Héliopolis
Le pilote bleu
Avec Héliopolis (téléchargeable au format epub ici), un roman dystopique de Ernst Jünger, je vais vous proposer une transition douce entre la T1 et la T2. Il est bon de s’être un peu documenté sur Ernst Jünger avant de commencer à lire son livre. De plus, il ne faut pas se laisser apeurer par le début (disons le premier chapitre) qui semble carrément chiant (je vous mets le premier paragraphe) :
LA pièce était obscure, bercée d’un roulis léger, secouée de vibrations subtiles. À son plafond, des lignes de lumières couraient en jeux tournoyants. Des étincelles d’argent fusaient en tremblant, pour se retrouver à tâtons et se joindre en ondes. Elles rayonnaient en ovales et en auréoles, qui pâlissaient par les bords, pour refluer enfin vers leur source, toujours plus brillantes, et se dérober soudain, en verts éclairs vite bus par la pénombre. Et sans cesse les ondes revenaient et se suivaient, une par une, en rangs légers. Elles s’ordonnaient en dessins, qui tantôt s’accusaient et tantôt s’estompaient, quand se fondaient une crête d’ombre et une crête de clarté. Mais sans répit le mouvement du navire suscitait des formes nouvelles.
Le lecteur comprendra qu’avec Jünger, il faut accepter les métaphores, le flou, l’équivocité et le fait qu’il aime déguiser sa pensée de 1000 manières. Je crois comprendre deux choses de ce premier paragraphe :
- « La pièce était obscure » : Jünger nous avertit par métaphore que son ouvrage allégorique, métaphorique contient beaucoup d’informations cachées et mélangées dans « une crête d’ombre et une crête de clarté » : au lecteur de s’adapter, de lire entre les lignes, de séparer le bon grain de l’ivraie…
- Qu’il va y avoir un premier chapitre assez illisible, peut-être pour faire fuir les curieux qui sont arrivés là par hasard…
Car ne vous y trompez pas : il s’agit d’un roman de maturité de Jünger du genre dystopique / science-fiction qui traite de philosophie et de politique. Voici un résumé provenant de Wikipédia :
La ville d’Héliopolis traverse une grave crise. En effet, le pouvoir est partagé entre deux camps rivaux. D'un côté, le Proconsul incarne la « légitimité aristocratique ». De l'autre côté, le Bailli gouverne au nom de la « légalité populaire ». Le camp du Proconsul s'appuie sur l'armée, l'université, l'« Office du Point » (les archives) et, depuis peu, l'Energeion, la principale source d'énergie dont dépend la ville. Le Bailli dirige la police, la presse, l'inquiétant « Institut de toxicologie » et l'« Office central ». Derrière les deux hommes s'affrontent deux « Écoles », c'est-à-dire deux conceptions du monde : le camp du Proconsul vise la liberté et la perfection de l'homme, et la formation d'une élite nouvelle. Le camp du Bailli vise la perfection de la technique, en assurant la domination d'une bureaucratie collectiviste et absolue, dans une société nivelée. Mais aucun des deux camps n'arrive à l'emporter. Complots, attentats, menaces, coups de main, campagnes de presse, accords et déclarations de réconciliation apparente se succèdent. Profitant de la situation, un étrange ordre militaire, celui des Mauritaniens, tente de prospérer en jouant les arbitres entre les deux partis.
Le personnage principal, le commandant Lucius de Geer, est un haut fonctionnaire de l'administration du Proconsul. […] Il est profondément acquis à la conception de l'État […] mais il n'a plus aucun espoir en une victoire. Pire, il estime que les dirigeants de son camp se comportent parfois de manière aussi basse et machiavélique que ceux du camp adverse.
Avec Jünger, vous trouverez du T1 de partout. A la lecture du livre, vous vous rendrez bien compte que les faits et gestes de Lucius de Geer sont épiés en permanence et que tous les camps en présence connaissent tout de sa vie, de ses actes, de sa personnalité. Pour obtenir de telles renseignements, il faut un maillage d’agents très dense et donc il faut considérer que la plupart des gens sont des agents acquis à telle ou telle cause, jouant parfois double-jeu etc… Voici un exemple d’une note qui reconstitue les agissements et objectifs du héros grâce à « 12 phonogrames d’espions » : tout ce que le héros a pensé, fait ou tenté de faire est reconstitué extrêmement aisément par tous les camps en présence.
« En annexe à notre note sur l’attentat contre l’Institut toxicologique de Castelmarino, nous avons l’honneur de vous communiquer ce qui suit : votre suggestion, selon laquelle ce forfait a pu être l’œuvre d’une bande de brigands, a été examinée par nos services. Cette enquête a donné les résultats que voici. On soupçonne un groupe de cadets d’être les auteurs de l’attentat. Nous avons pu établir que leur chef, et l’instigateur du crime, est le commandant de Geer, bien connu de vous, et qui, selon toute vraisemblance, a abusé de sa position pour influencer ces jeunes gens. On trouve à l’origine du plan la maîtresse du commandant, une Parsie, qui loge chez lui. Il avait pour objet la mise en liberté du dénommé Antonio Péri, oncle de la maîtresse ci-dessus mentionnée, interné à Castelmarino pour trafic de stupéfiants. Le commandant a effectivement pu, au prix de destructions importantes et de vies humaines, s’emparer de ce détenu. Antonio Péri est mort quelques instants après ; le commandant a suivi son convoi. Veuillez trouver ci-joint, comme documents pour vos archives, douze phonogrammes. »
Le paragraphe précédent concerne le camp du héros. Ce dernier tombe en disgrâce puisqu’il a trompé son propre camp. Du coup les camps adverses l’approchent…
« Une feuille d’une écriture hachée, qui rappelait la courbe d’un sismographe, était signée du Dr Becker ; il demandait un entretien en terrain neutre. Ce pouvait être un piège, à moins qu’une offre ne se cachât derrière. Le Bailli aimait recruter pour ses services des officiers congédiés – surtout lorsqu’il les savait brouillés avec le Palais. Il prisait fort les écarts de conduite, et avait un faible pour les passés chargés. Lucius était l’un des rares esprits à bien connaître le jeu des forces à Héliopolis, tant dans son extension que dans ses détails. Peut-être ce mérite compensait-il aux yeux du Bailli l’attentat contre Castelmarino. Le courrier contenait encore une invitation de la Mauritania. On semblait penser, dans ces milieux, qu’il n’avait perdu qu’une manche, et on lui proposait une nouvelle partie. »
Bref du T1 dans cet ouvrage, vous en aurez du début à la fin et ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Nous allons déjà nous concentrer sur ce qu’on pourrait appeler du T1/T2 car ce n’est pas très clair. Le héros organise secrètement et de son propre chef une opération commando pour libérer l’oncle de sa compagne. Il échoue, ses projets sont aisément démasqués par tous les camps et il tombe en disgrâce dans son propre camp. C’est alors qu’un nouveau camp apparait, bien au-dessus de la mêlé et disposant apparemment de beaucoup plus de pouvoir. Ils viennent chercher le héros pour l’intégrer à leur ordre car ils estiment que ce dernier est suffisamment méritant. Jusque-là, cela ressemble simplement à une nouvelle aristocratie secrète en T1 mais les descriptions qui sont faites de cet ordre laisse entendre qu’il s’agit de quelque chose de très différent : quelque chose à mi-chemin entre T1 et T2. Le chapitre en question s’appelle « Le pilote bleu » et se trouve à la fin de l’ouvrage. Voici quelques citations qui éclairent mon propos :
L’étranger portait un costume d’amiante bleue – la tenue des grands voyages et des fortes radiations. Elle avait l’air d’une combinaison de travail, adaptée aux espaces et aux tâches d’une mécanique supérieure. Les coutures étaient relevées d’un fin galon d’or. Un masque d’or pendait sur la poitrine par une tresse. Un épi de froment, d’or lui aussi, parait le bras gauche. Il devait s’agir d’un insigne de grade ; on voyait les équipages porter d’autres symboles encore, tels que des grappes de raisins ou des rameaux de rue.
