveau :

"Les langages de bas niveau sont à opposer aux langages de haut niveau. Ces derniers permettent de créer un programme sans tenir compte de la façon dont fonctionne le matériel de l'ordinateur censé exécuter le programme."

On peut effectuer la modification suivante (en remplaçant, entre autre, langage par science)

"Les sciences de bas niveau sont à opposer aux sciences de haut niveau. Ces dernières permettent de reconstruire cognitivement un énoncé sans tenir compte de la façon dont fonctionne l'ensemble de l'échafaudage cognitif."

Au fondement de la science de bas niveau, je tenterai de montrer que l'on trouve principalement la recherche de la grande santé (concept Nietzschéen sur lequel je reviendrai)

Au fondement de la science de haut niveau, je tenterai de montrer que l'on trouve le phénomène interrogatif que nous allons maintenant étudier en détail.

Science de bas niveau et science de haut niveau
Figure 1. Un scientifique utilise des constructions cognitives vertes en observant un phénomène naturel pour construire une construction cognitive rouge. Si il la juge reproductible en lui, il tentera de la transmettre à ses pairs en leurs indiquant la méthode c'est-à-dire les liens verts directement en contact du lien rouge. Si ces derniers arrivent à reproduire la construction cognitive rouge grâce aux liens verts, ils la dupliqueront. Bien sûr, il n'est jamais question de verité mais de faisabilité. A l'inverse, la science de bas niveau joue un rôle caché : c'est elle qui, par exemple, a suscité l'envie / le besoin de construire la construction cognitive rouge. Pour inclure ces mécanismes irrationnels, il suffit de décaler le curseur de la récursivité vers la gauche.

L'interrogation

Quels sont les éléments qui distinguent la science de haut niveau de la croyance ?

Il me semble que la plupart des épistémologues pensent qu'il existe une asymétrie entre énoncé. Certains énoncés seraient plus "vrais" que d'autres. Certains énoncés seraient plus scientifiques que d'autres. Ceux qui pensent que cette asymétrie n'existe pas sont appelés "relativiste" et sont loin de faire le consensus en épistémologie aujourd'hui.

Le consensus serait plutôt le suivant: il n'existe actuellement aucune démonstration prouvant l'existence d'une asymétrie entre énoncés mais cela ne signifie pas que cette démonstration (et donc l'asymétrie) n'existe pas.

Je pense qu'il n'existe pas d'asymétrie entre énoncés. Pourtant vous verrez que je ne suis pas un relativiste. L'asymétrie est ailleurs : elle se trouve dans le mode de propagation d'un énoncé.

Prenons un exemple :

Soit une personne 1 (par exemple un professeur) qui transmet un énoncé A (par exemple la terre est ronde) à une personne 2 (par exemple un élève). Si l'élève retient la leçon, l'énoncé A s'est dupliqué.

Le professeur fait une affirmation (je rajoute le point d'exclamation pour marquer l'affirmation) :

"A ! "correspond à "La terre est ronde !"

Et l'élève retient et donc duplique la construction cognitive "A !"

On passe de 1 "A !" à 2 "A !"

Ce processus de transmission est la croyance.

Décrivons maintenant le processus scientifique : à ses fondements, on trouve l'interrogation.

Soit une personne 1 (un scientifique) qui transmet un énoncé affirmatif "A !" (La terre est plate) à une personne 2. Celui-ci répond par un deuxième énoncé "B ?" sous forme interrogative (la terre ne serait-elle pas plutôt ronde ?). A partir de là deux solutions :

Si le scientifique 1 rejoint le scientifique 2, il dira "B !" (oui effectivement, la terre est ronde). Il y a disparition de A, duplication de B puis transformation de "B ?" en "B !".

Si le scientifique 1 ne rejoint pas le scientifique 2, il dira "A ?" (la terre ne serait-elle pas plutôt plate ?). Les deux énoncés perdurent indépendamment tous deux sous forme interrogative c'est-à-dire "A ?" et "B ?".

Ce processus de transmission est scientifique.

La croyance duplique des énoncés affirmatifs :

"!" engendre "!!"

La science duplique des énoncés affirmatifs en insérant l'interrogation entre les deux énoncés :

"!" engendre "!?!"

Ainsi l'asymétrie ne réside pas en A ou en B . Elle réside dans la manière dont A et B se propage. Si la propagation a nécessité le point d'interrogation alors le processus de transmission est scientifique.

L'interrogation nous permet de définir la science. La seule méthode scientifique qui ne peut pas être remise en cause, selon moi, par les relativistes est l'interrogation. Notons que l'interrogation permet également de définir un autre concept : celui d'intelligence. La seule définition incontestable de l'intelligence est l'interrogation. L'intelligence n'est pas définie par la logique (raisonnement de cause à effet...) ou la sensibilité d'un individu mais par sa capacité à se poser des questions. Il me semble que l'animal ne possède pas l'interrogation et ne possède donc pas l'intelligence. Quand un chien cherche son maître, il ne pose pas la question "où est mon maître ?" avant de se mettre à chercher. Il remarque une absence et cherche instinctivement3. [2023: En recréant un nouveau site web en 2023 contenant entre autres cette thèse écrite il y a 10 ans, je me suis interdit de la modifier ou de faire des commentaires pour préciser, par exemple, ce sur quoi je ne suis plus d’accord. Je fais une exception ici. Je ne suis plus d’accord avec le paragraphe ci-dessus. En particulier le fait de considérer intelligence et interrogation comme identiques alors que, pour moi maintenant, elles n'ont rien à voir. Je pense que les animaux sont extrêmement intelligents et rien ne m’interdit de croire que certains le sont peut-être bien plus que les humains. Néanmoins, je continue de considérer que l’interrogation (ou plus exactement, le point d'interrogation) reste une caractéristique principalement humaine. Il existe sans doute une « forme d’interrogation/de point d'interrogation » chez les animaux mais peut-être si différente de celle des humains qu’un autre mot, que nous ne pouvons concevoir car nous ne sommes pas dans la tête des animaux, conviendrait mieux. Enfin, maintenant, quand je parle d’intelligence chez les humains, je ne parle que de l’intelligence du cœur.]

J'invite les anthropologues (s'ils ne l'ont pas déjà fait) à se pencher sur la question suivante de plus prés : peut-on détecter des signes de l'apparition de l'interrogation au cours de la préhistoire ?

J'invite les éthologues à ne pas me croire sur parole et à rechercher les signes de l'interrogation chez les animaux. Des bonobos possèdent-il l'interrogation ?

En définissant la science avec le processus interrogatif, ce qui est important c'est autant ce que je dis que ce que je ne dis pas : si la science, comme je le crois, n'est pas autre chose que le phénomène interrogatif, alors la science n'a strictement rien à voir avec les notions de vérifiable, de falsifiable ou de critiques.

Je ne suis pas un relativiste car je crois à l'existence d'une asymétrie dans la propagation des énoncés. Pourtant, je crois que :

Si une personne 1 dit à une personne 2:

"Dieu existe !"

Et si la personne 2 formule, pour elle-même, l'énoncé sous forme interrogative :

"Dieu existe-il ?"

Puis, si ce scientifique compare l'énoncé avec la nature : par exemple s'il regarde la beauté d'un arc-en-ciel puis en déduit l'énoncé sous forme affirmative :

"Dieu existe !"

Le processus de transmission est une chaine "!?!". La présence de l'interrogation entrecoupant les deux affirmations rend le processus de transmission scientifique. La personne 2 est un scientifique pur et dur ! Je sais que cela peut choquer mais c'est la conséquence de ma définition.

A l'inverse, si une personne 1 dit à une personne 2:

"e=mc2 !"

Et si la personne 2 duplique cet énoncé sans passage par la forme interrogative

"e=mc2 !"

Le processus de transmission est une chaine "!!". La personne 2 ne s'est pas comportée en scientifique. Le processus de transmission est la croyance.

Science et Interrogation
Figure 2. Science et Interrogation.

La science est une guerre

La science peut être entrevue comme une guerre. C'est la volonté de puissance des hommes sur la nature . Ici, la nature est prise au sens de nature toute puissante que l'on ne comprend pas c'est-à-dire la connaissance future pour l'instant inconnue, le monde qui nous dépasse et nous contrôle.