Les traits du pilote étaient empreints d’une paix suprême, impérieuse. On entrevoyait derrière elle des réserves sans limites, et la dignité d’un envoyé dont la seule apparition passait pour plus importante que celle d’armées et d’escadres. Mais la bonté n’était pas moins accusée ; nulle crainte ne flottait autour de lui. La puissance était concentrée, mais non tendue. Aussi lui manquait-il cette dureté qu’elle donne d’habitude à ses détenteurs. L’expression était plutôt douce, comme si une paix invincible brillait à travers elle. « Il connaît les espaces sans pesanteur, songeait Lucius en le regardant, où nos oppositions n’existent pas. »
Quoique le soleil répandît ses flammes les plus fortes, la tête de Pharès brillait de sa lumière propre. Le peuple connaissait ce nimbe. On disait que, là-bas, l’eau était différente, et vous imprégnait de rayons.
L’étrange, dans ce visage, était l’union d’une froide raison et d’une force nouvelle. La réalité, la certitude y étaient inscrites. Un Viking des hautes voies – mais il avait atteint son but. Combien, parmi les vaisseaux bleus, avaient flambé dans des mers de feu, dans les ondes de l’éther ! Puis d’autres avaient trouvé la loi selon laquelle on navigue dans l’illimité. Enfermés dans leurs fusées, ils s’étaient jetés aux abîmes, suivant une courbe rationnelle. Ils avaient dû découvrir ainsi le royaume merveilleux dont rêvaient Fortunio et le Surintendant des Mines – le royaume où le sol se muait en porteur de trésors, et le savoir en puissance. Ils trouvaient plus qu’ils n’avaient cherché. Le savoir était comme un foret, à travers une roche dure, qui avait enfin heurté de riches filons. Ils avaient augmenté la vitesse, jusqu’à ces degrés où elle passe, soit au néant, soit à la paix. Une sorte de triomphe continuait à vivre en eux, le souvenir d’un retournement comme celui de jadis, au bord de la mer Rouge. Serner pensait qu’ils avaient forcé des royaumes sur lesquels ne pesait pas la malédiction de la pomme. Mais d’autres théories, nous l’avons dit, ramenaient cette transformation, que nul ne pouvait méconnaître, au pur effet de l’eau, de la nourriture, de la lumière dans l’espace nouveau. L’étrange, selon Taubenheimer, serait que de tels effets ne se fussent pas produits ; le miracle résidait bien plutôt dans l’heureux caractère de la mutation. Mais ce qui, au fond, avait eu lieu, restait le secret du Régent et de ses équipages.
[…]
En tout ceci, ils avaient gardé quelque chose de l’esprit de départ, de cette audace dernière avec laquelle l’homme, ses comptes arrêtés, et sans espoir de retour, escalade un rempart gigantesque et se jette au-devant du néant.
On comprend ici qu’on aura du mal à comprendre qui est ce pilote de l’espace qui vient sur terre pour chercher le héros. Ils vivent dans un autre monde, plus pur, plus lumineux. Ils ont accès à une connaissance et une puissance colossale mais restent dans une démarche contemplative vis-à-vis des troubles dans Héliopolis. On notera la phrase concernant les « royaumes sur lesquels ne pesait pas la malédiction de la pomme » : la pomme fait bien-sûr référence à Adam et Eve, chassés du paradis pour avoir gouté au fruit de la connaissance du bien et du mal. Mais il reste difficile de saisir si cette fameuse malédiction de la pomme qui pèse encore sur bien des royaumes est à comprendre en T1 (forcer quelqu’un qui a croqué dans la pomme à devenir un agent et donc à s’unir, à se fondre dans un léviathan politique) ou en T2 (thème biblique).
Sois sans crainte, répliqua le Père, car c’est pour toi qu’il est venu aujourd’hui.
L’étranger approuva de la tête. Sa voix avait un accent aussi agréable qu’impérieux. Irrésistible, c’était le mot :
— Je devais rendre visite au Surintendant des Mines, et, à cette occasion, j’ai prié le Père de m’accorder cette entrevue. Sa conversation m’a depuis longtemps rendu votre personne familière. J’ai, parmi mes devoirs, celui de me faire une image des forces et des hommes de cette ville, bien que l’intérêt qu’elle nous inspire soit surtout contemplatif.
— Voilà précisément, interrompit Lucius, ce que nous ne comprenons pas, et ce qui nous trouble. On interprète le silence du Régent comme un signe de mépris.