Dans cette guerre, les hommes sont alliés et regardent vers un but commun. Ce but ne contient aucun élément appartenant à l'autre volonté de puissance : la volonté de puissance de l'homme sur l'homme . Violence, critique, compétition, hiérarchie, gloire, pouvoir, confort, reconnaissance, argent, responsabilité ne sont jamais les but ultimes. Au pire, ils peuvent être des moyens ou des instruments. Il existe donc, selon moi, deux volontés de puissance mutuellement exclusive.

Je doute que Nietzsche eu cru à l'existence de deux volontés de puissance distinctes et mutuellement exclusive inclus dans sa volonté de puissance à lui. En d'autres termes, je ne suis pas sûr que "la volonté de puissance de l'homme sur la nature" existe. Et cela pose un vrai problème car si cette volonté de puissance particulière n'existait pas, alors la science ne reflèterait que "la volonté de puissance de l'homme sur l'homme". Autrement dit, la science ne serait qu'un vulgaire sport, une vulgaire compétition entre les hommes dont la vérifiabilité serait la règle du jeu. Vaincre la nature ne serait plus une fin mais un moyen. Cela signifierait que le scientifique utilise/détourne la science pour maximiser sa puissance personnelle et ce, y compris, si cela est au détriment des autres hommes. La science ne refléterait que la guerre de l'homme sur l'homme avec la nature comme butin bonus. Et cela je me refuse de l'admettre.

La volonté de puissance
Figure 3. La volonté de puissance. Peut-on extraire de la volonté de puissance Nietzschéenne, deux entités de volonté de puissance opposées ? L'une serait la volonté de puissance de l'homme sur l'homme symbolisée par la vue de dessus sur la ville: l'homme (le photographe) n'hésiterait pas à dominer et exploiter son prochain pour assouvir sa volonté de puissance. La seconde serait la volonté de puissance de l'homme sur la nature symbolisée par une photo d'un paysage qui révèle notre incompréhension de la nature toute puissante. L'homme cherche à comprendre cette nature pour la contrôler et gagner en puissance.

Comme la science est une guerre, l'expérience est une attaque qui est lancée pour gagner du territoire sur la nature, sur l'inconnue. Les instruments et méthodes sont des armes. Le scientifique est un guerrier qui effectue une mission (il n'exerce pas une fonction). Quand il réussit une expérience et obtient un résultat significatif, le scientifique-guerrier fait une percée et il blesse la nature car il lui enlève une partie de sa puissance de contrôle. Mais quand il mène des expériences, élabore des théories, il se blesse car il s'acharne. Cette blessure, qui ne le tue pas, le rend évidemment plus fort et vous voyez à qui je fais allusion4.

Ainsi les percées majeures effectuées par la science sur la nature sont faites par des scientifiques (hommes ou femmes) qui "blessent et sont blessés" et non par des scientifiques (hommes ou femmes) qui "soignent ou sont soignées". J'ai trouvé chez Nietzsche cette notion de cruauté présente dans la démarche scientifique.

"Le simple fait d'étudier sérieusement et à fond est une violence volontaire contre la tendance foncière de l'esprit qui se dirige inlassablement vers l'apparence et la superficie: dans toute volonté de connaitre il entre une goutte de cruauté" 5

"Il n' y a pas de vérités de grand style qui s'obtiennent par flatterie, il n y' a pas de secrets obtenus par un bavardage familier et séduisant : ce n'est que par violence, par force et par inflexibilité que la nature se laisse arracher ce qu'elle a de plus précieux ; ce n'est que grâce à la brutalité que peuvent s'affirmer dans une morale "de grand style", l'atrocité et la majesté des exigences infinies. Tout ce qui est caché nécessite qu'on ait des mains dures, une intransigeance implacable : sans sincérité il n'y a pas de connaissance [...]; là où je veux savoir, je veux aussi être sincère, c'est-à-dire dur, sévère, étroit, cruel et inexorable." 6

Bien sûr les scientifique-guerriers qui sont au front ne sont pas seuls. Ils bénéficient de toute la logistique militaire qui se met en place avant la ligne de front : les transmissions, le recrutement, le ravitaillement, le service de santé, la cartographie... Cette logistique nécessaire a été très bien décrite par Bruno Latour :