Pharès l’écouta d’un air amical :
— Vous ne devez pas oublier les raisons de son départ, et que le premier grand essai n’a pas abouti. Depuis lors, sa puissance a crû fabuleusement, et rien ne l’empêcherait de réaliser l’ordre qu’il tient pour juste. Il pourrait changer le monde en colonie : mais rien ne l’attire dans un règne contraire à son idée de la liberté. Il lui faut donc attendre que les choses s’éclaircissent d’elles-mêmes, et qu’on lui remette les clefs. En revenant des tours du silence, vous vous demandiez s’il existe des points où s’unissent puissance et amour, et vous frôliez ainsi le mystère.
Lucius s’étonna, plus tard, en songeant à l’entretien, que cette formule étrange lui eût échappé. Mais la voix de Pharès avait une inflexion familière, presque celle du monologue. Il dit :
— Si le Régent se présentait, il pourrait compter sur n’importe quelle majorité.
— Il ne s’agit pas d’actes de volonté, répondit Pharès, sur les traits de qui un sourire avait passé à ces paroles ; on peut vouloir le bien, et même le vouloir d’un commun accord, sans que cela suffise. Cela n’aboutit qu’à des résultats éphémères. La vraie décision doit pénétrer à une profondeur qui dépasse tout nombre. La vérité se cache dans l’indivisible.
Il se tut, et seul le bourdonnement des abeilles emplit la solitude. Puis il se remit à parler :
— Admettons encore qu’il existe une puissance disposant de solutions plus hautes. Ne devrait-elle pas s’adresser à ceux pour qui les opérations anciennes étaient inexactes ?
— Ce serait, trait pour trait, l’inverse de la technique des Mauritaniens.
L’étranger approuva.
— En effet ; l’essence de cet ordre est de tenir le monde pour mesurable en chacun de ses points, si l’on prend un recul suffisant. Aussi, son choix se porte sur les plus froids calculateurs. Cela suppose qu’il n’y a ni liberté, ni immortalité. En compensation, la raison intervient dans le destin comme grandeur autonome. Elle a choisi le temps.
— On peut donc admettre que le Régent repousse des moyens analogues à ceux des Mauritaniens ?
— Il leur préférerait même la bestialité intelligente du Bailli.
On notera qu’il existe un troisième camp, les Mauritaniens, qui base son pouvoir sur la capacité à tout mesurer et donc à tout calculer afin de tout prévoir. Or le quatrième camp dont le héros ne tarie pas d’éloge refuse, pour faire simple, que la réalité phénoménale, la réalité politique des individus soit le résultat d’équations et de mesures parfaites. Ils préfèrent même encore la bestialité du deuxième camp nommé « Bailli ». Cela fait quand même plaisir de voir qu’on n’est pas seul à trouver que la paramétrisation du monde est une folie !
Vous voulez donc renoncer au plan, même régi par une sagesse supérieure ?
— Oui, s’il compromet le salut. Nous ne voulons pas intervenir dans les développements. Nous ne pouvons pas non plus donner la solution, car cette solution n’est vraie que pour qui l’a trouvée. La douleur contient un plus grand espoir qu’un bonheur octroyé.
Lucius réfléchit à ces paroles.
— Si je comprends bien, vous faites fond sur les mécontents ?
— Nous faisons fond sur eux, comme toute puissance qui veut frayer des chemins nouveaux. Mais, comme nos buts sont importants, nous cherchons un mécontentement suprême – celui de l’esprit qui, ayant parcouru toutes les voies du possible et épuisé toutes les tentatives de mener encore une sorte de vie, se voit pris dans une situation sans issue.
— Promettez-vous à ceux-ci la satisfaction ?
— Ce n’est pas en notre pouvoir. Mais nous leur promettons des missions nouvelles. Nous croyons possible d’extraire du monde une élite formée par la souffrance. Elle s’est isolée dans les luttes et les fièvres de l’histoire, comme une substance animée d’une volonté secrète de salut. Nous tentons de la recueillir et de la développer, pour la ramener ensuite au corps, sous la forme d’une énergie sagement ordonnée. C’est ainsi que s’explique le départ du Régent – un exode, avec le projet du retour.
Il se tut, et interrogea Lucius du regard. Puis il baissa la voix :
— Nous attendrons que chacun des joueurs ait eu son tour, sans aboutir à rien. D’ici là, le Régent se tient au courant ; sa bienveillance est illimitée.
Il fit un signe de tête au Père Félix.
— Il faut que le jeu ait épuisé toutes ses possibilités. C’est seulement ainsi qu’on pourra oser l’impossible. Nous sommes en quête de ceux qui ont échoué dans la stratosphère. Nous approuvons la doctrine de Zarathoustra, selon laquelle l’homme doit être dépassé par le surhomme. Nous n’y voyons pas une exigence morale, mais une nécessité historique. Le stade suivant sera le nécessaire dépassement du surhomme : il se brisera sur l’humain, qui tirera de cette rencontre une puissance supérieure.
— Oui, je comprends, dit Lucius. La souffrance ne peut être épargnée.
[…]
Vous avez raison – la souffrance ne peut être épargnée. Le bien ne peut se gagner par la seule intelligence – il se conquiert par la souffrance et l’erreur, par la faute et le rachat. Il en est d’elles comme des essais audacieux de l’esprit – ils ne s’imposent que si l’expérience les a confirmés.
On commence à comprendre quelles sont les maximes au fondement de cette élite. Elle recrute ceux qui ont été formés par la souffrance. Elle pense qu’elle ne peut pas donner « la solution » aux conflits et à la violence car « cette solution n’est vraie que pour qui l’a trouvée ». Il faut comprendre que l’enjeu fondamental de la politique concerne la souffrance et la mise en place de moyens diverses pour l’atténuer ou la supprimer. Et bien cette élite part du postulat inverse : la souffrance ne peut pas être épargnée et cette élite recrute donc parmi ceux qui ont beaucoup soufferts. Le héros du roman accepte de rejoindre cette élite et voici comment la nouvelle est perçue par les différents camps « nettement plus bas dans le ciel » :
La nouvelle de sa mutation avait provoqué moins d’étonnement que Lucius ne l’eût imaginé. On l’avait plutôt accueillie comme le mot d’une énigme, qui, bien qu’inattendu, satisfait l’esprit. On en était content, mais pour des raisons diverses. Le Prince et Ortner l’avaient approuvée. Le Chef, le Bailli et les autres pouvoirs politiques la trouvaient commode. Elle réglait sur l’échiquier le sort d’un pion qui se tenait entre les fronts. Dans l’ensemble, on considérait ce changement comme une promotion ; pour d’autres, l’impression d’incertitude et d’aventure dominait. Ils semblaient y voir une issue dernière, un départ vers une Amérique nouvelle. On ne savait presque rien de cet autre monde.