"Les technosciences ont un intérieur parce qu'elles ont un extérieur ; plus la science à l'intérieur est importante, dure et pure, plus les autres chercheurs doivent aller loin vers l'extérieur. L'existence de cet effet retour explique pourquoi on ne voit, quand on se trouve à l'intérieur d'un laboratoire, ni relations publiques, ni politiques, ni problèmes éthiques, ni lutte des classes, ni juristes ; on voit une science isolée de la société. Mais cette isolement n'existe que dans la mesure où d'autres chercheurs consacrent (ou ont consacré) toute leur temps à recruter des investisseurs ou à intéresser et convaincre les gens. Les chercheurs purs ressemblent à des oisillons sans défense qui attendent que les adultes aient fini de construire le nid et leur apportent la becquée [...] La science, à cause du travail de recrutement, a bien un intérieur différent de son extérieur, exactement comme un réacteur nucléaire possède une enceinte de confinement à l'intérieur de laquelle il ne fait pas bon se promener en bras de chemise. Mais de là à dire que l'intérieur de l'enceinte n'est pas dû à la construction, à la surveillance, à la résistance, à l'entretien, à la multiplicité des réglages, des concours, des règlements venant de l'extérieur, il y a un pas que franchissent allégrement les épistémologues mais que nous ne hasardons pas. Laissons-les à l'intérieur de leur enceinte et continuons à regarder au contraire ce qui permet à cette muraille de tenir et de confiner" 7

Cependant, j'émettrai des réserves sur la métaphore de la centrale nucléaire. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'opposer un intérieur avec un extérieur et donc de créer une ligne de séparation bien tracée. Je préfère ma métaphore de la guerre avec sa ligne de front constamment alimentée par la logistique militaire des lignes moins avancées. Ici la ligne de front n'est pas opposée au travail logistique : il n'y a pas de séparation nette : on retrouve notre curseur (la récursivité) décrite dans la première partie.

Bruno Latour a également utilisé l'analogie martiale pour décrire le processus scientifique (avec cependant un sens différent du mien) :

"C'est seulement maintenant que le lecteur peut comprendre pourquoi j'ai utilisé tant d'expression qui ont des connotations martiales : épreuve de force, controverses, lutte, gagner et perdre, stratégie et tactique, équilibre des pouvoirs, forces, nombres, alliés), expressions qui, bien que constamment utilisés par les chercheurs sont rarement employées par les épistémologues pour décrire le monde pacifique de la science pure [...]On s'aperçoit que la plus grande partie des techno sciences se préoccupe de logistique et de force de frappe." 8

Bruno Latour identifie et décrit bien la logistique, la force de frappe . Mais n'oublie t'il pas de décrire la frappe en elle-même ? Pourquoi passe-il à coté du scientifique guerrier ? De l'attaque ? A cause d'une des limites inhérente à son parti pris (l'étude de la science sous le prisme de la sociologie). Bruno Latour s'intéresse à ce qui émerge de la relation entre les agents, pas au fondement de l'agir de ces agents. De plus, il doit (de fait) se cantonner à une attitude descriptive (ce qui est) et non normative (ce qui devrait).

On peut expliquer les victoires d'une guerre en décrivant les différentes tactiques et les stratégies employées par les officiers. Mais, on ne peut pas définir la guerre avec ces seuls concepts. Il manque l'état de "trans" dans lequel doit se mettre le guerrier pour pouvoir aller égorger l'ennemi ou se faire égorger. Si on ne décrit pas cet état second très particulier, on passe à coté d'un élément essentiel et indispensable de toute guerre. Et la définition reste incomplète.

"Un énoncé dans le champ scientifique est autant en danger qu'une balle de rugby. Si aucun joueur ne la reprend, elle reste simplement posée sur le gazon. Pour qu'elle puisse bouger à nouveau, il faut qu'il y ait une action : que quelqu'un la saisisse et la lance ; mais le lancer dépend à son tour de l'agressivité, de la rapidité, de la ruse ou de la tactique des autres. [...] La métaphore du jeu de rugby ne peut plus être maintenue car la balle reste identique à elle-même, alors que, dans la partie de science à laquelle nous assistons, l'objet est soumis à des modifications multiples quand il passe de main en main. Il n'est pas simplement transmis d'un acteur à son voisin par un processus collectif, il est composé collectivement par eux" 9

Il est de bonne guerre (désolé pour le jeu de mot) que je vienne modifier un peu les propos de Bruno Latour étant donné ses petits pics envoyés aux épistémologues. Bruno Latour remarquera donc peut être que "sa" balle de rugby a subi quelques ajustements 😃: et oui, dans mon discours, son oisillon sans défense qui reçoit la becquée s'est transformée en un guerrier qui égorge et se fait égorger.