[…]
Les premiers rayons du soleil éclairaient maintenant le Cap Rouge. Le marbre se mit à luire, et des étincelles d’or naquirent au sein des eaux vertes. Un appel de trompe retentit sur le mince canot de Pharès. La cloche du Nouveau Colomb lui répondit. Elle appelait au départ, au survol des palais, qui s’enflammaient aux clartés du matin. Pharès les piloterait. Bientôt, abîme et hauteur seraient identiques.
[…]
Les signaux résonnèrent pour la seconde fois ; des silhouettes affairées se montrèrent devant les ombres bleues des navires. Ils étaient seuls maintenant. Pharès les prit par la main. Ils traversèrent la ligne sombre et pénétrèrent dans l’enceinte. Quoiqu’ils fussent préparés, ils ressentirent une douleur fine, comme le frôlement d’une flamme passagère. Mais Pharès leur sourit. Puis ils mirent les masques d’or.
Ainsi le héros du roman finit par partir dans une sorte de fusée spatial (c’est comme cela que je l’ai compris) pour rejoindre une élite qui sélectionne ses membres sur la base de la souffrance endurée. Cette élite pourrait instaurer l’ordre et la paix dans Héliopolis immédiatement si elle le voulait mais d’autres enjeux jugés plus important concentre son attention.
La manière dont Ernst Jünger fait apparaitre ce quatrième camp « au-dessus de la mêlée » et venant des étoiles laisse entendre qu’on se situe à mi-chemin entre T1 et T2. En T1, on trouvera le coté aristocratique de ce groupe et son postulat initial :
« Le bien ne peut se gagner par la seule intelligence – il se conquiert par la souffrance et l’erreur, par la faute et le rachat. »
En T2, on notera qu’il s’agit d’un nouveau monde, d’une nouvelle Amérique dont on ne peut rien savoir. On peut seulement supposer un niveau de connaissance et de puissance bien au-delà des camps restés sur terre. Mais dans ce monde-là, connaissance et puissance ne sont pas une fin en soi : amour, lumière, liberté sont en ligne de mire. La création du surhomme est jugée nécessaire justement pour être dépassée car tout surhomme se brisera nécessairement sur l’humain… Vous pourriez trouver que j’exagère en parlant de T2 mais je pense que ce n’est pas un hasard si Jünger insiste sur la grandeur et la beauté de cette nouvelle Amérique. Ce n’est pas seulement une différence quantitative comme avec le camp du proconsul un peu plus moral que le camp du bailli. C’est une différence qualitative, un changement de niveau : on était sur terre, on passe dans les airs, dans l’espace. Cette rupture de niveau implique que la compréhension de ce qu’est ce groupe, reste impensable à ceux qui sont restés sur la terre. Cette élite peut donc être comprise comme une sorte de Dieu contemplatif observant tout (omniscient) mais suivant des logiques, objectifs et plans impensables pour ceux restés sur terre.
J’ai discuté ailleurs de cette tension qu’on peut trouver chez Jünger entre le choix de suivre une politique « bleue » (aristocratique : les meilleurs gouvernent) et le choix de suivre une politique noire (anarchiste) : la personne se gouverne elle-même quand elle prend conscience de ce que représente nécessairement tout surhomme (un axe que l’on retrouve me semble-t-il dans l’ouvrage Traité du rebelle). Ernst Jünger est un spécialiste pour brouiller les pistes. Néanmoins au regard du titre de ce chapitre final « Le pilote bleu », on peut penser que son héros (une vision idéalisée de lui-même) finit par choisir le chemin bleu. Notons que ce n’est pas tout à fait exact car ce quatrième camp refuse de gouverner Héliopolis. En cela il ne s’agit pas précisément d’une aristocratie mais plutôt d’une communauté qui se réunit sur la base de l’axiome « Le bien se conquiert par la souffrance et l’erreur, par la faute et le rachat » et qui se fixe des objectifs mystérieux et non accessibles à ceux restés dans l’ancien monde, sur terre. Le refus de gouverner apporte des composantes noires au pilote bleu… Peut-être faut-il donc parler de bleu marine ? 😊
Le récit d’Ortner
Voyons maintenant un deuxième exemple dans l’ouvrage Heliopolis où la T2 est présente de manière encore plus claire avec des aspects magiques et surnaturels évident. On va analyser ensemble le chapitre nommé « Le récit d’Ortner ».
Nous avons ici un homme qui relate une partie de sa vie. Il était devenu un jeune homme paumé dans le vice : boisson, jeux de cartes etc… Voici un paragraphe illustrant ceci :
Privé des moyens de cultiver des vices exquis et ruineux, je devais me contenter d’excès vulgaires et bon marché – l’ivresse grossière, la compagnie de filles telles qu’il en habite dans les quartiers pauvres, mais avant tout les jeux de hasard dans les tripots de la grande ville. Je vivais ainsi dans un rêve trouble et terrifiant. Mon destin prenait de plus en plus la forme des cartes sales, poissées de sueur et de tord-boyaux, et écornées par les tricheurs : des as, des rois, des valets, des dames rouges et noires, et de leurs conjonctions auxquelles je prenais, à moitié ivre, un intérêt passionné. Des mines viles et avides m’entouraient à la table ronde, et des mains qui se cramponnaient à leur jeu d’un air d’angoisse. Le matin venait, avec les pertes et les querelles brutales.
Mais ce jeune homme va commencer à côtoyer les mondes de la magie noire et pire encore : le monde du mal, du diable :
Comme tous ces rêveurs, je fus amené ainsi aux domaines de la magie, et pis encore. L’existence du joueur le pousse irrésistiblement vers la superstition, puis vers des crimes qui sont trop graves pour que des jugements humains, des tribunaux humains puissent s’en saisir – dont les noms mêmes sont absents des livres où sont consignées les lois. Nous entrons bientôt, quand nous nous vendons au jeu, dans le monde des talismans, des lieux et des heures prophétiques, des systèmes cabalistiques. Et, quand nous nous risquons dans ces labyrinthes, aux murs desquels luisent des chiffres et des signes, chacun de leurs replis, chacun de leurs dédales nous mène vers les détenteurs de pouvoirs magiques toujours plus forts. Ils restent invisibles, mais ils influent sur notre pensée, sur notre action. Quand notre corruption est assez avancée, ils finissent en tout temps par se montrer et par répéter l’éternelle promesse qui nous offre le monde au prix de notre salut.
Chose curieuse, c’est justement l’incrédulité qui leur donne une force, une efficacité toutes particulières. Depuis ma prime jeunesse, je méprisais ce qu’on appelle le péché et l’au-delà. Et maintenant, je m’étais tant éloigné de ces sphères que je ne les raillais même plus. Je voyais dans le monde un grand automate ; la chance dépendait de la mesure dans laquelle on perçait à jour les secrets de sa construction. Le diable du moyen âge était un nigaud, un jocrisse né de craintes puériles, d’illusions puériles. Il offrait aux hommes des trésors en échange d’une traite tirée sur des royaumes absurdes, contre une signature sans valeur. Il y avait du plaisir à rêver de l’existence d’un bonhomme qui viendrait vous proposer de si bonnes affaires.
— Si j’étais le diable, je ne donnerais pas un liard à ces mauvais payeurs pour leur signature. Et s’il m’apparaissait, je lui ferais cadeau de la mienne pour une bagatelle. Il n’aurait pas besoin de m’offrir le sac de la Fortune, ni l’anneau de Dschoudar, ni même vingt livres. Qu’il m’emplisse ce petit verre, et nous sommes quittes.
Et justement un homme -- peut-être le diable-- va arriver :
Ma tête me semblait tout alourdie de vif-argent. Péniblement, en vacillant, je me redressai. Et, stupéfait, je vis mon verre plein. Je me frottai les yeux, mais pas de doute : un élixir rouge l’emplissait jusqu’aux bords.
« Du blackberry-brandy ; il faut vous remonter, mon brave ! »
[…]
— Tiens, tiens, un tricheur. Il doit chercher un compère pour faire sauter la banque. Ce gaillard-là vient à point nommé – soyons prudent.
Et je tâtai le terrain d’un air d’indifférence :
— Des parties que l’on gagne à tout coup ? Il faudrait sans doute donner un petit coup de pouce à votre lecture des pensées ?
— Un coup de pouce ? Pas le moins du monde. Regardez bien – et, comme je m’y attendais, l’homme en gris sortit un jeu de cartes de sa poche, les battit d’une main experte et les étala en éventail :
— Nommez-moi trois cartes, les premières qui vous passeront par la tête.
Je choisis le sept de pique, le valet de carreau, l’as de trèfle.
— Tirez maintenant.
Et, en vérité, je tenais les trois cartes dans l’ordre où je les avais nommées. Mon gaillard valait de l’or ; je me sentais de plus en plus dispos :
— Très adroitement fait. Mais je ne sais pas, dans cette histoire, de quel côté est la lecture des pensées. On pourrait dire plutôt que c’est moi qui ai deviné les vôtres en tirant les cartes.
L’homme en gris me regarda d’un air amusé et eut un petit ricanement.
— Parfait ; j’avais bien vu tout de suite que vous n’étiez pas un imbécile. Votre objection est irréfutable ; je me suis rendu la tâche trop facile. Il faut reprendre l’expérience en la modifiant.
Il battit à nouveau les cartes et déploya le paquet devant moi.
— Vous allez penser à trois cartes, mais sans me dire leurs noms. Voilà qui est fait – et maintenant, tirez.
Je tirai pour la seconde fois et découvris avec une stupeur que je ne pus dissimuler les trois cartes de mon choix. L’inconnu sembla jouir de mon ahurissement, qui était évident.
— Eh bien, qui a lu les pensées – vous ou moi ? Vous ne répondrez pas à cette question, puisque vous ne savez pas ce que sont les pensées. Les pensées sont des formes dans lesquelles la matière agit. Et cette matière ne compose pas moins les fibres du cerveau que la boule de la roulette, ou un jeu de cartes. Seulement, il est infiniment plus facile de deviner ce que cache le dos d’une carte que l’envers d’un front humain. Mais, si vous voulez, je vous apprendrai cet art.
Vous voyez qu’on rentre ici beaucoup plus clairement dans la T2 : un homme débarque dans un bar, lit directement dans les pensées d’un autre et lui propose de lui transmettre son art.
Le Dr Fancy me fit asseoir dans un fauteuil de moleskine et prit place en face de moi sur un tabouret. Il avait mis une blouse d’hôpital blanche. Il me regardait droit dans les yeux ; j’aurais juré que ses pupilles, menues comme des pointes d’aiguille, lançaient deux fins rayons qui me transperçaient l’être. Le sommeil me prenait, mais je ne perdis pas un mot des phrases qu’il m’adressa d’une voix lente et d’une irrésistible douceur.
— Je ne vous retiendrai pas inutilement. Il y a longtemps que je connais vos secrets désirs. Vous étiez, bien qu’inconsciemment, sur la bonne voie ; vous allez en être récompensé. Vous pressentiez qu’il existe deux sortes d’hommes : les niais et les initiés. Les uns sont les esclaves, les autres les maîtres en ce monde. Or, où réside la différence ? Tout simplement en ceci que deux grandes lois régissent l’univers : le hasard et le nécessaire. Souvenez-vous-en : il n’y a rien d’autre qu’elles. Les esclaves, c’est le hasard qui les gouverne ; les maîtres le régissent. Il existe au sein de l’armée anonyme des aveugles quelques esprits qui voient.
Cette voix me berçait. L’ivresse revenait, plus forte qu’avant. J’entendais le docteur manipuler des instruments, tout en poursuivant ses explications d’un ton paisible, mais pressant, de sorte que pas un mot ne m’en échappait :
— Le monde est bâti sur le modèle de la Chambre double. De même que tous les êtres vivants sont formés de deux feuilles, il est fait de deux couches, qui sont entre elles dans le rapport de l’intérieur à l’extérieur, et dont l’une possède une réalité plus haute, l’autre une réalité moindre. Mais la réalité moindre est déterminée jusque dans ses plus petits détails par la plus haute.