Mais pourquoi la science est-elle une guerre et pas un simple combat individuel ? Car la science est un travail d'équipe. Par là, je veux dire quelque chose de fondamental: le scientifique guerrier a besoin des autres guerriers pour pouvoir vouloir attaquer la nature. Il doit pouvoir avoir l'assurance qu'il pourra transmettre les bénéfices de son attaque à ses pairs. Ses pairs doivent pouvoir capitaliser sur ses découvertes (et donc aussi sur ses blessures). Ce n'est pas une question d'applaudissements car le guerrier n'en a pas besoin (ou pour être plus exacte, il n'a besoin que de ses propres applaudissements10). Le scientifique-guerrier a besoin des autres pour attaquer la nature pour la même raison qui pousse Zarathoustra à redescendre vers les hommes.

"Tu n'auras pas de sens, toi le soleil, si ceux que tu éclaires n'existent pas "

Ainsi pour faire de la science, il faut fondamentalement s'interroger. Et pour s'interroger, il faut nécessairement les autres. Une des conditions nécessaire à l'émergence de l'interrogation est donc, je le crois, le fait que l'homme soit un animal social. Ainsi l'interrogation n'a de sens que si les autres existent. Un homme seul sur terre ne chercherait pas.

La science est une guerre.
Figure 4. La science est une guerre.

La recherche de la grande santé

La science possède une téléologie, un but, une finalité. En terme martial, cela s'appelle la victoire. Victoire sur la nature. Avènement du surhomme. Connaissance absolue. Accès à "la vérité". Accès à Dieu. Mais Nietzsche arrive encore à voir plus loin :

" Il n'y a pas de doute possible, le véridique, dans ce sens audacieux et ultime que présuppose la croyance à la science, affirme en cela un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l'histoire ; et dans la mesure où il affirme cet autre monde, comment ne doit-il pas par la même --- nier son opposé, ce monde, notre monde ?" 11

Ainsi la science peut-être comparée à la recherche de l'idéal ascétique.

" Une vie ascétique est une contradiction de soi : il y règne un ressentiment sans égal celui d'un instinct insatisfait, d'une volonté de puissance qui voudrait dominer non pas quelque chose dans la vie, mais la vie elle-même, ses conditions majeures les plus profondes, les plus fondamentales" 12

"Le degré de danger dans lequel un homme vit avec lui-même est pour lui la seule mesure valable de toute grandeur. Seul celui qui joue sublimement le tout pour le tout peut gagner l'infini ; seul celui qui risque sa propre vie peut donner à son étroite forme terrestre la valeur de l'infini." 13

Pourtant ce n'est pas le désir de la victoire qui est au fondement de l'agir du scientifique-guerrier. C'est la recherche de la vérité, la traque de la verité qui génère l'addiction, la passion démoniaque.

"Ce qui l'excite jusqu'à la souffrance, jusqu'au désespoir ce n'est pas la conquête, ce n'est pas la possession ni la jouissance mais toujours uniquement l'interrogation, la recherche, la chasse. Son amour est incertitude et non pas certitude. [...] Il veut non pas une proie mais simplement l'esprit, le chatouillement et les jouissances de la chasse et des intrigues de la connaissance jusqu'à ses plus hautes et plus lointaines étoiles.[...] La verité n'existe, dans tous les problèmes, que pour un moment et il n'y en a pas où elle existe pour toujours.[...] Il ne conquiert rien pour lui ni pour personne après lui, ni pour un Dieu, ni pour un roi, ni pour une foi mais uniquement pour la joie de la conquête car il ne veut rien posséder rien acquérir rien conquérir" 14

Cette traque à la vérité a une allure cyclique. Le scientifique-guerrier consomme des interrogations et des convictions successives selon le schéma suivant (décrit précédemment).

!?!   !?!   !?!   !?!   !?!   !?!   !?!   !?!