« Or, imaginez ceci : vous vous tenez en nombreuse compagnie dans cette chambre ou dans cette salle. On joue, on discute, on trafique, bref, on fait ce qui est d’usage entre les humains. Pour les profanes, dans cette pièce, les choses et leurs conjonctions seront plus ou moins livrées au hasard. Aussi, aucun d’eux n’est en mesure de dire à coup sûr ce qu’amènera, ne fût-ce que la minute suivante. C’est ici le règne de l’imprévu, de la force aveugle.
« Et maintenant, poursuivez cette fantaisie : la salle est entourée d’une seconde enveloppe, aussi invisible qu’une atmosphère. Elle est presque sans extension, mais chargée de significations. Représentez-vous cette enveloppe comme une sorte de tapisserie qui cache dans ses dessins une écriture imagée ou chiffrée, que l’on peut embrasser d’un coup d’œil. Je vous ferai tomber les écailles des yeux, et, stupéfait, vous découvrirez que ces caractères sont la clé de toutes les scènes qui se jouent dans la salle. Vous étiez jusqu’à présent comme un homme qui suivait la course nocturne des astres, mais sans connaître l’astronomie. Vous voilà maintenant initié, et votre puissance est pareille à celle des vieux collèges de prêtres qui annonçaient les éclipses de soleil et de lune. Vous avez reçu l’ordination qui vous confère le principat de la magie. C’est dans ce monde qu’est dissimulé le mystère ; il n’y en a pas d’autre. Vous me serez à jamais reconnaissant.
Vous comprenez en lisant ces lignes, les liens avec ce que je décris partout dans ce site Web : il existe une seconde enveloppe qui décrit tout. Peut-être comprendrez-vous également que la première lecture me fût difficile, douloureuse car je voyais bien que derrière « Le récit d’Ortner » se cachait ce que j’expérimentais tous les jours. Dans la suite du récit, le docteur fait une opération sur le jeune homme ce qui le transforme radicalement :
Mais vous aurez vite découvert que serrures et verrous ne sont pas faits pour les gens de votre espèce. Vous êtes désormais au-dessus des lois.
C’est sur ces mots qu’il me congédia.
[…]
Je n’en pouvais douter ; la rencontre du Dr Fancy avait fait de moi un homme nouveau – il disait vrai : je lui devais de la reconnaissance. De ce moment, j’eus des preuves toujours plus irrécusables de ce pouvoir inattendu, tel l’enfant qui chaque jour apprend à mieux voir. C’est de la même manière que de jour en jour j’appris à me mieux servir de cette seconde vue, dont les avantages sont inappréciables. Au commencement, devant l’accident de métro, par exemple, et la cachette de la cheminée, ce don s’était imposé à moi comme si j’avais rêvé tout éveillé ; je le suivais avec l’assurance du somnambule. Puis il se rendit conscient. J’appris à le guider par la volonté, de sang-froid, à partir du cerveau. Mais surtout, je n’en faisais usage que dans les situations où j’y trouvais mon compte. On eût dit que je pouvais donner à mes sens une acuité extrême, pour peu que je m’y appliquasse. Je vivais comme si j’avais possédé un microscope, parmi des hommes qui n’auraient pas même soupçonné l’existence de pareils instruments. Mais je ne m’en servais que si je voulais bien. Alors, je voyais les éléments, les atomes qui décident des événements, les germes qui portent en eux la bonne et la mauvaise fortune. En tout cela, j’agissais avec circonspection, comme si j’avais porté le bonnet qui rend invisible.
[…]
Je me hâtai naturellement d’aller retrouver les tripots où j’avais mes habitudes. Je savais désormais comment s’abattent les cartes, tombe la boule. Les caprices des couleurs et des chiffres n’avaient plus rien de menaçant ; ils naissaient en moi, au fond de mes yeux. C’étaient d’autres problèmes qui me préoccupaient. Il fallait apprendre à contenir les forces nouvelles dont j’étais investi, il fallait m’accoutumer à elles sans les dévoiler. Ce dessein me fit d’abord rester longtemps indécis devant le tapis vert, comme un joueur qui n’engage qu’une pièce d’or et attend dans les transes le bon moment pour la risquer. Je voulais m’assurer de mon savoir. Je vis bientôt qu’il était infaillible.
[…]
Bientôt, le jeu perdit pour moi tous ses attraits. Naguère encore, pris d’une furieuse impatience, j’avais trouvé que la nuit passait comme un éclair : voici qu’après la première surprise, cette impatience fit place à l’ennui, quand je vis ma chance infaillible. J’étais assis à la table de jeu comme un fonctionnaire dans son bureau, pressé de fermer boutique. Le seul plaisir qui me restât en tout cela, c’était la passion des autres – la manière dont je voyais les serins donner dans le panneau, et les trompeurs grugés à leur tour par moi.
Je m’appliquai bientôt à des affaires plus subtiles. Je m’installai dans les beaux quartiers et louai une maison avec domestiques.
Petit à petit, via sa connaissance de la magie, le jeune homme devient extrêmement riche et il rencontre un homme qui a des soupçons et cherche à comprendre quel est le secret derrière cette richesse :
Ma colère montait. Cet imbécile, avec ses yeux brouillés de bonne chère et de bile, avait à coup sûr pris sur mon compte des informations précises ; il savait que, naguère encore, j’étais un mendiant. Naturellement, il était loin du compte. Il me prenait pour un agent des forces qui se tiennent invisibles dans les coulisses du marché. Mais il n’était pas assez malin pour savoir qu’elles sont irrationnelles. Il ne soupçonnait pas, ni ne pouvait soupçonner que je tenais mes tuyaux du plus grand coulissier du monde, et que j’avais de lui pleins pouvoirs. Il ne savait pas chez qui il déjeunait.
Voyez les deux phrases que j’ai mise en gras. La première fait référence à la T1 : l’homme qui cherche le secret de la richesse d’Ortner, pense que celle-ci provient d’un réseau secret d’agents. Ortner obtiendrait des informations sécrètes qui lui permettraient de gagner à tous les coups. Mais ce n’est pas ce qu’Ortner décrit. Ce qu’il dit ce qu’il détient son pouvoir « du plus grand coulissier du monde » : le diable. Et là, on est donc en T2. Dans ce paragraphe vous voyez que Ernst Jünger décrit bien deux niveaux d’accès à la compréhension de la réalité :
- La T1 : « Il me prenait pour un agent des forces qui se tiennent invisibles dans les coulisses du marché »
- La T2 : « Il ne soupçonnait pas, ni ne pouvait soupçonner que je tenais mes tuyaux du plus grand coulissier du monde, et que j’avais de lui pleins pouvoirs. Il ne savait pas chez qui il déjeunait ».
Mais tout ce pouvoir, tout cet argent finit par avoir la conséquence prévisible : la perte de sens. Et le jeune Ortner se met en quête de l’amour.
Je m’en aperçus tout d’abord à un vague malaise, car je voyais toujours plus clair dans la malédiction qui m’accablait. Le monde se vidait ; il se faisait désert ; et des ombres s’y agitaient selon les seules lois de la mécanique. Je sentais que je m’étais égaré, que j’avais visé trop haut, et le désir me vint de retourner en arrière. Le vide croissait – que les malheureux mêmes étaient dignes d’envie ! Ils avaient la faim, la soif et l’espoir, ils avaient un destin ; tout cela me manquait.
C’est alors que je connus qu’à côté et au-dessus du mécanisme, une autre loi régit le monde et le féconde. Je pressentais qu’on ne pourrait la trouver qu’en l’être qui se prodiguait par amour. Le vide m’attirait vers la plénitude, le froid vers la chaleur. Je sentais que je devais m’attacher à un cœur, que là seulement était le salut. Mais j’étais aveuglé au point que je me servis de moyens magiques quand je me mis en quête.
[…]
J’allai vers elle et lui adressai la parole. Elle m’en fut bien reconnaissante, car elle était dans l’une de ces situations où l’on se raccroche à l’aide du premier venu. Du reste, son cœur ignorait les soupçons. Elle vit en moi le prochain que l’on appelle de ses vœux quand on est dans la détresse, et elle se fia à moi. Je lui offris ma protection et un asile. Nous portâmes sa valise jusqu’à un taxi qui nous mena à Treptow ; j’y avais l’un de mes pied-à-terre, dans lesquels je descendais parfois sous un nom supposé pour y cultiver mon spleen. C’était un modeste abri, un pavillon au bord de la Spree. Hélène s’y installa dans une chambre.
Je dînai avec elle ; nous bavardâmes, tout en prenant le thé. Je la trouvai vive, sans contrainte, et à peine étonnée de l’étrangeté de cette rencontre. Elle me croyait chevaleresque et bon, et ne pouvait guère soupçonner que notre rencontre était celle de la parfaite candeur avec le parfait calcul. Je la conduisis de bonne heure dans sa chambre et lui en donnai la clef, mais je savais qu’elle ne la fermait pas. Elle était comme un oiseau dans ma main.
[…]
Certes, Ortner trouve l’amour mais son pouvoir exorbitant finit par le mener à son effondrement :
C’est à cette époque de ma vie que vint mon effondrement. J’arrivais à l’un de ces tournants où l’homme qui les atteint s’écrase, ou se voit mis en demeure de prendre des décisions nouvelles, et dont chacun, sans doute, a fait l’expérience. Un tel effondrement peut être physique : depuis longtemps, nous sentions à de légers indices que, dans les profondeurs de notre santé, un changement était en cours. Nous devrions nous accorder une détente, mais nous faisons fi des avertissements. Puis, soudain, voici le coup qui nous jette à terre. C’est exactement ainsi qu’avant notre effondrement spirituel nous refusons de prêter l’oreille aux petites voix de notre être intime, jusqu’au moment où nous recevons le choc qui dérègle l’ensemble du système. Souvent même, une période de particulière sécurité précède la banqueroute. Et enfin, il y a l’effondrement moral, dont les horreurs dépassent celles de l’apoplexie, de la démence. Ici, les fondements mêmes de l’existence chancellent.
Oui, la rencontre du néant est sinistre. Je voyais que je m’étais intérieurement vidé de ma substance, anéanti, et que la richesse où je me trouvais était un trompe-l’œil, comme ce fin vernis dont on enduit les momies. Et je fus pris d’un dégoût infini de moi-même.
[…]
Je voulais prier, mais je sentais ma bouche scellée. Des mots hideux se pressaient sur mes lèvres. En face de ma maisonnette, sur la rive de Stralau, il y avait une petite église ; j’allai trouver le prêtre. Il me connaissait, comme j’étais de sa paroisse et que je lui avais fait des libéralités d’occasion. Il me reçut avec respect. Je cherchai à lui expliquer ma situation, mais je vis dès l’abord qu’il ne me comprenait pas. Ma requête l’inquiéta, le troubla ; il me croyait sans aucun doute l’esprit égaré. Il me paya de politesses, comme un insensé dont on veut se débarrasser ; et me recommanda instamment un médecin.
J’eus alors recours à un clerc de l’ancienne église, en laquelle la connaissance des agissements profonds du Malin n’est pas tout à fait effacée. Il m’écouta attentivement et me congédia avec horreur.
Je fus souvent dans le centre pour m’enquérir de l’adresse du Dr Fancy, mais je ne pus la retrouver. Parfois je pensais qu’au fond de tout cela, il n’y avait que des chimères, des rêves confus, ce qui n’atténuait pas mes souffrances. Je savais que j’étais perdu.
Ortner devient malade de son pouvoir. Le Dr Fancy, peut-être le diable, revient pour l’opérer à nouveau afin de lui supprimer sa faculté de voir, bref, pour lui supprimer son pouvoir magique afin qu’il retrouve le bonheur :
Tiens ! un vieux client, si je ne m’abuse – et puis-je vous demander comment vont vos yeux ?
Je le toisai d’un air de hargne, avec haine :
— Vous devez pouvoir en juger mieux que moi. Mais cette fois, je réglerai mes affaires moi-même.
Le Dr Fancy sourit et se mit à siffler la mélodie que je connaissais.
— Nous n’ignorons pas qu’il y a des clients qui sont mécontents d’être opérés de la cataracte. Ils se plaignent de ce que leur vue est trop dure. On dirait que c’est un juste milieu optique qui convient le mieux à l’homme – un clair-obscur.