La capacité à endurer un grand nombre de cycles est directement reliée à la tolérance aux blessures et donc à la souffrance.

"Gai savoir cela veut dire les saturnales d'un esprit qui a résisté patiemment, fermement, froidement, sans s'incliner, mais sans espoir - et qu'envahit soudain l'espoir, l'espoir de la santé, l'ivresse de la guérison [...] et assez souvent je me suis demandé si, somme toute, la philosophie jusqu'à aujourd'hui n'a pas été seulement une interprétation du corps et une mécompréhension du corps [...] Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des instruments de mesure objective et d'enregistrement aux viscère congelés- nous devons constamment enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur transmettre maternellement tout ce qu'il y a en nous de sang, de coeur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité [...] Et pour ce qui est de la maladie : ne serions-nous pas presque tentés de demander s'il nous est seulement possible de nous en dispenser ? Seule la grande douleur est l'ultime libératrice de l'esprit, en ce qu'elle est le professeur du grand soupçon [...] seule la grande douleur, cette longue, lente douleur qui prend son temps, dans laquelle nous brulons comme sur du bois vert, nous oblige, nous philosophes, à descendre dans notre ultime profondeur et à nous défaire de toute confiance, de toute bonté d'âme, de tout camouflage, de toute douceur, de tout juste milieu, en quoi nous avons peut être autrefois placé notre humanité. Je doute qu'une telle douleur améliore ; mais je sais qu'elle nous approfondit" 15

"Enfin la grande question demeurerait encore ouverte : celle de savoir si nous pourrions nous passer de la maladie, même pour le développement de notre vertu, et si en particulier notre soif de connaissance et de connaissance de nous même n'aurait pas tout autant besoin de l'âme malade que de l'âme saine : bref si la volonté exclusive de santé ne serait pas un préjugé, une lâcheté et peut être un reste de barbarie et de mentalité arriérée des plus raffinées" 16


Interrogation et grande santé.
Figure 5. L'interrogation est la seule méthode scientifique incontestable. La recherche de la grande santé est au fondement de l'agir du scientifique.

Cette souffrance n'est pas constante mais cyclique. Elle est la marque, la cicatrice de la recherche de la grande santé c'est à dire "d'une santé que l'on possède non seulement, mais qu'il faut conquérir sans cesse, puisque sans cesse il faut la sacrifier !"

Le scientifique-guerrier enchaine les cycles successifs conviction-interrogation-conviction grâce à sa capacité d'enchaîner les cycles santé-souffrance-santé. Et c'est l'alternance de ces cycles qui est justement la marque de la grande santé. Ainsi les cycles conviction-interrogation-conviction marquent la science de haut niveau : ils sont aux fondements de la méthode scientifique. A l'inverse, les cycles santé-souffrance-santé appartiennent à la science de bas niveau. Ils sont aux fondements de l'agir du scientifique.

Notes de bas de page

  1. Article Wikipedia: "Langage de bas niveau"
  2. Avant d'expliciter ma pensée, il me faut m'attarder une seconde sur une question d'ordre sémantique. Ici, les concepts de "bas niveau"et "haut niveau" n'ont strictement rien à voir avec les jugements de valeur. La science de "bas niveau / couche profonde" n'est pas la science médiocre. La science de la couche superficielle (haut-niveau) n'est pas "superficielle" au sens populaire.
  3. Je ne suis pas dans la tête d'un chien : il s'agit évidemment d'une pure hypothèse.
  4. Nietzsche
  5. Nietzsche, Par delà bien et mal , Folio p. 148
  6. Stephan Zweig, Nietzsche , Stock p.69
  7. Bruno Latour, La science en action , La découverte p.382
  8. Bruno Latour, La science en action , La découverte p.415
  9. Bruno Latour, La science en action , la découverte p. 251
  10. Nietzsche, Le gai savoir , p. 266
  11. Nietzsche, Le gai savoir , p. 287
  12. Nietzsche, La généalogie de la morale , p.138
  13. Stephan Zweig, Nietzsche , Stock p. 75
  14. Stephan Zweig, Nietzsche , Stock p47-49-50
  15. Nietzsche, Le gai savoir , préface à la seconde édition
  16. Nietzsche, Le gai savoir , p. 173