[…]
Il vida le verre par terre et poursuivit :
— Parlons sérieusement – il semble que vous considériez mon intervention comme néfaste, quoiqu’elle ait réussi. J’avais même l’intention d’en rendre compte dans les revues pour spécialistes. Mais on pourrait aussi sans trop de peine vous rendre votre vue d’autrefois.
J’osais à peine en croire mes oreilles, et je m’écriai :
— Si vous faisiez cela, docteur, je vous sacrifierais ma fortune. Vous savez qu’elle est immense.
— Je le sais. Mais je suis de ces artistes qui travaillent sans honoraires. Puisque vous voilà, en quelque sorte, revenu au point où se noue la boucle, il faudrait répéter le processus en sens inverse. Et tout d’abord, vous devriez m’offrir un blackberry-brandy. Après quoi, nous serions quittes, pour l’essentiel.
[…]
L’œil, disait-il, est imparfait comme tous les instruments du démiurge. Un peu d’humeur, un peu de couleur dans une chambre obscure, avec vue sur une bande moyenne, pleine d’impressions vagues. Dans son rôle de moyen de connaissance, il est limité par l’imprévu. Quand nous en augmentons l’acuité, de sorte qu’il voit un peu plus clair dans le jeu du hasard et perce le voile du temps, les malades se plaignent de souffrances dues à une lumière trop vive. Ils exigent qu’on leur rende l’illusion. Ils préfèrent les images sous leur voile. L’œil est créé pour un empire d’ombres, non pour la lumière incolore. La lumière, la grande puissance de l’univers, vous consumerait si elle s’approchait de vous sans voiles. La beauté, la vérité, le savoir sont intolérables pour le regard trouble ; c’est assez de leur ombre à tous. Pourquoi vous efforcer de dépasser votre cercle ?
[…]
Il se tourna vers moi :
— Je vous ai aiguisé la vision avec un acide. Il est possible de l’émousser à nouveau avec une base. Mais il faudrait vous résigner à une diminution de votre acuité visuelle.
— Faites – quel que soit le risque.
[…]
Dans le petit va-et-vient modeste du jour et de ses soucis, le passé ne tarda pas à m’apparaître comme une fantaisie, comme une chimère du rêve et de la maladie. La vague s’était couronnée d’écume, puis était retombée sur elle-même, sans que j’y fusse pour rien. J’avais renoncé au Mal et à ses pompes, mais moins par aversion que faute d’être à sa stature. Le Mal m’avait pris à son service, puis mis à pied, comme sur l’ordre d’un patron invisible et lointain. Si je ne m’étais pas tout à fait perdu, c’était sans doute que j’avais encore, par un point, gardé contact avec le Bien. J’avais alors organisé ma vie autour d’une transposition du Mal, en plus faible ; j’étais revenu de son état aigu à son état modéré.
Je revins aussi à l’Église. Je suis de ceux que l’angoisse devant le monde pousse aux autels. J’observe les commandements, j’exécute la loi. Mais je sens que les mystères ont perdu leur force, et que les prières ne percent pas jusqu’au ciel. Il n’y a pas de mérite dans ma justice. Je ne trouve pas d’écho dans mon cœur.
C’est la raison qui m’a fait dire au début de ces notes que mon nom est indigne d’être transmis. Je vis, comme mes contemporains, dans la zone neutre, et je passerai comme eux. Nous avons évoqué les puissances gigantesques, sans être de taille à supporter leur réponse. Voici que l’horreur nous prend. Il faut choisir : ou bien entrer dans les empires démoniaques, ou bien se replier sur le domaine appauvri de l’humain. Nous n’avons plus qu’à y vivoter, tant que son sol porte encore un maigre regain.
Vous comprenez que tout le récit d’Ortner et donc de Jünger se trouve en T2. Il n’y est pas question de lutte de pouvoir, de bestialité, de faux-plancher, d’agents mais du Mal et ses pompe , d’une acuité visuelle telle qu’elle perce le voile du temps au point que les malades se plaignent de souffrances dues à une lumière trop vive et exigent qu’on leur rende leur illusion. Il est question de puissances gigantesques, sans être de taille à supporter leur réponse ou d’empires démoniaques. On notera que ce chapitre est probablement le chapitre le plus sombre, le plus terrifiant du livre. Et Jünger semble avoir pris soin de le dissimuler dans une zone insignifiante de l’ouvrage (au tiers) et il l’a raconté en rajoutant de la distance : c’est le récit d’un personnage secondaire de l’histoire. Pourtant cela correspond à un chapitre entier sans le moindre lien apparent avec le reste de l’intrigue. Et ce serait folie de croire que Jünger s’amuse à ce genre de chose « par hasard ».
Il y a des liens entre ce que décris Ortner et ce que je vis. Mais il y aussi des différences. Le lien le plus évident est celui-ci :
La salle est entourée d’une seconde enveloppe, aussi invisible qu’une atmosphère. Elle est presque sans extension, mais chargée de significations. Représentez-vous cette enveloppe comme une sorte de tapisserie qui cache dans ses dessins une écriture imagée ou chiffrée, que l’on peut embrasser d’un coup d’œil. Je vous ferai tomber les écailles des yeux, et, stupéfait, vous découvrirez que ces caractères sont la clé de toutes les scènes qui se jouent dans la salle.
Mais Ortner en tire un pouvoir qui le rend riche et il finit par en être dégouté au point de vouloir revenir à l’époque où il ne savait pas, l’époque de l’illusion. Je n’ai pas tiré du pouvoir, d’argent ou de gain personnel quelconque à identifier la présence de la seconde enveloppe. Au contraire, j’y ai tout perdu : ma femme, mon emploi, ma confiance en autrui et en la fiabilité du plancher des vaches. Ce qui m’arrive n’est pour moi essentiellement que souffrance mais pour rien au monde je ne souhaiterais subir l’opération de la cataracte inverse pour revenir à l’illusion. Ce que je vois me fait souffrir mais je préfère 1 milliard de fois le voir que de l’ignorer. Telle est la différence entre Ortner et moi : je vois « le Mal et ses pompes » mais je n’y participe pas : au contraire, je le subis stoïquement. Et donc je suis en paix sur cette question. Car j’ai l’immense chance d’avoir le sentiment d’être du côté du bien. Dieu jugera si tel est effectivement le cas.
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Viafx24, le 24 juin 2025